I - La marée noire de l’argent du crime

Avril 1994 : la police suisse confisque 150 millions de dollars déposés à l’UBS de Zurich. Ces ± 900 millions de francs - produisant un intérêt mensuel de 4 millions - appartiennent à une “famille” criminelle colombienne du port de Barranquilla, spécialisée dans l’exportation : marijuana et cocaïne du Cartel de Medellin. Menée à partir de juin 1993, l’enquête de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine et de la police helvétique démontre que le clan Nasser déposait, depuis 15 ans, des fonds sur des comptes ouverts, à Zurich, dans la plus importante des banques suisses. Et recyclait ainsi des gains réalisés sur la vente aux Etats-Unis de ±27 tonnes de cocaïne et de ± 1300 tonnes de “marimba”, la marijuana colombienne. S’il s’agit de la plus importante source d’argent noir jamais découverte en Suisse à ce jour, tous les experts s’accordent à dire que cette saisie n’est qu’un début. Et que, désormais, l'argent du crime déferle bel et bien sur les finances mondiales.

Un problème exotique, n’affectant que quelques lointains "paradis fiscaux" ? Non, un péril bien réel et actuel. A commencer pour notre continent :

• Russie, été 1993 : le ministère de l'Intérieur annonce que plus de 40 000 entreprises russes, publiques ou privées, sont "sous influence" du crime organisé, dont la masse de manoeuvre financière dépasserait les 5 milliards de francs - somme énorme dans un pays à peu près privé de devises fortes.

• A nos portes - et au coeur de l'Union Européenne - les Pays-Bas font l'objet en janvier 1994 d'une enquête approfondie du Groupe d'Action Financière Internationale [voir "dictionnaire"]. Conclusion : dans ce petit pays de 15 millions d'habitants, la criminalité représente en 1993 un chiffre d'affaires de 30 à 35 milliards de francs; le narco-trafic, à lui seul, de 12 à 18 milliards "en majorité destinés à être blanchis". En Grande-Bretagne, Scotland Yard décèle sur les six premiers mois de 1993 10 pénétrations d'institutions financières prestigieuses par de l'argent mafieux.

En France même, en février 1994, de jeunes inspecteurs des stups nous demandent en riant : "ca t'intéresse le blanchiment ? Viens. On va te montrer". Nous voila dans un café, face au métro Barbès. "Raconte au monsieur, Momo" enjoint un policier à un indicateur qui l'attendait. "Momo" dit alors qu'il a accompagné, la veille, un gros dealer au guichet d'une banque maghrebine de la banlieue parisienne, dont il fournit le nom et l'adresse. Il l'a vu déposer deux millions de francs en billets. Comptés et recomptés. Echangés contre un reçu. Et sans question sur l'origine des espèces. "Ce dealer la, c'est un clandestin" souligne Momo. "Pas de danger qu'il bosse ici. C'est forcément du fric de la dope". "Tu vois, conclut un inspecteur, des histoires comme ça, on en a deux minimum chaque semaine. Alors, les mesures anti-blanchiment, je veux bien que ca marche dans des boites comme la BNP, mais ailleurs, bonsoir ! Et attends que les banques islamiques aient débarqué. Il n'y a pas plus opaque nous disent des collègues anglais".

La multiplication de tels chiffres, de tels exemples préoccupent d'autant plus les autorités que les experts soulignent à l'envi les dangers multiples d'un afflux brutal d'argent noir.

Attention, disent d'abord les services de renseignement. Nous observons une fusion progressive - et désormais irrémédiable - entre les deux marchés noirs les plus sauvages et les plus lucratifs de la planète : armes et narcotiques. les masses d'argent ainsi brassées défient l'imagination. Et se situent loin devant les grands marchés "licites" pétrole, par exemple, ou automobile.

Attention disent les financiers. l'argent noir, pour l'économie, c'est comme les stupéfiants pour un individu : il y a addiction et rapide, même. Désormais, nous décelons des pays, des économies "toxicomanes" ou au moins sous influence. Et de désigner - sous le sceau du secret - plusieurs grandes banques, notamment suisses, dans lesquelles les narco-dollars colombiens étaient si massivement présents que la menace d'un retrait brutal a longtemps suffi à rendre leurs dirigeants d'une fermeté d'airain face aux demandes de coopération émanant, notamment, des autorités américaines...

Attention, disent encore les experts-ès argent noir. les fonds mafieux ne sont pas de l'argent ordinaire. La logique du blanchiment n'a rien a voir avec la rationalité économique générale. Perdre 50% de son investissement initial est une catastrophe irréparable pour le plus négligent des financiers. Recycler 50% de ses profits est un triomphe pour le narco-trafiquant qui sinon collectionne des monceaux de dollars, pourrissant dans des cantines enfouies dans la jungle. Alors, le financier mafieux ne craint-il jamais de "charger la mule". Quitte à faire s'effondrer l'animal - en l'occurence le marché - sous la charge. "Regardez l'immobilier de bureau, dans les grandes métropoles mondiales, à la fin de la décennie 80", souligne le directeur de la répression du blanchiment d'une grande banque. "Les achats massifs en provenance de centres financiers franchement louches ont produit, d'abord, un boom artificiel, puis un effondrement. Résultat : les banques de la place de Paris se sont trouvées "collées", sur ce coup, pour 500 milliards de francs. Certaines n'ont pas été loin d'y boire le bouillon".

Attention, disent enfin les policiers traquant les grandes puissances criminelles. La mafia ne fait pas dans le capital-risque. Son argent "lavé", elle a horreur de le perdre. Et elle ne supporte pas la concurrence. Si une situation lui est défavorable, elle n'hésite pas à user de la violence, voire du crime, pour rétablir son avantage. A terme, la seule position que supporte le mafieux, c'est le monopole.
 

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