I.4. REVENUS CRIMINELS ET PRATIQUES DE BLANCHIMENT DE LA CRIMINALITé ORGANISéE DES POUILLES ( SACRA CORONA UNITA).

I.4.1. LES REVENUS CRIMINELS DE LA CRIMINALITE ORGANISEE DES POUILLES

Depuis le début des années 1990, la criminalité organisée des Pouilles a étendu très largement sa sphère d’activités criminelles : jeux de hasard et paris clandestins, proxénétisme, filières de travail au noir et d’immigration clandestine, escroqueries, extorsions de fonds, usure, vols de voitures, d’autocars, d’engins de chantier et de containers maritimes, trafics d’armes, de déchets industriels et radioactifs, trafics d’objets d’art et de biens culturels, falsification de cartes de crédit.

I.4.1.1. L’EXTORSION DE FONDS ET L’USURE

L’extorsion de fonds est à la base de l’activité mafieuse de la Sacra Corona Unita. Elle permet l’accumulation et le renouvellement d’un capital primaire nécessaire au développement de la logistique des trafics. En même temps, l’extorsion de fonds renforce la légitimation de l’emprise territoriale de l’organisation criminelle. Elle facilite l’immersion de l’organisation criminelle dans la vie économique, en la maintenant au contact permanent des commerçants et des petits entrepreneurs de la région. Preuve du renforcement de l’emprise mafieuse dans la région des Pouilles, entre 1996 et 1999, les autorités judiciaires italiennes constatèrent une baisse continue des plaintes pour extorsions alors que le nombre d’attentats à l’explosif contre des commerces et des petites entreprises continuait de progresser.

Les différents clans de la Sacra Corona Unita se sont montrés particulièrement inventifs pour le prélèvement du Pizzo. Outre les pratiques classiques mais assez facilement répréhensibles de chantage direct, de nouvelles formes de « prélèvement » se sont développés : vente forcée, cession de biens immobiliers en dessous de leur valeur réelle, rétribution contrainte de services de gestion et de protection. Le détournement des appels d’offre et des marchés publics est également une technique employée pour racketer les sociétés, contraintes de sous-traiter les contrats obtenus auprès de sociétés contrôlées par la criminalité organisée des Pouilles.

Autre versant de cette mainmise mafieuse sur les activités économiques, la pratique de l’usure permet de parvenir également au renforcement des liens de dépendance entre le milieu économique et l’organisation criminelle. L’usure est ainsi plus qu’une simple méthode d’extorsion de fonds. Elle est bien le souvent le premier pas vers la prise de contrôle de sociétés ou de commerces, devenus financièrement complètement dépendants d’un clan criminel. La Garde des Finances a recensé plus de 27 000 sociétés financières fictives, utilisées par la criminalité organisée des Pouilles pour pratiquer l’usure auprès des personnes physiques et morales en difficulté financière.

Salvatore Annacondia, collaborateur de justice et ancien chef d’un clan criminel opérant dans la région de Trani (Pouilles) et à Milan dans le domaine du trafic de stupéfiants, concédait que l’usure représentait l’une des activités criminelles les plus rentables. Il est vrai qu’avec des taux d’intérêt illégaux (jusqu’à 150 % par mois) et des méthodes violentes de recouvrement des dettes, la rentabilité financière de l’opération est assurée. Vito Posa, autre collaborateur de justice, a expliqué devant les tribunaux italiens la méthode suivie : dans un premier temps, le clan mafieux repère une société en difficulté et la force à faire appel à son aide. Ensuite, l’entrepreneur n’a plus qu’une alternative : payer ses « bienfaiteurs » jusqu’à la faillite de sa société ou disparaître physiquement.

I.4.1.2. LA CONTREBANDE DE CIGARETTES

Historiquement, la région des Pouilles a toujours été un pays de contrebandiers. Longtemps spécialité de la Camorra napolitaine, la contrebande de cigarettes est devenue l’activité principale de la criminalité organisée des Pouilles depuis la fin des années 1970. La contrebande de cigarettes est exercée par trois grands groupes de trafiquants : le clan de Brindisi auquel sont ou étaient liés des trafiquants comme Francesco Prudentino, Benedetto Stano, Santo Vantaggiato, Antonio Pagano, Francesco Sparaccio, Bruno Rillo ou Cesario Monteforte, les criminels liés aux clans de Bari comme Giuseppe Cellamare ou les frères Raffaele, Tommaso et Donato Laraspata, et les affiliés des autres mafias italiennes comme Costantino Sarno, membre de la Camorra, ou Umberto Vitellaro, homme d’honneur de Cosa Nostra.

Les personnes clefs de ce trafic sont les titulaires des licences d’importation de cigarettes installées au Montenegro, rémunérés 55 dollars par caisse de cigarettes exporté frauduleusement vers l’Italie (le trafic de chargements de cigarettes entre le Montenegro et l’Italie est estimé par les autorités italiennes à 25 000 caisses par mois). La contrebande de cigarettes est plus qu’un trafic local : elle repose sur des filières logistiques et financières transnationales étendues. Le démantèlement en 1999 par la DIA de Bari du réseau de Francesco Prudentino et de Gerardo Cuomo a été à ce titre révélateur. Les cigarettes étaient acquises en Suisse par Alfred (Freddy) Bossert, un négociant helvète, directeur de la société de négoce Intercambia S.A., installée à Lugano. Les cigarettes étaient ensuite légalement importées au Montenegro vers les entrepôts du port de Bar de la société monténégrine Zeta Trans. Avec la complicité des détenteurs des licences officielles, les cigarettes étaient ensuite massivement rapatriés vers l’Italie grâce aux filières de contrebande de la criminalité organisée des Pouilles tenues par Orazio Porro, Costantino Sarno, Benedetto Stano, Tommaso Laraspata, Giuseppe Cellamare et Adriano Corti.

Le produit de leur vente illicite était blanchi grâce à de nombreuses complicités financières et judiciaires dans le canton du Tessin en Suisse. Alexander Hagsteiner, directeur adjoint de la filiale de la BNP à Lugano était ainsi au cœur des transactions financières suspectes réalisées par Gerardo Cuomo, le conseiller financier de Francesco Prudentino.

Les sommes générés par la contrebande étaient telles que, peu avant le démantèlement de cette filière, les intéressés envisageaient de prendre le contrôle, par le biais de sociétés off-shore, du monopole italien des tabacs, l’Azienda Tabacchi Italiani (ATI), présidé à l’époque par Antonio Bellochio, ancien député du Parti Communiste Italien et ancien ministre.

Au travers de la contrebande de cigarettes, la SCU s’internationalise comme l’atteste le réseau mis en place en Roumanie au travers de sociétés domiciliées dans les zones franches roumaines de Giurgiu, Arad, Galati, Braila et Constanta. Un ressortissant égyptien, Hamed Mohamed Moustafa Mamdouh dirigeait pour le compte de la SCU des sociétés servant à la contrebande de cigarettes. En 1999, Mamdouh a fondé à Bucarest la société Megarom Import-Export 2000 en association avec un égyptien installé à Londres et Ottaviano Mura, né le 26 octobre 1945 en Italie. Associé à Gabriela Secheres, de nationalité roumaine, né en 1975, Giuseppe Gazzo, un ressortissant italien né en 1967 à Vérone, directeur de la société de transport de marchandises Fiandra Com Srl, sert également de relais à la SCU. Il a collaboré par le passé avec la société Megarom114 .

I.4.1.3. LE TRAFIC DE STUPéFIANTS

A partir des filières logistiques mises en place pour le trafic de cigarettes de contrebande et grace aux contacts avec les organisations criminelles napolitaines et calabraises expérimentées, la criminalité organisée des Pouilles s’est peu à peu mise à son tour au très lucratif trafic de stupéfiants.

L’extension des activités délinquantes de la criminalité organisée des Pouilles vers le nord de l’Italie a permis la mise en place de filières d’importation de stupéfiants en provenance de Turquie (héroïne), de Colombie (cocaïne et héroïne), du Liban (héroïne et haschich) et du Maroc (haschich).

En novembre 1986, Cosimo Ricchiuti (Mimmo de Tarente) et Joseph Calo furent interpellés alors qu’ils convoyaient un chargement de 109 kg d’héroïne pure à Milan 115 . En pointe dans le développement de ce trafic, la famille Modeo de Tarente a en effet développé une expertise particulière en la matière dès le début des années 1990. Cette dernière a notamment profité de la perturbation de la traditionnelle route des Balkans pour capter les flux de trafic de stupéfiants. On estime ainsi que 80 % de l’héroïne destiné au marché italien transite par la région de Greci et de Bari

En se lançant dans le trafic de stupéfiants, la criminalité organisée des Pouilles s’est rapprochée des filières albanaises de trafic d’héroïne, de cannabis, d’armes et de prostituées. Entre 1997 et 1999, les autorités judiciaires italiennes constatèrent l’intensification du trafic de marijuana entre l’Albanie, les Pouilles et les Pays-Bas et la mise en place d’un système de troc avec des chargements de cocaïne importés de Roumanie à travers l’Allemagne et les Pays-Bas.

L’opération Blue Moon conduite au printemps 2001 par le Raggruppamento Operativo Speciale (ROS) des Carabiniers dans la région de Bari mit en évidence le rôle central joué par le clan des Parisi dans les filières de trafic d’héroïne et de cocaïne depuis la région des Pouilles. D’autres clans, comme ceux de Biancoli à Bari et de Di Tommaso-Strafile à Cerignola tendent à étendre les activités de trafic de stupéfiants vers l’Ombrie.

I.4.1.4.. LES MACHINES à SOUS (VIDEO POKER)

Ultime avatar de la stratégie de maximisation des profits et de minimisation des risques judiciaires, la criminalité organisée des Pouilles s’intéresse comme les autres mafias italiennes au placement des jeux de café Video Poker dans les bars et les boîtes de nuit. En mai 2000, au cours de l’opération Jolly, les Carabiniers démantelèrent un important réseau de placement de ces machines de jeux clandestines opérant dans les villes de Bari, Foggia, Lecce et Potenza. Ce réseau était aux mains de membres de la Sacra Corona Unita.

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114 Evenimentul Zilei, Bucarest, 13 mars 2002.
115 « 109 kg d’héroïne sasis à Milan », par Guillemette de Véricourt, in Le Matin, 22 novembre 1986.