SECTION 2 : Enjeux et conséquences du processus

La réalisation à terme des opérations de blanchiment de capitaux d'origine illégale révèle clairement les contradictions du système bancaire international, dans la mesure où elle bénéficie à la fois de ses dysfonctionnements internes, dus au désordre engendré par les différentes législations bancaires nationales, et de complicités internes, cumulées au principe du secret inhérent à la profession bancaire. En effet, les circuits de blanchiment utilisent les techniques du droit des affaires et du droit fiscal, ainsi que les ( exutoires ) de l'économie mondiale tels que les paradis fiscaux ou bancaires, qui interviennent aussi bien dans les montages frauduleux, réalisant ainsi la transmission des ( canaux ) économiques illégaux vers l'économie légale, que dans les montages fiscaux légaux relevant de ( l'ingénierie fiscale ) ou
(planification fiscale ) (tax avoidance).

Utilisant le moindre des interstices par la juxtaposition des différents systèmes bancaires et fiscaux nationaux à travers le monde, la réinsertion des capitaux illégaux dans les circuits économiques «« officiels » entraîne indubitablement une série d'effets sur les agrégats économiques enregistrés par les différents comptables nationaux. Cependant, ces incidences sont très difficilement identifiables car elles dépendent essentiellement des différents circuits occultes de recyclage utilisés dans le montage frauduleux. A ce titre, seules la première et la dernière étape du processus de blanchiment affectent les grandeurs économiques significatives, dans la mesure où la seconde étape, l'empilage, consiste uniquement à travestir l'origine illégale des capitaux à recycler.

1- Au niveau du placement

En effet, lors de l'opération d'empilage, l'agitation des instruments financiers au moyen d'une délocalisation des fonds illégaux par différents transits Offshore successifs, n'a essentiellement lieu que dans les paradis fiscaux ou bancaires (nous verrons la distinction entre ces deux termes ultérieurement). Ces opérations, qui ne sont pas enregistrées par ces territoires en raison du statut de non-résident des sociétés utilisées dans les montages, ne modifient pas non plus la répartition de ces revenus dans la mesure où les montages financiers ont uniquement pour but de masquer le bénéficiaire en dernier ressort, réel détenteur des fonds occultes.

En revanche, au premier niveau du blanchiment, le placement, chaque opération entraîne des effets qui lui sont spécifiques. Sont ainsi dénombrées cinq opérations types : l'amalgame de fonds illicites à des fonds licites, la structuration des capitaux illicites en petites sommes, l'achat d'objets de valeur, le change des fonds en monnaies étrangères et l'évasion des fonds vers des paradis fiscaux ou bancaires.

L'amalgame de fonds illégaux à des recettes légales d'une entreprise officielle est l'une des opérations de recyclage les plus couramment utilisées dans la mesure où elle n'exige pas ou peu de complicités au sein du système bancaire. Le gonflement des recettes d'une petite ou moyenne entreprise, qui permet ainsi le blanchiment direct des capitaux illégaux, semble à première vue augmenter les recettes de l'État.

Il en va de même pour les opérations de structuration des capitaux illégaux en plusieurs dépôts successifs d'un faible montant afin de ne pas éveiller les soupçons. La transformation monétaire est toutefois plus poussée dans la mesure où les fonds peuvent être aussi convertis en disponibilités quasi-monétaires (chèques de voyage, billets à ordre, lettres de crédit, chèques de caisse, comptes épargne-logement). Cette transformation monétaire peut néanmoins être considérée comme faisant partie de la seconde étape du processus de blanchiment, l'empilage, si elle intervient lorsque les fonds ont déjà été convertis en monnaie scripturale. L'achat d'objets de valeur peut bénéficier de certaines complicités dans les milieux professionnels concernés par les circuits de blanchiment.

Fortement taxés par l'État, ces transactions entraînent une augmentation de ses recettes. L'achat d'or au moyen provenant d'une activité économique informelle se traduit, au niveau du pays où ont eu lieu les opérations, par une diminution de ses disponibilités monétaires en circulation. De plus, si cet or est par la suite exporté, il se manifestera alors comme un transfert positif au niveau de la balance des capitaux, entraînant de la sorte une augmentation fictive des créances officielles sur l'étranger.

Le change des fonds en monnaies étrangères, lorsqu'il a lieu sur le marché officiel, diminue les réserves de la banque centrale en monnaie étrangères, ainsi que les avoirs du secteur privé non bancaire résident, parallèlement à l'accroissement du déficit de la balance des paiements qu'il engendre en augmentant les créances sur l'extérieur lorsque ces fonds sont insérés dans les mouvements de capitaux à court terme. Lorsque le change s'effectue sur la base d'un contrat privé, ( informel, liant un résident à un non-résident, l'opération assimilable à du troc se réalise sans transfert réel de numéraire vers l'étranger). En effet, les transferts de capitaux qui se réalisent simultanément dans les deux pays, ne modifient que la répartition de ces revenus sans affecter les ressources monétaires des deux États.

La dernière opération de placement se réalise, quant à elle, à l'étranger. Les fonds en numéraire sont exportés de préférence dans un paradis fiscal ou bancaire, où ils sont déposés sur des comptes anonymes. Cette évasion monétaire provoque donc une rétention de la masse monétaire en circulation, qui dépend du temps nécessaire à l'organisation criminelle pour acheminer ces fonds vers la place financière sûre, ainsi que du volume de numéraire récupéré par la banque centrale auprès des banques Offshores. La rétention monétaire s'accompagne ainsi d'une diminution des réserves liquides au niveau de la banque centrale, parallèlement à une augmentation du déficit de la balance des capitaux lorsque ces capitaux sont changés à l'étranger. Si le change est effectué en monnaie fiduciaire dans le cas d'un petit pays, avec contrôle des changes, les devises peuvent être soit conservées sous forme de billets sur le sol national, soit exportés puis déposées dans des banques installées à l'étranger. IL sera alors possible d'évaluer statistiquement les réserves en monnaie étrangères constituées à l'intérieur et les placements effectués à l'extérieur des frontières du pays.

L'opération de placement33

2- Au niveau de l'intégration

Au niveau de l'intégration, troisième et dernière étape du blanchiment, les incidences de la réinsertion des capitaux occultes sur les agrégats monétaires résultent aussi des filières employées lors du montage financier.

Lorsque le processus de blanchiment se réalise en économie ouverte, c'est-à-dire lorsque les fonds sont déposés à l'étranger et qu'ils ne sont pas réinsérés dans le pays où a lieu l'activité économique qui les a engendrés, mais dans un pays tiers par la technique du prêt adossé (nous la développerons dans la partie suivante), cette opération entraîne une création monétaire. En effet, dans ce cas de figure, le prêt accordé en monnaie locale, sera nanti sur une somme déposée en monnaie étrangère, ce qui se traduira alors par une augmentation au niveau de la masse monétaire nationale, inversement proportionnelle à la diminution de sa vitesse de circulation, et parallèlement à l'accroissement des dettes contractées à l'étranger, donc du déficit de la balance des paiements. Cette opération d'intégration déstabilise donc la demande de monnaie, tout en augmentant les recettes de l'État, par la taxation du produit de la transformation des capitaux en biens et services de luxe ou en placements liquides.

Lorsque l'opération d'intégration se réalise au moyen d'un montage financier faisant intervenir des sociétés d'import-export, le gonflement fictif des activités du groupe par les techniques de surfacturation ou de double facturation, se traduit par une augmentation positive artificielle des transactions courantes enregistrées dans la balance des paiements. Réalisées par le système bancaire officiel, ces exportations fictives laisseront ainsi à croire à une augmentation de la masse monétaire des agents non-bancaires, un gonflement des dépôts interbancaires, ainsi qu'un accroissement des créances à l'étranger, confortant ainsi la situation économique du pays par rapport au reste du monde au travers des (bons ) résultats des balances commerciales, des services, des revenus des facteurs ou des transferts unilatéraux. L'intégration des capitaux illégaux quand elle se réalise en circuit fermé, c'est-à-dire lorsque le prêt adossé est libellé dans la même monnaie que les dépôts en numéraire ou lorsque les opérations de placement et d'empilage se réalisent sur le sol national, n'engendre pas, quant à elle, de création monétaire. Cette dernière opération permet néanmoins une transformation monétaire et une augmentation artificielle des recettes de l'État lorsque ces fonds servent à acquérir des produits de luxe ou des biens immobiliers ou financiers.

Il est prouvé, somme toute, que le maillon le plus faible du processus de blanchiment est le stade du placement. C'est la phase la plus délicate où les profits illicites peuvent être facilement détectables. Le recyclage de ces profits dans des circuits financiers induire une vulnérabilité. Cependant, la réussite du processus repose essentiellement sur l'efficacité et l'ingéniosité des techniques utilisées.
 


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33Sadri Slim, "Analyse théorique macro-économique et financière de l'économie informelle" : essai de modélisation, Nice, 1996, p.106.

34Sadri Slim, op-cit, p.109