SECTION 2 : la détermination des sources du blanchiment

Il est très important de définir les sources du blanchiment afin de comprendre les méthodes d'infiltration de l'argent illégal dans les circuits financiers, et de ne pas confondre l'argent ( sale ), fruit d'activités criminelles et illégales, et l'argent ( noir ), fruit d'activités légales mais non déclarées. Quoique générateurs de flux financiers, ces sources ont des objectifs différents. Nous les citerons à travers les activités qui sont à leur origine.

1- Les catégories d'argent « noir »

L'argent ( noir ), bien qu'il soit représentatif du détournement de la légalité, n'a pas la même portée ni la même ampleur que l'argent ( sale ) issu des activités criminelles.

a) Évasion des capitaux

Lorsque les conditions politico-économiques et que le rapport risques/bénéfices sont défavorables pour les investisseurs, ces derniers soutenus par le système financier, recourent à l'expatriation frauduleuse de leurs capitaux privés. Ceci explique la naissance des marchés Offshore qui bénéficient aux contribuables désirant échapper au fisc national.

b) La fraude fiscale
Il existe deux échappatoires : la fraude fiscale et l'évasion fiscale. La première consiste à falsifier la déclaration des revenus, c'est-à-dire à agir illégalement sur les revenus et les déductions mentionnées dans la déclaration afin de ne pas acquitter ses impôts.
La fraude fiscale est souvent passible de sanctions civiles ou pénales. La deuxième consiste à diminuer légalement le poids de l'impôt en manipulant les dispositions de la législation. Les abris fiscaux en sont un exemple. Les paradis fiscaux peuvent ainsi être à la fois légaux ou illégaux, selon la nationalité, le lieu de résidence de l'intéressé ou le code fiscal du pays concerné.

2- Les différentes catégories d'argent « sale »

Les opérations délictueuses liées au trafic des stupéfiants, à la criminalité organisée et financière continuent d'être responsables d'une large part des flux d'argent ( sale ) dans le monde.

a) La drogue

L'usage des drogues représente un danger éminent pour nos sociétés. Or, malheureusement aujourd'hui, c'est toute une économie qui se développe autour ; et ceci sur le plan mondial ( voir annexe 2 ). De nombreux pays, notamment les plus pauvres, produisent des stupéfiants et la consommation de certains pays riches implique les institutions financières dans des circuits de recyclage de l'argent de la drogue, ce qui rend de plus en plus floue la frontière entre économie illicite et économie légale. « Une des saisies les plus spectaculaires dans ce domaine a eu lieu à Douvres en décembre 1997 : les douaniers britanniques ont découvert dans un camion un chargement multidrogues, composé d'une tonne de haschich, 250 kilos de marijuana, 9 kilos de cocaïne, 25 kilos d'ecstasy et 140 kilos de sulfate d'amphétamines. »12

A l'heure actuelle, la drogue inonde le monde. « Le chiffre d'affaires mondial de la drogue serait largement supérieur à celui du pétrole et il augmenterait de 10 à 20% par an. Ces marges rémunèrent les risques auxquels s'exposent les stupéfiants. Le chiffre d'affaires généré par la drogue en 1998 était de 500 milliards de dollars environ, soit l'équivalent de la dette cumulée du Brésil, du Mexique et de l'Argentine à l'époque. Les profits tirés annuellement du trafic de drogue (cannabis, héroïne et cocaïne) représenteraient de 300 à 500 milliards de dollars (sans compter les drogues de synthèse qui sont en développement explosif), soit 8 à 10% du commerce mondial. »13

Les États ont ainsi pu s'apercevoir au fil des ans de l'importance toujours croissante des fonds en provenance de la drogue dans l'économie mondiale. Le trafic de drogue est l'une des premières activités mondiales, mais surtout elle a largement débordé son secteur car les profits ont été indistinctement réinjectés sous formes de placements légaux de père de famille. Il est donc possible de considérer que des pays entiers de l'économie mondiale sont tenus ou soutenus par ces fonds.

b) Crime organisé et mondialisation criminelle

Le terme sous-entend une véritable organisation dotée de sa propre logistique. Il désigne entre autres : les trafics de drogues, d'armes, d'espèces animales protégées, de fausse monnaie, l'exploitation des être humains (prostitution, travail clandestin, filières d'immigration illégale), le racket, le détournement de biens publics et les escroqueries informatiques. Les organisations criminelles s'adaptent facilement à la mondialisation financière et à la libre circulation des biens et des personnes.

Le concept est apparu aux États-Unis lors de la prohibition des années 1920 et servit à désigner l'activité des trafiquants d'alcool illégal, les bootleggers. Consacrée au crime organisé, la conférence de Naples du 21 au 23 novembre 1994 le définit comme suit : « Organisation de groupe aux fins d'activités criminelles, présence de liens hiérarchiques ou de relations personnelles permettant à certains individus de diriger le groupe ; recours à la violence ; à l'intimidation et à la corruption, blanchiment de profits illicites. » Le crime organisé selon l'Interpol : « Toute association ou tout regroupement de personne se livrant à une activité illicite continue, dont le premier but est de réaliser des profits sans souci des frontières nationales. »

Les organisations criminelles peuvent mêler sans difficultés leurs activités illicites à d'autres filières tout à fait légales et investir en particulier dans les marchés financiers. Elles disposent pour cela de capitaux importants.
« Chaque année, l'argent blanchi dans le monde par les organisations criminelles organisées représente un minimum de 320 milliards de dollars. C'est pourquoi Pino Arlacchi (est un spécialiste italien de la lutte contre la mafia) n'exagère pas quand il évalue à 1 milliard de dollars par jour le montant des profits du crime injectés dans les marchés financiers du monde entier. Il faudrait également prendre en considération l'effet de levier de ces sommes, c'est-à-dire leur pouvoir corrupteur sur le reste de l'économie, et leur accumulation. En dix ans, sans compter les revenus de ces sommes, ce sont au bas mot 3 000 milliards de dollars qui ont été accumulés par les mafias dans le monde. »14

« L'économie est devenue le principal vecteur du pouvoir alors que, jadis c'était au contraire le pouvoir qui fournissait les richesses. C'est la place de l'économie qui a changé et non la place des mafias. Les groupes du crime organisé acquièrent des spécialités de plus en plus étroites qui leur permettent de valoriser leurs compétences. »15

« Durant ces dernières années, beaucoup d'événements ont révélé l'implication des organismes qui n'étaient pas soupçonnables. En effet, ils ont mis la lumière sur le rôle joué par les banques suisses dans le domaine du blanchiment d'argent. »16 A titre d'exemple, « l'Unions des Banques Suisses (UBS) a servi de dépôt de plus de 150 millions de dollars sur les comptes d'un compte de Colombiens, accusés de trafic de cocaïne par les Américains. Ceci montre bien le rôle joué par les banques dans la dissimulation de l'argent issue de la criminalité. De même, la ( connexion libanaise ) en 1988 a constitué une première secousse dans un pays apparemment au-dessus de tout soupçon. »17

En dépit de la disparition des comptes anonymes dans beaucoup de pays industrialisés leur ouverture reste, néanmoins, en vigueur dans beaucoup d'autres.
« Il y a actuellement en Autriche 25 millions de comptes de ce type pour une population d'à peine plus de 8 millions de personnes.. »18.
Afin de lutter contre ce genre de compte, le GAFI, n'a pas cessé depuis quelques années, de multiplier les restrictions contre les pays qui les tolèrent.
Le recyclage de l'argent sale met en jeu une multitude de « paradis bancaires » et ceci sur un plan mondial. L'existence de réseaux d'organisations criminelles, rend plus difficile la lutte contre l'argent sale. Car les risques de poursuites sont faibles du fait de la complexité de la coopération policière et judiciaire au-delà des frontières.

« Tenter d'obtenir un renseignement sérieux de la part des autorités luxembourgeoises, sur des opérations financières qui se sont déroulées dans le secret des banques du grand marché, est un exploit qui, pour un juge étranger, nécessite des trésors de patience et une sérénité à toute épreuve. »19
« La révélation en 1999, de l'implication de la Bank of New York dans la circulation frauduleuse de quelques 10 milliards de dollars (9,5 milliards d'euros, 62 milliards de francs) provenant sans doute de la pègre russe, a rappelé les dirigeants des pays signataires à une triste réalité. »20

Les chances de démonter de tels circuits semblent être limités, surtout lorsqu'il y a une complicité de hautes personnalités politiques ou de l'un de leurs proches. A l'OCRGDF (Office Centrale de Répression de la Grande Délinquance Financière), on explique que généralement, le blanchiment ne serait pas possible sans la complicité de personnes travaillant pour des institutions financières bancaires ou non bancaires.

Selon des sources officielles, le crime organisé réalise au niveau mondial un chiffre d'affaires annuel égal à 1000 milliards de dollars. Les criminels utilisent les moyens les plus sophistiqués des technologies modernes pour blanchir leur argent sale. Les banques qui se sont créées sur les réseaux de télécommunications et notamment l'Internet, dans le monde entier, échappent à toutes les réglementations nationales. « Les criminels ont su tirer parti de l'ordinateur et du téléphone. Ils blanchissent l'argent sale grâce à l'Internet, et volent des centaines de millions de dollars aux compagnies téléphoniques. »21

L'apparition du système de ( monnaie numérique ) a davantage encouragé l'accumulation de l'argent sale. D'autant plus que ces réseaux ont également permis de remplacer le hold-up traditionnel par le casse des systèmes informatiques bancaires. De même, l'instantanéité des transactions et la possibilité de matérialiser une part des activités illicites ont facilité la tâche devant les blanchisseurs.

« Il est possible de créer autant d'entreprises et de banques virtuelles que l'on veut, afin de brouiller les pistes. Un spécialiste de l'architecture des fraudes a de quoi s'amuser. »22

Il y a donc de quoi s'inquiéter face aux transferts électroniques de fonds. Non seulement ces transferts facilitent les mouvements d'argent provenant d'opérations illicites, mais en convertissant des billets en données binaires, ils font perdre techniquement toute trace de ces billets auxquels on ne plus associer de numéro de série.
L'évolution rapide des moyens de télécommunication pose également un problème de taille aux enquêteurs en ce qui concerne la perquisition des données informatiques.

 « Quand vient le temps d'effectuer une perquisition de données informatiques, il faut savoir où se trouve l'information. D'effectuer une perquisition de données informatiques. Est-ce sur le disque dur de l'ordinateur de monsieur X, qui est à Montréal ou est-ce sur un serveur qui se trouve à Londres et auquel monsieur X est relié ? Où se trouve l'information ? Pouvons-nous en effectuer la saisie ? ça pose toutes sortes de questions qui viennent compliquer les choses. »23

Le crime virtuel est international, tout comme le monde des affaires aujourd'hui. Les réseaux de lutte contre le crime ne doivent pas avoir de frontières, puisque les criminels n'en ont pas. Les circuits de la grande criminalité sont à la portée de toutes les bourses, les techniques proposées par les établissements bancaires et financiers sont offertes à qui en a besoin.

« Savoir trafiquer, blanchir, réinvestir...n'est plus la marque distinctive des grandes organisations criminelles, mais le moyen seulement de pouvoir le devenir. »24

Les grands mafieux ont toujours cherché à être très forts et bien organisés et ceci à l'échelle mondiale. L'argent rend très facile l'entraide entre les différentes organisations criminelles. Les opérations accomplies par ces groupes criminels nécessitent une logistique importante. De même elles génèrent des revenus considérables.

 « La professionnalisation des activités criminelles des mafias nécessite une parfaite dextérité. Non seulement pour user de la violence ou organiser des trafics clandestins, mais aussi pour pénétrer l'économie légale. »25

 C'est pour cela que ces organisations font souvent appel à de grands experts en économie et en finance, à côté d'autres spécialistes issus de divers horizons, pour réaliser leurs trafics.

« C'est ainsi que moins de 5% des affaires représentent plus de 50% des montants détournés ou éludés : la majorité des fraudes communautaires est le fait du crime organisé, reconverti dans les affaires. »26

L'infrastructure des organisations mafieuses est strictement invisible. Les traces de toutes les opérations effectuées, par elles, sont immédiatement effacées ; ce qui signifie que ces groupes criminels ne peuvent pas exister sans corruption.

« A l'ère de la mondialisation des marchés, le rôle du crime organisé dans la marche de l'économie reste méconnu. Nourrie des stéréotypes hollywoodiens et du journalisme à sensation, l'activité criminelle est étroitement associée, dans l'opinion, à l'effondrement de l'ordre public. »27

Les mass- media n'ont jamais parlé suffisamment de ce que font vraiment les organisations criminelles en raison de la complicité, trop fréquente, de personnalités politiques et la complexité des transactions. « Le crime organisé est solidement imbriqué dans le système économique. »28

« Les activités criminelles ont été également intensifiées par l'ouverture des marchés, le déclin de l'Etat providence, les privatisations, le libre mouvement des capitaux, la dérégulation de la finance et du commerce international, etc. »29

« Les revenus mondiaux annuels des organisations criminelles transnationales (OCT) sont de l'ordre de 1000 milliards de dollars, un montant équivalent au produit national brut (PNB) combiné des pays à faible revenu (selon la catégorisation de la Banque Mondiale) et de leurs 3 milliards d'habitants. »30

Cette estimation prend en compte tant le produit du trafic de drogue, des ventes illicites d'armes, de la contrebande de matériaux nucléaires, etc., que les profits des activités contrôlées par les mafias (prostitution, jeux, marchés noirs de devises...). En revanche, elle ne mesure pas l'importance des investissements continus effectués par les organisations criminelles dans la prise de contrôle d'affaires légitimes, pas plus que la domination qu'elles exercent sur les moyens de production dans de nombreux secteurs de l'économie légale. De plus, de nouvelles relations se sont établies entre les triades chinoises, les yakuzas japonais et les mafias européennes et américaines. Plutôt que de se replier sur leurs activités traditionnelles et de les protéger, ces organisations s'associent parfois dans un esprit de coopération mondiale, orienté vers l'ouverture de nouveaux marchés dans les activités tant légales que criminelles. Selon un observateur « les performances du crime organisé dépassent celles de la plupart des 500 premières firmes mondiales classées par la revue Fortune »31

Le crime est, somme toute, en train de connaître un engouement considérable. Alors qu'il était confiné à la manipulation des marchés boursiers et aux détournement de fonds publics, le crime organisé tente d'assurer le contrôle de groupes immobiliers ou de grandes sociétés de travaux publics tout en étendant l'activité à d'autres secteurs ( rémunérateurs ).
 

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12Jean-Claude Grimal, "Drogue : L'autre mondialisation", Édition Gallimard, 2000, p. 152.

13Le Monde Diplomatique, avril 2000, p. 5.

14Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi - La criminalité financière en images", Édition Stock, 1998-2000, p.52.

15Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi", op-cit, p. 55.

16Réquisitoire de Jean Ziegler, "la Suisse lave plus blanc", Seuil, Paris 1990.

17Jean-Claude Grimal, "Drogue : L'autre mondialisation", op-cit, p. 172.

18Jean-Claude Grimal, "Drogue : L'autre mondialisation", op-cit, p. 172.

19Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi", op-cit, p. 58.

20Laurent Chemineau, La Tribune du 23 août 1999.

21Aurélien Daudet, Le Figaro économique, 18 février 1998.

22François de Falkensteen "Dossier : ordre des comptables agréés du Québec : le blanchiment d'argent", 1998.

23François de Falkensteen, "Dossier : ordre des comptables agréés du Québec" op-cit.

24Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi", op-cit, p .60.

25Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi", op-cit, p. 61.

26Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi", op-cit, p. 61.

27Michel Chossudovsky "la mafia", monde diplomatique, décembre 1996, p. 24.

28Michel Chossudovsky "la mafia, monde diplomatique",op-cit, p. 25

29Michel Chossudovsky "la mafia, monde diplomatique",op-cit, p. 25

30Michel Chossudovsky "la mafia, monde diplomatique",op-cit, p. 25

31Michel Chossudovsky "la mafia, monde diplomatique",op-cit, p. 25