Recherche d'un modèle théorique

Le rapport au monde d'un clandestin est donc considérablement changé. De même, son rapport aux autres, ceux qui ne sont pas de son groupe, n'est plus celui de nos sociétés quelle qu'en soit la tonalité, qu'il soit fraternel ou au contraire dans une réaction d'opposition plus complexe de type persécuteur-persécuté ou maître-esclave. Non, son rapport à l'autre est plus souvent dans une relation proie-prédateur ou gibier-chasseur. Ceci nous évoque ce que sont les comportements humains des sociétés "primitives", préhistoriques ou contemporaines.
Chercher sa nourriture par la chasse, traquer un gibier, être à l'affût, s'embusquer pour observer les habitudes de tel ou tel animal, quoi de plus semblable au terroriste dans ses actions, qu'elles soient politiques ou pour assurer sa survie. S'arranger pour ne pas devenir la victime de tel ou tel prédateur, quoi de plus semblable au fait de fuir les polices.
L'obsession des planques, du camouflage, le goût des armes, la forme d'obtention de nourriture, l'abolition du circuit habituel travail/argent, sont tout ce qui rapproche notre clandestin d'un primitif.
S'il ne s'agissait que de comparer la clandestinité avec un mode d'organisation primitive, nous n'aurions pas beaucoup avancé. Si j'ai proposé ce modèle, c'est qu'il m'a semblé que certains comportements du clandestin, pouvaient s'éclairer des observations de l'anthropologie et que cette science pouvait nous aider à percevoir ou révéler des éléments jusque là restés dans l'ombre.

Les comportements des "primitifs" ont, par delà les différences observées sur toute la surface du globe, des points communs suffisamment nombreux pour qu'on puisse raisonnablement les attribuer à une humaine nature. Il y a tout un ensemble de comportements d'aspect culturel qui sont comme un passage obligé pour l'humain. Si l'humanité a survécu, c'est que son équipement physiologique et comportemental était adapté à ces conditions difficiles de survie qu'ont rencontrées les premiers hommes et que rencontrent encore certains groupes humains sur la terre.
Notre modèle est donc probablement un peu plus qu'une image qui nous servirait de point de comparaison avec les comportements des clandestins et ceux-ci constituent probablement la redécouverte spontanée sous la pression des circonstances de ces comportements "archaïques". Donc, loin de penser que l'état de clandestinité est un état difficile qui nécessite des qualités cognitives ou reflexives supérieures surhumaines, nous pensons que cet état représente plutôt un stade de régression comportementales sur des positions préétablies mais inapparentes dans la vie d'un humain occidental des temps modernes.

Le mot régression a malheureusement une connotation péjorative, c'est très dommage car il ne faudrait pas que cela introduise des idées fausses sur les capacités intellectuelles de nos sujets.
En l'occurence, cette régression représente la meilleure réponse possible, la plus efficace, en un sens la plus "intelligente", aux problèmes que pose le milieu. Le mot régression ne doit pas faire penser à un aspect chronologique du développement humain ou de l'humanité mais plutôt à quelque chose de constructif. Rien de nouveau ne s'établit sans s'appuyer positivement sur quelque chose d'ancien, c'est ainsi que l'on observe l'évolution anatomique des espèces mais aussi l'évolution de tous les faits culturels, des langues, des moeurs, des religions, etc… Il y a comme des couches qui se recourent et s'appuient les unes sur les autres. Une régression remet à jour des couches plus anciennes, préexistantes au dépend et par la destruction des couches supérieures. Les comportements archaïques "remis en état de marche" si l'on peut dire, mais seulement ne reposent pas sur une activité préexistante à eux, mais vont être en outre comme gênés par l'existence ou la persistance des comportements sociaux plus récents.

Nous pourrions dire que l'homme moderne que nous sommes toujours, quoiqu'il arrive, est le père handicap pour que s'épanouisse ou s'exprime l'homme primitif toujours inscrit en nous.
En outre, il faut noter que cette régression est riche en expériences émotionnelles puissantes et gratifiantes à peu de frais pour l'individu. Il n'y aurait pas autant de clandestins et pendant aussi longtemps si la pratique de la clandestinité n'était qu'un fardeau de tous les instants nécessitant des qualités de surhomme. Il y a forcément des joies très pures, quasiment organiques, qui s'expriment. Par contre, les différentes confessions nous le montrent, les échecs et les douleurs viennent d'un mauvais renoncement à l'homme moderne (qu'ils appellent bourgeois) qu'ils sont toujours.
 Selon moi, la motivation par le but idéologique n'est pas la vraie raison (du moins la seule) qui permet d'accepter une forme de vie très éprouvante. Les vraies raisons se trouvent aussi dans les gratifications archaïques qui doivent être de l'ordre d'un plaisir, celui de "redécouvrir" et de "refaire fonctionner" des comportements obsolètes trop peu sollicités.
D'ailleurs, sans chercher trop loin, nous pourrions retrouver certaines activités (sports, chasse, pêche, etc…) d'autres lieux où se retrouvent avec plaisir, malgré des risques et des souffrances parfois, certaines parties de ces comportements. Mais dans ce cas, ces comportements archaïques sont réalisés institutionnalisés et intégrés dans le comportement de l'homme moderne. Il y a une porte d'entrée et de sortie pour les pratiquer. Le fait qu'il y ait parfois un débordement des barrières sociales, comme dans la violence sur les stades, n'est qu'une illustration de ce que je viens de dire.


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