DIXIÈME ANNIVERSAIRE DE LA REPUBLIQUE ISLAMIQUE D'IRAN UN AN APRÈS

Comment aborder un phénomène aussi important aussi complexe que la Révolution islamique d'Iran ? La recette est sans mystère: il faut faire preuve de modestie intellectuelle, avoir en mémoire la dimension historique de l'événement et ne pas céder aux passions de l'heure. Or nombre des réactions dont la presse occidentale -la presse française tout particulièrement, et nous reviendrons sur ce point- se fit l'écho, au moment du dixième anniversaire de la République islamique, puis à l'annonce du décès de l'Imam Khomeini ont été l'exacte antithèse des dispositions ci-dessus énoncées.

Voici ce qu'a donné, sans exagération, notre presse confrontée à cet évênement : Téhéran n'est pas le XVIe arrondissement de Paris, et l'électricité y est fréquemment coupée. Il y a, dans cette ville, des hommes qui préfèrent le cognac au Coran, et des femmes, les froufrous à Fatima. Le PNB iranien n'est pas ce qu'il devrait être. Les personnalités au pouvoir s'entre-déchirent pour l'héritage de l'Imam, au milieu de pharaoniques démonstrations d'hystérie collective.

Peut-on dire, à partir de là, que l'opinion française est informée ? Le délabrement de l'Iran est-il dû au fait que des islamistes y ont pris le pouvoir ou aux séquelles d'une guerre peut être provoquée, mais certainement pas déclenchée par ceuxci ? L'abondance régnait-elle, à Paris, en mai 1919 ou en janvier 1945 ? Et, puisque révolution -et révolution majeure- il y a, comment jugerait-on un grand média étranger osant présenter un dossier sur le bicentenaire de la nôtre, qui se composerait d'un entretien avec l'un de nos prétendants au trône et des «révélations» d'une secte du type Moon, à la solde, en sus, de notre pire ennemi ? Le bilan historique de 1789 est-il réductible à l'existence de cent mille toxicomanes sur notre territoire

Est-ce, enfin, si difficile que cela de comprendre que l'Iran islamique est une société victorienne? La première société victorienne, celle d'Angleterre a vu régner une pudibonderie et une hypocrisie formidables, et fleurir, sous jacente, une littérature érotique (The Pearl, My secret life) à faire mugir le malquis de Sade. Cela a dû empêché l'empire Britannique de s'étendre sur une bonne partie de la planète ?

Quant aux déchirements au sommet, ils existent, certes, mais même les meilleurs analystes ignorem s'ils reflètent la confrontation, inévitable, d'avis opposés, ou la lutte à mort dépeinte par les médias. En tout cas, l'effondrement Wagnérien souvent prédit à la disparition de Khomeini ne s'est pas produit.

Au total, peu d'informations et beaucoup de ce que les sociologues nomment des «rituels de conjuration»; d'où la nécessité d'aborder avec quelque froideur la Révolution islamique et son avenir.10

De quel monde parlons-nous ?

C'est, au premier chef, dans la communauté musulmane étirée entre la Mauritanie et les Philippines-ce que les islamistes appellent «l'Oumma des mine millions»- que les effets de la Révolution islamique se sont manifestés duram la décennie écoulée, et se feront encore sentir dans l'avenir. Ce monde-là n'est ni matérialiste ni rationaliste. Dans son immensité, dans son hétérogénéité, il est traversé de grandes vagues d'attente, d'enthousiasme, de colère, de frustration. Ce monde-là est aussi celui des miracles et des signes de Dieu.

ATTENTE : en octobre 1988, en pleine Intifada, Ahmed Machhawari court dans les rues de Naplouse, brandissant le drapeau palestinien . Il a vingt et un ans. Touché d'une balle en pleine tête, il est ramené chez lui, agonisant. Sur l'oreiller de son lit de mort, le sang de ses blessures a dessiné d'étranges arabesques. Regardez, dit son père en les suivant du doigt, elles signifient : " Martyr de Dieu, Allahou Akbar!". L'oreiller est là, encadré, entre la photo d'Ahmed et le drapeau de la Palestine. La chambre du martyr est devenue un lieu de pèlerinage. Des posters de l'oreiller sacré sont imprimés et circulent chez la population palestinienne. Tel est le monde des signes de Dieu. Dans ce monde, le sida, l'effondrement de la Bourse, la destruction de l'Airbus d'Iran Air, le tremblement de terre en Arménie sont autant de messages divins.

ENTHOUSIASME : ce monde-là vient de vivre un événement extraordinaire. Un authentique miracle. Au cri de «Allahou Akbar! » les moujahidin (ceux qui combattent dans la voie du Jihad) afghans ont paralysé, puis contraint au recul l'indestructible rouleau compresseur soviétique. COLÈRE: : est-ce suffisant ? Le communisme est-il le seul ennemi de l'islam ? Non. En Afrique noire, en Azerbaïdjan, au Soudan, à Chypre, en Ethiopie, au Liban, au Cachemire, la confrontation avec les chrétiens, avec les idolâtres, se fait de plus en plus âpre. Et, en Occident même, les minorités musulmanes tremblent devant la montée des mouvements xénophobes.

FRUSTRATION : les difficultés qui assaillent l'Oumma des mille millions, depuis la dissipation des illusions des années 60, ont-elles disparu? Non. Les frustrations profondes , les injustices se sont-elles résorbées ? Non. L'écart entre les très riches et les très pauvres s'est- il réduit ? Non. La genèses éduquée est-elle sortie de l'impasse où elle se trouvait ? Non. Dans ce monde peu démocratique, l'islam est-il toujours le seul espace de liberté praticable, le seul véhicule disponible pour exprimer ses douleurs et son espoir ? Oui. Telle est la réalité de l'Oumma. Tel est le contexte dans lequel peut s'apprécier la Révolution islamique d'Iran.

La Révolution islamique : tentative de bilan

Ne nous y trompons pas. Février 1979 est, sans doute, l'une des trois révolutions à vocation universelle du monde moderne et contemporain, avec juillet 1789 et octobre 1917. Selon ses promoteurs, en sus, elle est la seule inspirée par Dieu. Cela explique en majeure partie, d'ailleurs, la violence des frictions avec la France porteuse et héritière d'un autre message universalisable, et les réactions si négatives de sa presse. Qui mieux est, cette révolution éclate à la fin d'un siècle (1399-1400) du calendrier musulman : période charnière, qui voit traditionnellement de grands troubles, de grandes attentes populaires, des épisodes messianiques.

Onze ans après, et du point de vue de son univers propre -l'Oumma- quel est le bilan de cette révolution?

Elle s'est conclue par l'instauration du premier Etat purement islamique depuis celui du Prophète. Cet Etat a résisté à une invasion d'énorme ampleur et a tenu tête -sans transiger sur ses principes, sans faire la moindre dette à l'étranger- à l'Irak, à la coalition, autour de celui-ci de tous les Etats arabes riches et puissants, à ses fournisseurs soviétique et français, et à l'hostilité vigilante des Etats-Unis.

La révolution iranienne a rouvert, pour la réaction de l'islam -de l'islam tout entier, sunnite aussi bien que chi'ite- le cycle du martyre témoignage, et remis ce concept (chahadat) au centre du combat. L'idée est dune absolue simplicité : dans 1e cours du Jihad, si vous cherchez à tuer, et cela uniquement, vous perdrez; si vous acceptez le sacrifice et la rédemption du sang, vous gagnerez. Parti d'Iran, ce concept a essaimé en Afghanistan, au Liban, en Palestine, au Cachemire, au Caucase. En Afghanistan, les Soviétiques ont dû battre retraite. Sous les coups des « amoureux du martyre » , désorientés, affolés, Américains, Français et Israéliens ont fui le Liban. Dans les territoires occupés, l'Intifada, qui éclate à Gaza l'islamique11 fait, en moins de deux ans, plus pour la cause de la Palestine que deux décennies d'infructueuses guérillas. Tels sont les éléments positifs de la Révolution islamique. Ils sont, à l'échelle de notre temps, considérables. Mais le passif est, lui aussi, très lourd.

Quand, depuis l'origine, votre dessein est de présider au retour de l'islam sur la scène de l'Histoire; quand, simultanément, vous appartenez à une branche minoritaire de celui-ci et que votre base de départ est un pays, et un seul, il vous faut faire oublier votre caractère doublement minoritaire. Si votre message touche uniquement des Perses, des persophones et des chi'ites, il va rapidement passer pour xénophobe et sectaire, la propagande ennemie aidant. Vous devrez, donc, concevoir un programme global , apte à séduire tous les déshérités d'un monde musulman qui n'en manque pas. Mission impossible? Non. D'illustres personnages de l'histoire islamique ont su faire oublier qu'ils étaient issus de peuples, de sectes minoritaires et mener les musulmans à la victoire : Saladin était un Kurde, et Mohamed Ali Jinnah, père du Pakistan, était un chi'ite septimain (ismaélien).

Et c'est là que la guerre déclenchée par l'Irak va coûter le plus cher à l'Iran. Quels que soient les discours tenus à Téhéran -la division entre sectes est une machination impérialiste, seul importe le pur islam de Mahomet et du Coran-, quels que soient les messages symboliques adressés aux sunnites fondamentalistes, par exemple, la révision des manuels de théologie dans les séminaires iraniens, la réalité est là. L'Iran est en guerre contre un pays arabe dirigé par des sunnites; et il ne se contente pas de repousser un envahisseur, mais tente, depuis 1982, de l'occuper à son tour. Pis, Téhéran noue une alliance avec Hafez el-Assad, fils et protecteur d'une communauté syrienne, celle des «Alaouites »12 unanimement considérée par les hérésiographes musulmans comme satanique et haïssable. «Pire que les juifs, pire que les chrétiens, pure même que les païens», écrivait le grand penseur médiéval Ibn Taymiyya. Hafez el-Assad, le bourreau de Hama, allié de Téhéran ? Cela suffit pour que les puissants Frères musulmans égyptiens, pour que les sociétés islamiques les plus influentes du monde sunnite -tous avaient applaudi à la révolution de 1979 -rompent les relations ou adoptent, dans le meilleur des cas, une solide réserve.

Nous verrons plus loin que cela signifie pour Téhéran non pas un isolement total ni définitif, mais, au fur et à mesure que la guerre s'aggrave, la majestueuse cataracte qui, au début, irriguait depuis Qom et Mechhed l'ensemble du monde musulman laisse plaice à un mince filet d'eau, guère en mesure de faire lever de nouvelles moissons révolutionnaires.

Du point de vue qui nous intéresse, où en est le pouvoir iranien ? Après dix années vibrantes, tendues, extatiques -et cela les dirigeants de la république islamique le reconnaissent volontiers la formidable masse de manoeuvre des années 1979-1982 est épuisée. Elle vit la fin d'une période d'intense mobilisation émotionnelle. Elle va devoir devenir réaliste et apprendre à surmonter son «complexe de Kerbala».

Car le beau rêve est brisé. Ah! monter au front, poitrines dénudées : "Hussein! O Martyr! Nous arrivons! Nous arrivons!" : tel était le nom de l'une des offensives de cette période-là.. Bousculer l'année irakienne... Entrer dans Bagdad et pendre Saddam... Pleurer de joie dans Kerbala libérée et, dans la foulée, prendre d'assaut Jérusalem ... Non. Cela n'aura pas lieu.

Cependant, le retournement brutal de l'été de 1988 aura surpris moins les musulmans que les experts occidentaux. Dans le Coran existe un cadre pour penser de pareilles situations : l'histoire de la bataille d'Uhud, où les troupes de l'islam, commandées par le Prophète, ont vu une victoire presque assurée se retourner en une quasi-défaite.

Que faire, désormais ?

Le clergé va devour déterminer sa position envers le pouvoir. De tradition séculaire, les «sources d'imitation» chi'ites, tel Mirza Abol Hassan Chizazi affirmaient : «Si vous voyez les ulémas à la porte des palais des rois, dites-vous que ce sont de mauvais ulémas et de mauvais rois. Si vous voyez les rois aux portes des ulémas, alors ce sont de bons ulémas et de bons rois.» Désormais les ulémas sont rois, et, à Qom, des docteurs de la foi de très haut rang ont tendance à penser qu'ils se mêlent trop du quotidien. Même si, notons-le, les chefs révolutionnaires islamiques ont tous un rang modeste dans la hiérarchie implicite du chi'isme iranien.

Second problème majeur : l'exportation de la Révolution islamique. A Téhéran, on perçoit, depuis deux ans, un débat sur la marche en avant des idées révolutionnaires dans le monde musulman. Dans ce contexte, l'acceptation du cessez-le-feu d'août 1988 marque-t-elle la fin des efforts que déployèrent les Iraniens pour répandre leurs idées, comme on l'a dit un peu rapidement ? Des proches de dirigeants de la République islamique -dont les analyses et les prévisions se sont révélées fiables dans le passé- prétendent que non et font valoir les arguments suivants. Depuis dix ans, selon eux, l'Iran courait, en réalité, deux lièvres à la fois. Il poursuivait, en premier, la politique d'hégémonie régionale du chah, en tentant de satelliser les Etats voisins du Golfe ou en essayant de les renverser par des révolutions qu'il téléguidait. Si cette stratégie permettait d'imposer, autour de l'Iran, des gouvernements frères -à commencer par l'Irak- l'Arabie saoudite était, de facto, vassalisée; et la partie, gagnée.

Simultanément -notamment à partir de sa «vitrine» libanaise-, l'Iran tentait d'affaiblir les positions des Etats-Unis et de l'Occident à travers l'Oumma et de gagner la sympathie des éléments islamistes les plus radicaux, du Maghreb à l'Indonésie.

Programme énorme, surhumain. Et, depuis 1987, l'échec et pat sur le front irakien, irréalisable. Une révision déchirante a donc été opérée : l'Iran n'avait plus la force de tout faire en même temps. Ses entreprises, à la fois brusques et brouillonnes, lui valaient l'hostilité du monde entier. La poursuite de la guerre avec l'Irak devenait une gêne énorme et nuisait à moyen et à long terme, à la propagation de l'islam révolutionnaire. Ce furent, en occurrence, les séquelles de la politique du chah qui ont été sacrifiées. Celles des stratégies indirectes qui accompagnaient la guerre ont également été gelées : prises d'otages, détournements d'avions. En revanche, les opérations d'exportation de la Révolution islamique par voie d'agit-prop, de recrutement, d'enrôlement dans les séminaires de Qom et de Mechhed continuent de plus belle. L'imam Khomeini l'avait déclaré explicitement dans son discours dit « du bol de poison» lors du cessez-le-feu. C'était aussi le sens de son extraordinaire lettre à Mikhail Gorbatchev, le 1er janvier 1989.

Pour répandre son message, Téhéran est en meilleure posture que pendant la guerre : alors, ainsi que le prescrit le Coran, tout musulman pieux devait s'abstenir d'encourager l'un ou l'autre des belligérants par ses actes et ses paroles. Or, comme l'ultra laïc et nationaliste Saddam Hussein ne comptait pas, hormis quelques simagrées, sur le soutien enthousiaste des islamistes, seul l'Iran était concrètement coupé de ses relais dans le monde sunnite. Un handicap de moins, par conséquent, et un discours plus habile que par le passé.

Le message universaliste

Le message révolutionnaire-islamique constitue mutatis mutandis une théologie de la libération musulmane. Loin de s'appuyer sur une idéologie exotique et sur des concepts inaccessibles au peuple, il recourt à des expressions et à des images tirées d'un substrat culturel connu de tous : le Coran. Sont ainsi opposés l'islam des princes et l'islam des déshérités; les croyants et les hypocrites; la tyrannie et la justice. Quelques principes simples sont posés : la religion et la politique ne font qu'un; don de Dieu, les richesses du sol et du sous-sol doivent être justement réparties. L'Est et l'Ouest, les superpuissances, forment le camp de l'«arrogance mondiale», dont le rêve est de détruire l'islam. L'Union soviétique est un «tyran» , qui opprime les musulmans, quand elle ne les envahit pas. Les Etats-Unis et la France sont les «nouveaux croisés», qui occupent le Liban et bombardent la Libye. Au c_ur du complot judéo-chrétien contre l'islam, Israël est le «royaume Franc du XXe siècle» , le «foyer de corruption» et le ferment des divisions interarabes et intermusulmanes.

Ce discours -il faut insister sur ce point- est aussi bien celui de Téhéran que celui des islamistes sunnites, exception faite, toutefois, des puritains wahhabites. Proches de l'Arabie Saoudite, ces derniers sont horrifiés par un folklore, qui rappelle le catholicisme andalou, des sanctuaires et des processions chi'ites. Cette propagande est, enfin, facilitée par le discours biblique de la droite israélienne religieuse sur la Judée et la Samarie.

Un projet, une pratique

Le projet de Téhéran est de transformer son modèle révolutionnaire en un idéal politico-religieux pour les déshérités du monde musulman. A terme, de remplacer l'Arabie Saoudite en tant que phare de l'Oumma. Programme fort ambitieux et sans doute démesuré, mais poursuivi avec acharnement sinon avec méthode depuis une décennie. L'accomplissement de ce projet nécessité un levier, un instrument international, et une stratégie.

Le levier, c'est le contrôle d'une minorité musulmane activiste (qui restera une minorité, les iraniens sont sans illusion à ce sujet); minorité largement Sunnite, d'ailleurs, dans l'ensemble des 46 pays membres de l'Organisation de la Conférence Islamique. La stratégie consiste à utiliser cette minorité pour marquer, comme au football, les gouvernements en place, à pousser ceux-ci à s'engager verbalement, de plus en plus, en faveur de l'islam, avec l'espoir que la dichotomie, la contradiction, entre cet islamisme cosmétique à usage médiatique et une vie politique intérieure toujours aussi dissolue, corrompue et non islamique déclenchera des révoltes et, de proche en proche, une situation révolutionnaire.

Personne, à Téhéran, ne nourrit d'illusions quant à la difficulté de l'entreprise. Personne ne pense que cette progression sera linéaire, continue, ascendante : une succession de victoires ininterrompues qui conduiraient rapidement le "milliard de musulmans" à vivre l' islam idéal sous la houlette de l'imam.

Mais ce défi de l'islam révolutionnaire est très difficile à relever par les pouvoirs en place. Il sape l'assise des Etats musulmans conservateurs; on ne peut 1e condamner ni comme occidental ni comme athée; son discours lui donne un accès direct aux masses, comme nous l'avons vu.

La diffusion de ce message révolutionnaire passe par un premier vecteur : les missionnaires. Dans ce domaine, la République islamique a fourni un effort gigantesque, amplifié d'année en année. Un chiffre frappant : un an après la révolution, en 1980, ils étaient déjà 10 000 futurs ulémas (chi'ites en majorité, mais aussi sunnites) venant de toute l'Oumma, en formation dans les séminaires de Qom et de Mechhed13. La même année, le principal centre d'enseignement coranique d' Arabie saoudite, l'Université islamique de Médine, en comptait 380...

Par-delà les missionnaires, et en relation avec eux, un appareil. Quoique très minoritaire, cet appareil international, composé de leaders d'opinion oulémas, universitaires, journalistes), de groupes chi'ites et sunnites reconnaissant l'autorité spirituelle d'Ali Khamene'i ou influencés par la rhétorique révolutionnaire islamique, n'est pas négligeable. Il permet, en tout cas, de belles campagnes d'agit trop, telle celle orchestrée par l'imam en personne autour de l' «ouvrage blasphématoire» de Salman Rushdie, les versets sataniques ...

Soulignons d'entrée que la stratégie révolutionnaire islamique de Téhéran n'est pas le fruit des caprices d'un vieillard coléreux, mais procède d'une réflexion collective approfondie L'affaire Rushdie a même permis de rapprocher la pensée de l'Imam Khomeini et celle du grand juriste conservateur allemand Carl Schmitt.

Pour ce dernier, la souveraineté politique réside en la capacité d'un pouvoir à désigner l'ami et l'ennemi. A poser le problème de la vie et de la mort. : «Aussi longtemps qu'un peuple existe dans la sphère politique» dit Schmitt «il devra opérer lui-même la distinction entre amis et ennemis, tout en la réservant pour les conjonctures extrêmes dont il sera juge lui-même. C'est là l'essence de son existence politique. Dès l'instant que la capacité ou la volonté d'opérer cette distinction lui font défaut, il cesse d'exister politiquement14. A partir du moment où l'objectif est de constituer l'oumma en une entité politique autonome, maîtresse de son destin, capable de preserver son identité de toute agression extérieure il est primordial de la «regonfler» et de la doter d'un ennemi clairement identifiable, d'un épouvantail. Et voila Gorbatchev sommé de renoncer au matérialisme; Rushdie condamné à mort.

Que vont donc faire, dans ce contexte, les missionnaires, les leaders d'opinion et les groupes révolutionnaires-islamiques ? Présenter, vanter un modèle. Dans l'esprit des dirigeants de Téhéran, il est clair que ce modèle -certes, terni par la guerre tend cependant à se répandre : Jihad afghan, Palestine, Algérie, Jordanie, Kossovo Yougoslave, Cachemire... En attendant qu'éclate -Inch'Allah- la seconde révolution islamique quelque part dans l'Oumma, il faut que l'Iran tienne. Sorte de son isolement. La République islamique ne peut se permettre, du point de vue même de la diffusion de son message, de devenir une Albanie grand format. L'affaire Rushdie a permis à Téhéran de reprendre contact avec d'importantes communautés fondamentalistes sunnites, de l'Europe occidentale jusqu'à l'Indonésie. L'avenir de l'Iran comme phare de l'islam passe par la pérennisation et l'approfondissement de ces liens. Khomeini détenait les moyens de ce rapprochement : il était sans doute, de toutes les «sources d'imitation» de ce siècle, le moins sectairement chi'ite . Il est celui dont la pensée a été le plus marquée par les thèses du théoricien des Frères musulmans égyptiens -un Sunnite donc- Syed Qotb.15 ? Ses successeurs pourront-ils prolonger son action dans ce domaine ? Là est la question essentielle des années à venir.

En conclusion, remarquons que les réactions occidentales à la fatwa (décret religieux) de Khomeini concernant les versets sataniques ont été, une fois encore, révélatrices. Pour comprendre la Révolution islamique (soyons clair : il ne s'agit pas d'être compréhensif à son égard) un élément est primordial : dans l'esprit de ses idéologues, la modernisation est souhaitable mais l'occidentalisation est une horreur. Les ordinateurs, les centrales nucléaires, oui; Michael Jackson, la cocaïne et le strip-tease, non. Au moment ou l'Iran semble timidement s'ouvrir aux technologies de pointe, il doit d'autant plus, selon lui, combattre tout ce qui risque de corrompre la communauté musulmane. A commencer par un livre comme celui de Rushdie. Il n'est pas sûr qu'il y ait en Iran, au sens ou les Occidentaux entendent ces termes, des modérés et des extrémistes luttant pour le pouvoir : ceux mêmes qui acceptent la modernisation rejettent violemment tout retour à la culture américanisée telle que certaines couches de la jeunesse l'avaient adoptée à l'époque du Chah. On n'a pas le sentiment que les Etats occidentaux aient bien perçu cette dissociation -au demeurant idéaliste et peu opératoire.

A propos de concept peu opératoire, le dixième anniversaire de la République islamique l'affaire des Versets sataniques, la disparition de l'Imam en ont révélé un, chez nous, qui sombre avoir trouvé, dans l'Islam, ses limites. Il s'agit de la vulgate géopolitique. L'islam révolutionnaire est, en effet quasi impossible à penser en terme de blocs; à classer globalement selon les catégories ami/ennemi. Difficile de déceler plus que d'infimes nuances entre l'idéologie du Hizb-e-Islami afghan et celle du HizbAllah libanais. Or, «géopolitiquement» parlant, l'un est qualifié de « terroriste» tandis que l'autre est composé de « combattants de la liberté». Faire du containment antisoviétique avec celui-ci qui entraîne, dans ses camps, les moujahidin du Jihad islamique de Gaza, tout en essayant d'anéantir celui-là, doit provoquer chez les stratèges géopoliticiens de rudes contorsions, tant sur le plan théorique que sur celui du passage à l'acte. Mais cela est une autre histoire...

Xavier Raufer
10 A lire : Diplomatie islamique / Stratégie internationale du Khomeinisme, Mohamed Reza Djalili; PUF Institut universitaire des Hautes Etudes Internationales, Genève; janvier 1989. 240 p.140 FF.

11 Pratique religieuse d Gaza : Prière cinq foil par jour : 49%; lecture quotidienne du Coran : l2,3%; jeûne du ramadan : 76,4%. Enquête sur un échantillon représentatif de la population, composé de 3306 personnes, effectuée d'août 1983 à février 1984

12 Le terme même d'Alaouite est impropre. Le nom exact de cette secte est «Nusaïrie». Il s'agit d'un culte syncrétique, conçu au IX° siècle après Jésus-Christ par un Perse, Ibn Nusaïr Les influences zoroastriennes et chrétiennes arméniennes y dominent, selon les experts, l' apport coranique.

13 Un autre chiffre, impressionnant, émanant du président Rafsanjani (25/9/88) : 96 000 étudiants en théologie ont pris part, au front, d la guerre contre l'Irak 2150 ont été tués, 7 500 ont été blessés et 295 sont portés disparus.

14 «La notion de politique, théorie du partisan »; Calmann-Lévy, 1972

15 « C'est la corde la plus sunnite du chi' isme qui a vibré (la «ligne Khomeini») rencontrant immédiatement la corde la plus chi'ite du sunnisme contemporain (Syed Qotb et ses disciples des Frères musulmans égyptiens)». Olivier Carré, «L'Islam et l'Histoire», Géopolitique N° 7, automne 1984.

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