Publié dans El Watan (quotidien algérien)

Comment analysez-vous les propos du Premier ministre irakien qui déclarait qu’en Irak il n’y avait pas de neutralité possible et que la France n’était pas à l’abri d’actions terroristes ?

Le travail du criminologue consiste à replacer les événements qui se produisent quotidiennement dans un contexte où ils deviennent clairs. Tout ce qui se passe en Irak montre de la manière la plus éclatante qu’il y a une comparaison flagrante entre cette guerre-là et la guerre civile du Liban qui s’est déroulée dans les années fin 1970/80 pour l’essentiel. Ces guerres ont la même genèse, les mêmes caractéristiques, les mêmes définitions et sont parfaitement ressemblantes. Dans les deux cas, des puissances mettent les pieds à un endroit où elles ne devraient pas être, les Français et les Américains au Liban à la fin des années 1970, et puis les Américains en Irak. Dans la région, en dehors des pays concernés, le Liban dans les années 1980 et l’Irak aujourd’hui, des pays voisins ne voient pas d’un bon œil cette présence armée étrangère, mais ils ne peuvent pas s’y opposer directement. Le chaos commence alors à s’installer, avec des attentats, des rapts sur le sol même du pays qui est occupé ou sous la forme de terrorisme international. L’objectif de tous ces actes est que le chaos devienne tel qu’au bout d’un moment l’occupant en vienne à se dire qu’il faut négocier et partir.

Mais la France ne se présente pas en Irak comme une puissance occupante. Pourquoi est-elle ciblée par des actes de terrorisme ?

Pendant la guerre du Liban, des ressortissants de pays qui n’étaient pas des pays occupants ont été pris en otages, parce que l’objectif n’est pas, en semblable occurrence, de s’intéresser directement au pays dont les otages sont originaires, mais de créer un désordre international de sorte que tout le monde fasse pression sur l’occupant pour qu’il se retire.

Autrement dit, la prise en otages des journalistes français aurait pour objectif d’amener au retrait américain…

Un acte comme celui-là est un acte stratégique, complexe et qui a plusieurs objectifs. Le premier objectif, pour les fanatiques qui commettent ces actes, est de faire partir les chrétiens d’une terre d’Islam. Le second objectif c’est de montrer que personne n’est à l’abri. L’enlèvement des journalistes français n’est pas un acte isolé. Un des dirigeants proches de Oussama Ben Laden, Ayman El Zawahari, a, en février 2004, directement menacé la France à cause du voile. Par la suite, une autre émanation des salafistes fanatiques, les  » brigades Abou Hafs « , a aussi menacé tous les pays d’Europe.

Mais ces actes-là portent atteinte à la communauté musulmane elle-même. Ce n’est pas non plus dans l’intérêt des Irakiens…

Les auteurs de ces actes ne sont pas des nationalistes irakiens, ce sont des islamistes fanatiques. Pour eux les trois quarts, peut-être les neuf dixièmes des musulmans du monde sont des apostats et des traîtres, et donc ce qui leur arrive est absolument dénué d’importance.

L’Armée islamique en Irak aurait-elle des liens avec Al Qaîda ?

Il n’y a pas besoin qu’il y ait des liens. Ces groupes s’inspirent de la même idéologie. Ce sont des individus qui partagent la même répulsion, les mêmes haines, le même fanatisme, la même idéologie, et donc il n’y a pas besoin qu’ils soient liés organiquement les uns aux autres. Les actes qui sont commis à travers le monde et que les Américains attribuent à Al Qaîda sont en réalité le fait de groupes locaux. Il existe, certes, un courant djihadiste mondial, mais Al Qaîda est une idéologie plutôt qu’une organisation. Les Etats-Unis ont créé un monstre de manière un peu artificielle et aujourd’hui ils ne savent plus s’en défaire.

Qu’est-ce que cette Armée islamique en Irak ?

De l’expérience du champ de bataille libanais, l’ancêtre direct du champ irakien, on sait que les noms des organisations en question sont purement de circonstance et cela recouvre autre chose systématiquement. A l’intérieur de ces groupes et derrière, il y a des forces régionales qui se sentent extrêmement menacées par la présence des Américains en Irak et qui poussent des pions sur la scène irakienne. Toutes les opérations commises (voitures piégées contre l’ONU, attaques d’ambassades, prises d’otages…) visent en réalité un seul objectif final : faire partir les Américains de l’Irak.

Qui veut faire partir les Américains ?

Quand on veut mener une stratégie de guerre et gagner cette guerre, il faut être malin. Au début de la première guerre contre l’Irak, Bush le père a notamment désamorcé tous les foyers potentiels de terrorisme de la région. Cette fois-ci, Bush fils fait le contraire. Avant d’envahir l’Irak, il menace ses deux voisins immédiats, la Syrie et l’Iran, d’être la prochaine cible parce qu’il les considère comme  » l’axe du Mal « . La seule solution qui reste à ces pays est de faire en sorte que les choses se passent tellement mal pour les Américains en Irak qu’il n’y ait pas de prochain sur la liste.

Autrement dit, les activistes irakiens bénéficieraient du soutien des pays voisins…

Non, il suffit qu’ils les laissent passer. Les Américains font une troisième folie, ils menacent le régime saoudien. Des plans et des cartes commencent à circuler à Washington où il est question d’éclater le royaume en deux ou trois parties. A partir de là, les Saoudiens se sentent menacés et ils laissent passer. On ne peut pas faire une guerre à un pays sans tenir compte du contexte régional.

Une action comme la prise d’otages des deux journalistes est-elle à même d’infléchir la ligne politique française dans la région ?

Non. Certainement pas. La France est indirectement en cause. Naturellement, il faut faire tout ce qu’on peut pour la libération des otages, mais c’est la France qui est prise en otage maintenant. Tous les Européens sont maintenant menacés.

Comment cette action va-t-elle se traduire au plan des relations internationales ?

La réaction des gouvernements est double. Dans un premier temps, ils disent qu’il n’est pas question de céder au chantage et par-derrière ils font le contraire de ce qu’ils ont dit, toujours. Tout le monde va essayer de faire comprendre aux Américains qu’il faut terminer cela le plus vite possible, que c’est une folie, que si on veut que les djihadistes qui sont aujourd’hui 10 000, soient 100 000 demain, et un million après-demain, il n’y a qu’à continuer à envahir et à occuper l’Irak et à laisser faire Sharon en Palestine. Ce qui se passe en Irak et ce qui se passe en Palestine ont rapproché les indignés des fanatiques.

Que faire pour casser cette spirale ? Qui va décider ?

Tout est bloqué dans les deux mois qui viennent par l’élection américaine. Après, il faudra que les Américains reviennent à une politique plurilatérale au Moyen-Orient en écoutant les gens d’expérience, sortir en Palestine de la logique du tout-militaire, et alors, la tension sera réduite de 70 ou 80%

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