I.3.2. Les pratiques de blanchiment de la ‘Ndrangheta

I.3.2.1. UN PARASITISME ETENDU A LA PLUPART DES SECTEURS DE L’ECONOMIE CALABRAISE

Comme Cosa Nostra et la Camorra , la ‘Ndrangheta déplace progressivement ses activités criminelles vers les secteurs les plus profitables et les moins exposés à la répression judiciaire. La ‘Ndrangheta investit ainsi massivement dans l’immobilier touristique. La ‘Ndrangheta privilégie pour ses opérations de blanchiment le rachat des fonds de commerce (alimentation, vêtements, salles de jeux), le détournement des aides européennes au développement (élevage, sylviculture, pêches), les ententes illicites sur les marchés publics du bâtiment et des travaux publics (ciments, traitement des eaux) et l’infiltration criminelle des circuits financiers locaux (banques mutuelles, caisses agricoles).

La ‘Ndrangheta est très impliquée dans le détournement et la fraude aux subventions européennes (graines oléagineuses, tabac, huile d’olive). Au début des années 1990, le Centro Studi Investimento Sociale (CENSIS) estimait que la fraude agricole rapportait plusieurs centaine de millions d’Euros à la ‘Ndrangheta.

Le port de Gioia Tauro (Calabre), première plate-forme portuaire pour la manutention de containers (3 100 navires et 2,1 millions de containers par an) en Méditerranée, est l’objet d’une infiltration mafieuse de longue date. En 1899, 1903 et 1930, plusieurs procès tentèrent de mettre fin aux opérations criminelles incessantes pour le contrôle de ce port stratégique. Par la suite l’installation, financée par l’Etat italien au titre de l’effort d’industrialisation du Mezzogiorno, d’industries lourdes de la sidérurgie et la construction d’une usine de carbone par la société ENEL stimulèrent l’intérêt des ‘ndrines pour Gioia Tauro. La construction récente du port de containers est le dernier avatar de cette infiltration mafieuse calabraise déjà ancienne.

Le transport des marchandises, l’engagement du personnel, la restauration collective et même la fourniture en eau potable y sont entièrement contrôlés par le clan des Piromalli de la ‘Ndrangheta au travers de sociétés comme la Babele Publiservice SRL, directement dirigée par Gioacchino Piromalli, neveu du boss Giuseppe Piromalli. En 1992, l’Effibanca, la banque d’affaires du groupe BNL, confiait à Babele les crédits nécessaires à un important projet d’informatisation des installations portuaires. Une enquête de DIA en 1996 identifia une quarantaine de sociétés de service liées aux activités portuaires contrôlées par des intérêts mafieux. En janvier 1999, une vaste enquête de police avait dévoilé que la société Medcenter Container Terminal (MCT), chargée de la gestion des activités de manutention portuaire à Gioia Tauro, faisait l’objet de nombreuses tentatives de racket en dépit de la présence de 150 policiers et de la mise en place d’un coûteux système de surveillance 105 . Le procureur de Reggio Calabria avait fait arrêté la même année 31 mafieux, suspectés de mettre en coupe réglée le fonctionnement du port de Gioia Tauro.

I.3.2.2. L’UTILISATION D’ETABLISSEMENTS BANCAIRES LOCAUX

L’opération « Armonia » menée par la DDA de Reggio Calabria montra l’étendue des compétences de la ‘Ndrangheta en matière de blanchiment. A l’occasion de cette importante enquête, la police anti-mafia italienne releva des pratiques d’infiltration d’établissements bancaires, de falsification de garanties bancaires et de bons au porteur. La ‘ndrina de Giuseppe Morabito (Tiradritto), visée par cette enquête, était parvenue à blanchir ses fonds en Calabre, à Naples, à Milan, en Allemagne, en Suisse et à effectuer des transactions financières par virements Swift avec la Russie, la Lituanie, la Pologne, Malte et l’Espagne. La plupart de ces virements bancaires étaient réalisés à partir de la Deutsche Bank de Milan, établissement dans lequel les mafieux étaient parvenus à se ménager d’importantes complicités.

Le 4 mai 2000, le Tribunal de Crotone engageait des poursuites à l’encontre de la Banca Popolare di Crotone et de la filiale de la San Paolo di Torino à Crotone. Ces deux établissements se trouvaient au cœur d’un vaste système de détournement de primes européennes à l’abattage de têtes de bétail. Au travers de sociétés domiciliées en Allemagne et en Italie, la ‘ndrina de Cutro simulait l’abattage de bovins et falsifiait les documents de contrôle vétérinaire afin d’obtenir le versement des primes européennes. Le montant de ces primes était ensuite viré sur des comptes gérés par la Banca Popolare di Crotone, qui se chargeait de les blanchir avant de les mettre à disposition des mafieux calabrais 106 .

Toujours au cours de l’année 2000, cinq filiales italiennes de compagnies d’assurances françaises 107 figuraient parmi les 93 établissements financiers mis en cause dans un rapport du Sénat italien sur la criminalité organisée en Calabre 108 . Il leur est reproché de ne pas avoir fait état de mouvements de fonds d’origine suspecte 109 . Ces accusations concernent également des banques et des caisses agricoles locales connues pour leurs liens avec la ’Ndrangheta.

La compromission de personnalités en vue de la Jet Set et du monde des affaires est également une technique couramment usitée par Cosa Nostra et la ‘Ndrangheta. En 1997, le célèbre journaliste et mondain d’origine napolitaine, Massimo Gargia, né en 1940, avait été inquiété par le parquet de Catane (Sicile) italienne pour avoir contre rémunération (environ 300 000 Francs) mis son carnet d’adresses au service d’Alberto Cilona, né en 1956 110 . Associé à une agence de voyages de Catane (Sicile) contrôlée par des membres de familles mafieuses siciliennes, Cilona et ses complices, tous membres de la ‘Ndrangheta, attiraient par l’entremise de Gargia une clientèle de petits patrons du nord de l’Italie au casino de l’hôtel El Saadi à Marrakech (Maroc). Les invités de Gargia étaient alors incités à jouer dans cet établissement dont la plupart des tables avaient été préalablement truquées. Les fonds ainsi récoltés étaient réinvestis dans la construction d’un casino et de plus de 500 villas aux Caraïbes.

I.3.2.3. UNE STRATEGIE DE DEVELOPPEMENT NATIONALE ET INTERNATIONALE ETROITEMENT LIEE AU TRAFIC DE STUPEFIANTS

Initialement circonscrite à la région de la Calabre, l’activité de la ‘Ndrangheta s’est étendue vers le Nord de l’Italie, où cette organisation dispose désormais de solides points d’appui à Turin et à Milan, notamment, puis vers le reste de l’Europe (France, Allemagne, Pays-Bas, Etats-Unis, Belgique, Espagne), l’Amérique (Argentine et Canada) et l’Asie (Australie)

La ‘Ndrangheta a profité pleinement des liens entre la Calabre et les nombreux émigrés de cette région pauvre partis s’installer aux Etats-Unis, au Canada et en Australie. Grâce à ces relais et à cette infrastructure homogène, des chefs de la ‘Ndrangheta comme Paolo De Stephano se sont affranchis de la tutelle de Cosa Nostra ou de la Camorra pour se lancer dans le trafic international de stupéfiants. En 1984, la police italienne arrêtait Tommaso Agnello, 58 ans, responsable de l’aviation civile en Calabre et directeur de l’aéroport de Reggio di Calabria ainsi que 50 autres mafieux. Ce dernier avait mis son aéroport au service de la ‘Ndrangheta pour le transport de la drogue. Distribués depuis l’aéroport de Reggio di Calabria vers Rome, Padoue, Milan, Ravenne, Naples, Vérone et Turin, la cocaïne et l’héroïne provenaient de laboratoires siciliens 111 .

La ‘Ndrangheta est une des organisations criminelles italiennes les plus avancées en matière d’internationalisation de ses activités : outre les Turcs et les Birmans pour l’héroïne, les calabrais travaillent également avec les Colombiens et les Mexicains pour la cocaïne et sont même allés jusqu’à prendre contact avec des Chinois de la province reculé du Yunan afin de diversifier leurs approvisionnements en provenance du triangle d’or.

Depuis Turin et Milan, la ‘Ndrangheta est très impliquée dans le trafic de stupéfiants notamment l’héroïne dont elle contrôle une partie importante du trafic entre le Proche-Orient et l’Amérique du Nord de concert avec les organisations criminelles turques et colombiennes. En septembre 1989, la police italienne démantelait un réseau de trafic de stupéfiants et de blanchiment entre la Calabre et les Etats-Unis, dirigé par Antonino Saraceno. En juillet 1994, la police italienne procéda à Turin à la saisie de 11 tonnes de cocaïne d’origine colombienne détenus par Arturio Martucci, un membre du ‘ndrine calabrais de Pesce (entre Rosarno et Palmi) 112 . Importée de Colombie par bateau, la drogue avait été déchargée dans le port de Gênes. Cette affaire apporta aux Carabiniers italiens des certitudes quant aux liens étroits tissés entre la ‘Ndrangheta calabraise et les cartels colombiens. Plusieurs mafieux calabrais poursuivis par la justice s’étaient en effet réfugiés en Colombie depuis le début des années 1990.

A partir de ce trafic, la ‘Ndrangheta pratique le blanchiment de ses revenus criminels dans l’immobilier, les sports professionnels, la vente d’armes, de diamants ou le trafic de déchets radioactifs. Le 14 octobre 1992, Alfonso Di Mascio était interpellé à Rome. Ce calabrais était chargé des opérations de blanchiment de la ‘Ndrangheta dans la capitale italienne. Impliqué dans le rapt et l’assassinat du jeune Cesare Casella en 1989, Di Mascio recevait des fonds à blanchir provenant aussi bien des rançons d’enlèvements que des trafics d’héroïne et de cocaïne 113 .

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105 Le Point, 23 janvier 1999, « Gioia Tauro : La mafia infiltrait le port calabrais », Dominique Dunglas, correspondant à Rome.
106 Procura della Repubblica presso il Tribunale di Palmi, GIP di Crotone, 7-8 mars 2000.
107 AXA Assicurazioni, GAN Italia, GAN Italia Vita, UAP Italiana et UAP Vita, filiales des groupes d’assurances français AXA et GAN-Groupama (liste dressée au 3 mars 2000).
108 Le rapport d’enquête sur la criminalité organisée en Calabre a été déposé au Sénat italien le 26 juillet 2000. Il fait suite aux rapports de 1993 sur Cosa Nostra (Sicile) et la Camorra (Naples).
109 Le signalement des opérations suspectes auprès de la Guardia di Finanza est obligatoire depuis la loi 197/91 de 1997. Les signalements effectués portent le plus souvent sur des versements en espèces et des opérations de change.
110 Le Figaro, 1er Décembre 1997, « La Fraude passait par Marrakech », Richard Heuzé, correspondant à Rome.
111 « Drogue : impressionnant coup de filet », in Le Journal de Genève, 6 juillet 1984..
112 Dépêche AFP du 11 juillet 1994.
113 Dépêche AFP du 14 octobre 1992.