II.3. HISTORIQUE ET EVOLUTION DE LA ‘NDRANGHETA

La Calabre, région montagneuse, isolée et très faiblement peuplée d’Italie, placée à l’écart des grands axes de communication, est marquée par la prévalence de codes symboliques ancestraux propres au Mezzogiorno . Le rapport au droit, à la loi et à l’autorité publique y reste largement supplanté par le respect de valeurs jugés supérieurs comme la fidélité au clan familial, le sens de l’honneur, de la dette et de la vengeance. La ‘Ndrangheta, l’organisation mafieuse d’origine calabraise, reproduit fidèlement ces spécificités locales.

Connue depuis la fin du XVIIIe siècle sous la forme de la Picciotteria, le grand banditisme calabrais, la genèse de la ‘Ndranghetta débute à la fin du XIXe siècle, avec la construction de la liaison ferroviaire entre Reggio Calbria et Eboli. Ce chantier, très important pour l’époque, traversait le massif montagneux de l’Aspromonte, fief des bandes criminelles calabraises. L’Etat italien chercha à cette occasion à éradiquer cette forme de criminalité entre 1880 et 1885. En réaction, les premières ‘Ndrina se constituèrent comme celle de Locride. Dès 1884, Giorgio Tamajo, le préfet de Reggio Calabria, se plaignait auprès de ses supérieurs à Rome de la constitution de noyaux criminels mafieux dans sa ville 134 .

La Calabre a le redoutable privilège de présenter la plus forte densité criminelle en Italie. En 1994, le ministère de l’Intérieur italien estimait que 27 % de la population de Calabre était en relation quotidienne avec la ‘Ndrangheta contre 12 % en Campanie avec la Camorra, 12 % dans les Pouilles avec la Sacra Corona Unita, et moins de 10 % en Sicile avec Cosa Nostra 135 . En 2000, dans la province de Crotone, le préfet Paolo Calvo estimait que 70 % des jeunes de 12 à 13 ans étaient rémunérés par la ‘Ndrangheta pour de petits services (surveillance des déplacements des Carabiniers, contrôle du territoire, vente de cigarrettes de contrebande). La ‘Ndrangheta a la réputation d’être à la fois l’organisation criminelle la plus sanguinaire et la plus cloisonnée d’Italie :

Originaire historiquement de la région montagneuse de l’Aspromonte, la ‘Ndrangheta se distingue des autres mafias italiennes comme Cosa Nostra (Sicile) ou la Camorra (Naples), par son organisation très décentralisée. Forte d’environ 155 clans (cosche), la ‘Ndrangheta regrouperait entre 4 000 et 6 000 membres selon les estimations. La structure de base de la ‘Ndrangheta est la ‘ndrina, appelée aussi Cosca ou famille, qui exerce sa tutelle sur un quartier. La ‘ndrina, formée le plus souvent autour d’une famille naturelle, est dirigée par un capobastone. Ce dernier commande à un groupe mafieux d’une trentaine de personnes. Chaque ‘ndrina est autonome sur son territoire. Lorsqu’elle prend une certaine importance, la ‘ndrina peut ensuite s’organiser en plusieurs locali placés sous l’autorité d’un capo locale.

Contrairement à Cosa Nostra, la ‘Ndrangheta n’a pas de structure supérieure permanente de coordination. Il a toutefois été relevé l’existence d’une sorte de réunion fédérative annuelle de tous les chefs de ‘ndrine, qui s’est longtemps tenue dans le village de San Luca, à proximité du massif de l’Aspromonte. En 1970, à Locri, la police italienne intervint au cours d’une de ces réunions. Selon Giacomo Lauro, la réunion de Locri avait pour objet la mise en place d’un comité de soutien au projet de coup d’Etat préparé par le prince Junio Valerio Borghese. D’autres témoignages de repentis font état du versement de fonds à la ‘ndrina de San Luca, considérée comme « La Mamma’ di tutti gli affiliati » 137 et de la présence à ces réunions de délégations calabraises venues du Piémont, d’Australie et du Canada.

Dans les années 1960, des calabrais s’initient à la contrebande de cigarettes au contact de membres de Cosa Nostra . Au début des années 1970, les calabrais prennent leur autonomie et développent leurs propres activités criminelles. Spécificité de cette organisation criminelle, la pratique industrielle du rapt avec rançon se développe au cours des années 1970 (plus de 200 cas entre 1960 et 1983).

Entre 1985 et 1991, la sanglante guerre entre le clan de De Stefano et celui des Imerti (près de 700 homicides) réduisit à néant les efforts de coordination entre les différentes familles mafieuses calabraises et ce furent des médiateurs de Cosa Nostra qui parvinrent à apaiser les tensions entre clans calabrais. Cette médiation s’est vraisemblablement traduite par la mise en place d’une forme de commission régionale informelle sur laquelle il existe très peu de témoignages.

La ‘Ndrangheta est certainement l’organisation criminelle réputée la plus cruelle et la plus violente d’Italie. Les opérations d’élimination physique, les règlements de compte ou les braquages menés par ses membres se caractérisent souvent par le recours à des systèmes d’armes sophistiqués (explosifs commandés à distance, projectiles spéciaux à haut pouvoir de perforation, fusils de précision, lance-roquettes, etc …). En juin 1988, Pasquale Rocco, le fils de Domenico Libri, âgé de 26 ans, avait été assassiné alors qu’il prenait l’air dans la cour de la prison de Reggio Calabria. Son assassin, un tireur d’élite embusqué, était installé à plusieurs centaines de mètres de l’établissement pénitentiaire.

La ‘Ndrangheta fait peser sur la Calabre un climat de terreur qui est devenu un véritable handicap pour le développement économique de cette région enclavée 138 . En 1993, LucianoViolante, sénateur communiste et ancien président de la commission parlementaire italienne sur la Mafia, considérait que la montée en puissance de la ‘Ndrangheta avait fait reculé le développement de la Calabre de trente ans en arrière. 139 Cette omniprésence criminelle se traduit par un climat général de défiance à l’égard des autorités policières et judiciaires qui compliquent énormément le travail de répression à l’encontre de la ‘Ndrangheta. En dépit de cet environnement hostile, les forces de sécurité sont parvenus dans les années 1990 à obtenir plusieurs succès notables avec l’arrestation de responsables importants de la ‘Ndrangheta comme Peppino Piromalli, Mico Libri, Nino Imerti, Sebastiano Romeo, Peppe Nirta, Vincenzo Pesce, Gioacchino Vrenna, Vittorio Ierino' ou Peppe Mazzaferro.

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134 G.M. Galante, "Giornale di viaggio in Calabria - 1792", Edizione critica a cura di Augusto Placanica, Naples, 1985, p. 245 et alii.
135 Rapport La criminalita' organizzata di tipo mafioso di origine calabrese de la Direzione Investigativa Antimafia (DIA) de janvier 1994, p.211.
136 Propos tenus par Mme Ilda Boccassini, magistrate italienne, in L’Europe des Parrains, de Fabrizio Calvi, Paris, éditions Grasset, p. 94.
137 Procura di Reggio Calabria, Richiesto di rinvio a giudizio a carico di Matacena Amedeo Gennaro, N°42/97 RGNR du 21 avril 1998.
138 « Storie di ‘Ndrangheta » in 'Ndranghete: le filiali della mafia calabrese, Monteleone, d’Antonio Nicaso et Diego Minuti.
139 Interview par Giuseppe Caldarola dans le supplément n° 216 du journal L'Unità du 11 septembre 1993, p.43.