I.3. REVENUS CRIMINELS ET PRATIQUES DE BLANCHIMENT DE LA ‘NDRANGHETA.

I.3.1. LES REVENUS CRIMINELS DE LA ‘NDRANGHETA.

I.3.1.1. LE RACKET DES COMMERCANTS ET DES PETITS ENTREPRENEURS.

Sans surprise, l’extorsion de fonds est l’une des principales ressources financières de l’organisation criminelle calabraise. La collecte du Pizzo procède de stratégies plus ou moins élaborées. Bien souvent, le paiement des « assujettis » aux clans mafieux s’effectue par le biais de la souscription de contrats de gardiennage et de sécurité auprès de sociétés mafieuses suite à des dégradations et des cambriolages provoquées par ces dernières.

Cette pratique parasitaire accélère la désertification commerciale de la Calabre et dissuade l’implantation des entrepreneurs dans cette région. Les seuls commerces qui parviennent à profiter de cette situation sont évidemment ceux que contrôlent directement les familles de la ‘Ndrangheta. A Reggio Calabria, selon Mme Loredana Canova, vice-présidente de la Confesercenti, en quelques années, les mafieux sont parvenus à prendre complètement le contrôle du Corso Garibaldi, un quartier commerçant de la ville, où ne subsistent désormais plus que des boutiques de jean’s et des bijoutiers contrôlés par des intérêts mafieux.

La ‘Ndrangheta profite également de la réticence des banques à prêter aux petits commerçants et aux entrepreneurs pour imposer à ces derniers des prêts à des taux usuraires. Localement, cette frilosité des banques est surnommée ironiquement « Le risque calabrais ». L’usure se fait parfois avec la complicité des établissements bancaires locaux : à San Marco Argentano, l’agence locale de la Banca Popolare servait de relais pour le recouvrement des prêts usuriers tandis que dans la province de Cosenza, les banquiers proposaient le recours aux usuriers mafieux à leurs clients comme une alternative à leurs propres prestations bancaires.

I.3.1.2. LA MAINMISE SUR LE SECTEUR AGRICOLE ET LES FRAUDES AUX SUBVENTIONS EUROPEENNES

Au-delà des boutiques et des petites entreprises, ce commerce de la « protection » s’est étendu aux exploitations agricoles. La ‘Ndrangheta procède à « l’expropriation mafieuse » en obligeant les propriétaires à vendre leurs terrains contre leur gré et à un prix sous-évalué. Cette pratique avait fait l’objet de l’attention des médias autour des cas de la baronne Teresa Cordopatri, contrainte de céder ses terrains au clan des Mammoliti, et de Mme Maria Giuseppina Cordopatri, expropriée cette fois par les Raso-Albanese. En juillet 2000, la Fédération provinciale de Reggio Calabria de la Confédération Nationale des Cultivateurs Directs (CNCD) dénonçait ce type de pratiques, exercé à l’encontre des agriculteurs de la périphérie de Gioia Tauro et de Locride.

Les marchés calabrais de grossistes alimentaires font également l’objet d’une importante infiltration mafieuse, notamment en ce qui concerne les circuits commerciaux de l’huile d’olive. Au début des années 1990, la Calabre connut une véritable guerre entre deux clans cherchant à obtenir le monopole sur les subventions de la CEE aux producteurs d’huile d’olive. Le 17 décembre 1990, le maire-adjoint de San Lorenzo était exécuté par balles. Il était employé de l’Association Provinciale des Producteurs Ovilicole (AIPO). Le 4 juin 1991, c’était au tour du président de l’AIPO d’être abattu dans les rues de Reggio Calabria.

La nécessité pour la ‘Ndrangheta de contrôler des zones agraires s’explique aussi par le fait que de nombreuses plantations de marijuana ont été découvertes à travers la Calabre. Il ne s’agit pas de plantations artisanales mais de surfaces importantes équipées avec des systèmes horticoles d’irrigation sophistiqués d’origine israélienne. La culture calabraise de la marijuana permettrait la production de plus de 7 millions de doses commercialisables.

I.3.1.3. L’INFILTRATION MAFIEUSE DES SECTEURS DE LA CONSTRUCTION, DE LA SANTE ET DES MARCHES PUBLICS

La collecte des déchets est une source importante de revenus pour les clans de la ‘Ndrangheta, qui déploient une très forte activité dans ce secteur d’activités. Par le biais de sociétés locales, la ‘Ndrangheta achète des terrains qu’elle transforme en décharges sauvages. Dans les années 1980, des fûts toxiques contenant des produits provenant de Seveso furent découverts dispersés dans des décharges mafieuses. Près de Ciro, des sites miniers désaffectés et des grottes sous-marines furent utilisés par les mafieux calabrais pour dissimuler des déchets radioactifs.

Le secteur de la santé est également devenu un objectif criminel en Calabre. La ‘Ndrangheta a par exemple largement contribué aux retards de construction de l’hôpital de Pizzo Calabro (sud de la Calabre). Lancé en 1959, ce projet de construction n’a toujours pas abouti alors que plus de 2,5 millions d’Euros ont été dépensés en pure perte pour relancer le chantier 97 . Dans le même temps, l’approvisonnement en matériels médicaux était entièrement acquis aux clans mafieux : les deux sociétés calabraises qui fournissent les établissements hospitaliers de la région de Reggio Calabria en gants, seringues et autres équipements médicaux et sanitaires, sont sous influence mafieuse.

I.3.1.4. L’UTILISATION DE LA FRANC-MACONNERIE CALABRAISE PAR LA ‘NDRANGHETA.

La ‘Ndrangheta évite désormais toute confrontation violente et directe avec les institutions policières et judiciaires italiennes. Elle privilégie systématiquement les pratiques de collusion et de corruption qui lui permettent de se concilier les pouvoirs établis sans entrer en conflit avec eux. Elle prend garde également à ménager la population dont elle dépend en perpétuant des activités criminelles faiblement rémunératrices mais pourvoyeuses en emplois pour ses hommes de main. En 1996, le député Enzo Ciconte a publié un ouvrage important 98 insistant sur l’infiltration des loges maçonniques calabraises par la ‘Ndrangheta. Cité par Ciconte, le repenti Giacomo Lauro y relate les circonstances de l’entrée en maçonnerie de la ‘Ndrangheta à partir du milieu des années 1970 :

L’infiltration de la franc-maçonnerie calabraise par la ‘Ndrangheta s’est traduite par la constitution de comités d’affaires chargés de la répartition clandestine des adjudications de marchés publics. L’imbrication entre la classe politique locale et les affaires mafieuses est très forte autour des marchés de travaux publics et d’infrastructure. En 1982, la ‘Ndrangheta n’avait, par exemple, pas hésité à faire assassiner à la dynamite l’ingénieur Gennaro Musella de la ville de Regio Calabria qui refusait de se soumettre à ces arrangements. D’après une enquête du procureur de Palmi, ce type de racket sur des chantiers publics ne serait pas non plus étranger à l’exécution le 27 août 1989 de Lodovico Ligato, président des chemins de fer italiens, dans sa villa de Bocale di Reggio Calabria. Dans cette affaire, l’enquête démontra par la suite l’implication de deux personalités politiques calabraises, proches de l’organisation mafieuse et membre de la franc-maçonnerie locale : Paolo Romeo 100 , et Amadeo Matacena 101 , tous deux anciens députés.

Une autre enquête, menée par le parquet de Palmi au début des années 1990, mit en évidence les liens entre le baron Pasquale Placido, grand maître de la loge calabraise Rocella Jonica et Licio Gelli, grand maître de la P2 102 . A l’exemple de la Rocella Jonica, le Grand Orient Orient d’Italie, seule obédience maçonnique « régulière », c’est à dire reconnue par la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA), est concurrencé par une trentaine de confréries et d’obédiences déviantes, principalement implantées dans le sud de l’Italie. La plupart de ces dernières sont installées en Sicile et en Calabre où elles servent de points de rencontre entre les milieux mafieux et les responsables économiques et administratifs.

Par ce biais, les clans de la ‘Ndrangheta parviennent à contrôler directement le fonctionnement de nombreuses collectivités locales calabraises. En 1983, les autorités italiennes furent contraintes de dissoudre 18 conseils municipaux de Calabre pour collusion avec la ‘Ndrangheta. Entre 1991 et 1998, 19 autres conseils municipaux subirent le même sort en raison de l’infiltration mafieuse dont ils étaient l’objet 103 . A titre d’exemple, le village de Limbadi avait élu Francesco Mancuso à son conseil municipal alors que ce dernier, chef d’un important ‘ndrine 104 , faisait l’objet d’un mandat d’arrêt.

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97 Dépêche AFP du 25 juillet 2000.
98 Processo alla ‘Ndrangheta, par Enzo Ciconte, Laterza, Rome, 1996
99 Processo alla ‘Ndrangheta. Passage cité par Sébastien Fontenelle, in Des Frères et des affaires, Denoël, 2002., pp.234-235.
100 Paolo Romeo fut accusé par la justice italienne d’appartenir au ‘ndrine De Stefano
101 Amadeo Matacena fut accusé par la justice d’avoir fait financer ses campagnes politiques par divers clans de la ‘Ndrangheta (Tripodoro, Carelli, Rosmini, Piromalli et Rugolo-Mammoliti) et d’être, en retour, intervenu dans plusieurs affaires et dossiers intéressant l’organisation criminelle calabraise.
102 Dépêches AFP du 5 novembre 1992.
103 Communes de Taurianova, San Andrea Apostolo sullo Jonio, Lamezia Terme, Delianuova, Melito Porto Salvo, Seminara, Isca sullo Jonio, Stefanaconi, Rosarno, San Ferdinando, Gioia Tauro, Molochio, Camini, Roghudi, Roccaforte Del Greco, Melito Porto Salvo, Cosoleto, Sinopoli et Santo Stefano d’Aspromonte.
104 La famille Mancuso, impliquée dans de nombreuses activités criminelles dont le trafic de stupéfiants, est historiquement alliée à la famille des Piromalli de Gioia Tauro. Les Mancuso occupent le territoire du district de Vibo Valentia