A) Le nouveau Western107

1) La question des transports

Mars 2002 dans les quartiers nord de Marseille. Ils sont deux, à peine quinze ans, masqués et rigolard. Ils viennent de couvrir d'essence un chauffeur de bus et ont tenté de le brûler vif avant de prendre la fuite. L'affaire émeut la France entière.

Les transports marseillais décrète vingt-quatre heures de grève pour demander « plus de sécurité ». Quelques jours plus tard, on apprendra que cette agression n'était qu'une invention d'un chauffeur qui avait peur de travailler dans les quartiers nord.

Cette histoire tragi-comique témoigne à elle seule de la terreur que ressentent

les chauffeurs de bus qui sont obligés de traverser « les quartiers chauds ».

Caillassage, intimidation, menace, tabassage, ils craignent pour leur vie à chaque fois qu'un groupe de jeunes montent (toujours gratuitement) dans le bus. « Il n'est même pas concevable de leur demander de prendre un ticket, ils prendraient ça pour une agression et après tout peut arriver » explique ce chauffeur de Seine-Saint-Denis. 108

Depuis plusieurs années les jeunes des cités tendent à s'approprier les territoires de passage. C'est d'abord par le tag, « signature » d'un individu ou d'un groupe, c'est ensuite par la fraude permanente, c'est enfin par l'occupation des gares ou le saccage des trains. Gares, arrêt de bus, le petit « business man » des cités sait qu'il pourra trouver là de quoi s'enrichir, en volant ou en vendant.

Comme Romuald, enfant d'Evry. « Bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles, look savamment composé de marque de sport pas trop tape-à-l'_il, ce jeune homme de vingt ans fait du business au fil de ses pérégrinations entre la gare RER d'Evry et le quartier des Pyramides ou des Miroirs. »109

Il vole d'abord et puis il revend à des prix défiant toute concurrence : des sacs, des téléphones portables. Hors cet aspect lucratif, les transports en commun sont à la fois utiles pour aller d'un point à un autre et profondément méprisés par les jeunes délinquants qui les utilisent. « Que voulez- vous faire quand vous avez dix sauvages qui montent dans le bus, le joint au bec, et qu'ils emmerdent les voyageurs ? Leur demander leur ticket de transport. Moi je la ferme et je roule. Je ne suis pas payé pour me faire tabasser... » explique M. J. H. 110 qui conduit un autobus sur une ligne de banlieue.

Les lignes de trains et de RER peuvent connaître des scènes de vandalisme. Comme ce jour de janvier 2001 où 12 rames du RER D ont été partiellement détruites à Corbeil-Essonnes. Les chauffeurs doivent s'attendre à tout. Dans la nuit du 29 au 30 mars un bus de transport en commun d'une compagnie privée a été incendié dans le cité de la Grande Borne à Viry-Chatillon (Essonne). Une quinzaine de jeunes gens masqués ont pris d'assaut le véhicule. Ils ont ordonné au chauffeur et aux passagers de descendre puis ils ont enflammé un matelas dans le bus avant de prendre la fuite.

En 1996, au dépôt du Pavillons-sous-Bois, dans la banlieue parisienne, on a enregistré 200 dégradations, dont la moitié de vitres brisées, soit un coût de 275 000 F par an. Certains jeunes considèrent que le bus leur appartient, ils sautent en marche par les issues de secours ou par les fenêtres, se défoulent, règlent des comptes. Il arrive même qu'ils exigent du chauffeur qu'il change son itinéraire pour les raccompagner chez eux. Si les violences contre les agents de la RATP ont baissés de 2,21 % en 2001 (407 contre 398), les incivilités et les insultes sont le lot commun d'un certain nombre de conducteurs de bus. Les agressions de voyageurs sont-elles aussi en nette progression. Pour le RER et le métro parisien on a compté 29 487 faits en 2001 contre 23 724 en 2000 (+24, 29%). 111

La SNCF dresse deux millions de procès-verbaux chaque année. L'inquiétude est telle que depuis le printemps 2001, il a été décidé sur certaines lignes sensibles de regrouper après 20 heures les voyageurs dans deux wagons.

La police reconnaît que la plupart de ces faits sont dus à des jeunes qui ne viennent pas de Paris. « Les bandes de voyous, écrit Olivier Foll, viennent régulièrement faire leurs "emplettes" le week-end dans la capitale, en empruntant le train de banlieue ou le RER. Ils savent qu'en fin de semaine les gens sortent souvent avec des sommes conséquentes sur eux. Parfois, l'agression n'est même pas faite dans un but lucratif, mais pour le fun » 112. Ou pour s'affirmer : comme Mouloud, benjamin de sept enfants vivant à la dalle d'Argenteuil, qui a été mis en cause dans une affaire de viol collectif et dont l'examen psychiatrique montre «  une adolescent écartelé entre une culture familiale religieuse et rigoriste qu'il s'efforce de respecter, et une culture de la rue, où chaque conduite délinquante apparaît comme un fait d'armes valorisant son auteur au regard des autres membres du groupe. « 113

Un jeune officier de police des Yvelines confirment: "Les bandes se sont approprié les cités. Elles étendent leurs territoires sur des tronçons du réseau ferroviaire".114

Les trains régionaux eux aussi connaissent les vols et le vandalisme quotidien. Entre Toulon et Marseille, des jeunes dépouillent des wagons entiers de voyageurs comme dans les western. A Nîmes dans la même nuit, la police arrêtait à 3 heures, dans le train Port-Bou-Vintimille, trois jeunes de nationalités étrangères qui venaient de dépouiller des voyageurs de leur argent. A 4 h 25, dans un autre train, trois mineurs, également de nationalité étrangère et vivant dans une cité de Marseille sont interpellés après avoir volé un sac et frappé (huit jours d'ITT) un contrôleur. Dans ce même train, un délinquant, bien connu des services de police, ayant volé un portefeuille était arrêté. 115

A quai, les trains sont saccagés. Les voyageurs du TGV subissent eux aussi les intimidations et les vols de jeunes marseillais allant passer une journée à Paris, ou de jeunes parisiens allant passer une journée au bord de la mer. Le caillassage gratuit des trains est aussi en plein développement, pire encore on les prend pour cible à l'arme à feu. Le 30 mars et le 1er avril 2002, trois trains qui reliaient Paris à Nantes ont été la cible de tirs près d'Angers. Les vitres ont été brisées. Les trains suivants ont du changer leur itinéraire. La voiture n'est pas beaucoup plus sûre. A Sarcelles (Val d'Oise) en avril 1998, un automobiliste stoppé par surprise est séquestré dans une cave par cinq individus qui lui extirpent son code de carte bleue et son téléphone portable. En juillet de la même année à Bobigny, un autre est mordu à plusieurs reprises par le pitbull de ses deux agresseurs qui lui volent ensuite son véhicule.

Le 8 juin 1998, à Cachan (Val-de-Marne), quatre jeunes gens entrent dans la voiture d'une conductrice à l'arrêt, et la violent avant de lui voler sa voiture. Quelques jours plus tard, à Corbeil, un conducteur est fouillé et volé au feu rouge. Cette nouvelle tendance apparue en 1998 s'explique par le développement des systèmes d'alarmes et de sécurité qui empêche le vol de véhicules dans les parking. Les agresseurs attendent donc que le propriétaire soit au volant pour lui dérober sa voiture.

2) Des cités au centre-ville

Au bord du lac Léman, la ville de Thonon-les-Bains a vécu dans la nuit du 13 au 14 octobre 2001 des scènes de guérilla que l'on pensait réservées aux quartiers difficiles des banlieues des grandes agglomérations. A l'origine des émeutes la mort accidentelle de Stéphane, Hacine, Abdel Ila et Saïda. Les quatre jeunes gens originaires d'un quartier populaire de la ville étaient à bord de leur voiture quand ils ont percuté un mur après avoir tenté d'échapper à un contrôle de Police. Dès le lendemain la tension est palpable dans le quartier. Autour de 15 heures, plusieurs dizaines de jeunes se massent autour de l'Hôtel de police dans le centre- ville. Ils lancent des projectiles, brisent les vitres de plusieurs commerces, s'attaquent à des voitures de police. Très vite, le groupe tente d'investir le commissariat. A 17h15 une bouteille d'essence est jetée sur le cordon de police qui ceinture le commissariat. La police doit faire appel à des renforts qui viennent d'Annecy, Grenoble et Annemasse. Les « jeunes » quitteront les lieux dans la soirée et s'attaqueront aux voitures, brûlant neuf d'entre elles. Un colis piégé soufflera enfin le premier étage d'un petit immeuble.

Une émeute qui semble révéler un nouveau phénomène : les malfaiteurs des cités n'hésitent plus à investir les quartiers, qu'ils qualifient de « bourgeois » des grandes villes de France pour s'attaquer aux représentants de l'Etat en cas de bavures. Déjà lors des manifestations lycéennes de 1995, des bandes s'étaient infiltrées dans le cortège, avaient investi des grands magasins et pillé plusieurs bar-tabac.Un scénario que la police tente d'éviter à chaque grande manifestation parisienne, qu'elle soit festive comme le passage à l'an 2000, ou politique comme durant les manifestations qui ont succédé au premier tour de l'élection présidentielle.

Le sentiment d'impunité qui s'est développé dans leur quartier fait qu'ils sont en voie de s'approprier, quand la nuit tombe, certains lieux comme le Forum des Halles, les Champs Elysée ou l'esplanade de la Défense.

C'est sur cette dernière qu'en janvier 2001, deux bandes s'étaient donné rendez-vous pour un règlement de comptes. La France entière découvrait, saisie, une violence débridée qui n'était plus cantonnée à quelques cités. Il était 15h 30. Le centre commercial accueillait comme chaque jour des dizaines de milliers d'acheteurs. En quelques minutes, plusieurs bandes ont fait irruption sur les quais souterrains du RER. Le visage masqué par des écharpes ou des cagoules, ils ont progressivement convergé vers le c_ur des Quatre temps, où à près de trois cents, armés de battes de base-ball, de couteaux, de barres de fer, d'armes à feu, les voyous de Mantes la Jolie et de Chanteloup les Vignes (78) se sont préparés à un affrontement sanglant.

Dans la bagarre générale onze personnes ont été blessées. Une des victimes, grièvement atteinte d'un coup de couteau qui lui a perforé la cage thoracique a dû être transportée à l'hôpital. Il aura fallu l'intervention des CRS et de la Bac ( brigade anticriminalité) pour que l'affrontement ne tourne pas au bain de sang.

3) Les campagnes et les lieux de vacances

Jusqu'à cette semaine de février 2002, la Fou d'Allos était une petite station familiale et paisible des Alpes du Sud. Mais cette année là, la mairie du Havre avait envoyé un centaine d'enfants et de « jeunes en difficulté » aux sports d'hiver. La station a alors découvert la vie des cités. Insultes dans les queues du télésiège, dégradation de matériel, vol à l'étalage... Face à ces provocations les commerçants de la station ont répondu par la violence. Bilan : plusieurs blessés.

Quelques mois plus tôt à Lanion, au creux de la vallée du Léguer, entre la Côte de Granit Rose et la Côte des Bruyères le commissariat s'était fait attaquer par une quinzaine de "jeunes" de la banlieue parisienne. Ils voulaient libérer trois camarades incarcérés pour avoir aspergé avec une bombe lacrymogène un agent qui leur avait demandé de baisser la musique et de ranger leur véhicule. « La loi c'est nous » crièrent-ils en attaquant le commissariat à coup de battes de base- ball.

A Bénodet, village de Bretagne Sud on a découvert les violences urbaines.

En l'an 2000, la délinquance y a augmenté de 20% durant les deux mois d'été.

A Carnac à quelques kilomètres de là, certaines plages deviennent infréquentables après 22 heures durant les deux mois d'été. Une dizaine de « jeunes » envoyés en réinsertion par le ministère de la justice sèment la terreur en brûlant des chiens ou encore en saccageant des restaurants. Christian Penanec, maire divers droite de Bénodet, n'y va pas par quatre chemins : « Nous devons rester particulièrement vigilant pour éviter que se constituent de nouvelles zones de non-droit en bord de mer ». 116

Au delà des lieux de vacances où les « jeunes » transportent avec eux la loi de leur quartier, c'est toute la France rurale qui découvre la loi des banlieues.

« Il y a une escalade de la violence dans les villes et les quartiers que l'on considérait jusqu'alors protégés. C'est dans ce type de zones que les délinquants viennent voler l'un des butins les plus prisés : les voitures de luxe. Comme ils ont de plus en plus de difficulté à le faire en raison de systèmes d'alarmes chaque fois plus performants, ils agressent sauvagement les automobilistes pour se les approprier » explique ce policier d'une circonscription de Sécurité publique qui a eu l'occasion de servir dans des secteurs dits aisés.

« Le phénomène des bandes gagne donc les zones rurales depuis quatre ou cinq ans, reprend Olivier Foll. En règle générale, il s'agit de groupes issus de quartiers difficiles qui décident d'aller prendre un bol d'air à la campagne pour voir si l'on peut y faire du "taf". Le réseau autoroutier aidant, certaines de ces zones ne se trouvent qu'a une heure ou deux des villes. L'aller-retour s'effectue dans la nuit en toute tranquillité. Les résidents de ces petites communes sont du pain béni : les portes restent souvent ouvertes, la confiance et la sécurité règnent, personne ne se méfie. » 117A Nice, et autour de la ville, des « bandes juvéniles de plus en plus constituées, agressives, déterminées à imposer des zones de non-droit sèment la terreur ». 118

On constate même leur présence au festival de Cannes.

Les pays étrangers peuvent eux aussi être victimes de nos jeunes voyous. "De Janvier à Novembre 1999, la police de Genève a interpellé 145 "jeunes" venus de Vaulx-en-Velin, Bron, Lyon, etc. Le plus souvent dans de puissantes voitures volées pour forcer à toute vitesse le passage de la frontière (plus de 100 de ces intrusions violentes sur le même laps de temps, 15 agents blessés). » 119

La synthèse annuelle de la gendarmerie nationale en 1998 constatait « l'exportation du phénomène des violences urbaines en Zone Gendarmerie Nationale (ZGN) est désormais une réalité incontournable, qu'il s'agisse de la délocalisation de la délinquance en période de vacances scolaires hivernales ou estivales, ou qu'il s'agisse de la mobilité des jeunes ou des bandes » 120

Quant à l'état des lieux annuel des quartiers réalisé en mars 1999, on y découvre que les incidents violents « ont de moins en moins tendance à se cantonner au sein des zones sensibles, c'est à dire dans les lieux de résidence des auteurs : ces derniers deviennent de plus en plus mobiles et se retrouvent de plus en plus souvent en dehors de chez eux (en centre-ville, dans les lieux de villégiature...). L'utilisation des moyens modernes de communication (téléphones portables) et de déplacement (transports en commun, véhicules privés) accroît leur capacité de mobilisation et contribue à un plus grand affichage du phénomène de violence urbaine (razzias à la faveur des manifestations lycéennes de Paris). Au total, en 1998, 14,90% des incidents ont été enregistrés dans des communes ne comportant pas de quartier difficile. »121

Lucienne Bui-Trong donne une explication très claire de ce phénomène: Après avoir remarqué que depuis 1998, les violences urbaines jusqu'ici cantonnées à des quartiers s'étendaient à des « zones de passage » et de plus grande richesse (centres-villes, gares, centres commerciaux, lieux de villégiature). » Elle analysait cette nouveauté : « Dans le premier cas des jeunes issus de quartiers sensibles se déplacent ensemble, avec le sentiment d'invulnérabilité que procure un groupe soudé, surtout lorsqu`il se trouve face à une population peureuse et individualiste refusant de s'interposer en faveur du prochain. Ils ont beau jeu alors d'afficher leur arrogance dans les transports en commun, où ils trouveraient « bouffon » et même anormal de payer leur écot, et où ils tentent même d'obtenir des chauffeurs un fonctionnement à la demande ; ils se comportent en « maîtres » dans les centres commerciaux où ils s'approprient certains espaces publics. »

L'ancien commissaire n'omet pas ceux qui vont dans les quartiers aisés pour mener des actions crapuleuses violentes avant de se replier à l'abri de tous contrôles dans leur quartier.

Le second cas, concerne les différentes possibilités que la vie sociale donne aux jeunes pour s'éloigner de leur quartier. « Ils rééditent alors leur esprit de bande et de territoire, que ce soit au sein des établissements scolaires (intrusion en force et armes, saccages collectifs), des lieux de villégiature (bagarre, razzias), dans les centres de

détention (où ils reproduisent parfois, degré après degré, les différentes formes de violences urbaines), ou encore dans les villages où ils veulent profiter des festivités sans jamais rien payer (« incruste »). C'est ainsi qu'acquièrent un statut de sites « sensibles », des lieux qui n'avaient aucune vocation à le devenir ».

La troisième possibilité explique enfin madame Bui-Trong peut « résulter d'événements nationaux ayant fait l'objet d'un battage médiatique, comme en 1998, avec les manifestations lycéennes d'octobre. On se souvient que celles- ci ont attiré de plus en plus de pillards à mesure que les mouvements se succédaient. Le contraste était net entre les manifestants authentiques, et les vandales, dynamiques, mobiles et bien organisés ». 122

La coupe du Monde de 1998, la fête de la musique ou le 31 décembre 1999 ont aussi été émaillées d'incidents.

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107 Titre d'une chanson du rappeur MC Solar qui décrit la brutalité des nouveaux rapports urbains

108 Conversation avec l'auteur

109 Le Monde, 1er mars 2002

110 op. cité, Insécurité en France, p 23

111 Chiffres du Ministère de l'Intérieur

112 op. cité L'insécurité en France, p 22

113 Libération, 23 septembre 2002

114 Conversation avec l'auteur

115 Le Midi Libre, 14 août, 2001.

116 Le Figaro, 28 juillet 2001

117 op. cité, Insécurité en France, p 25

118 le Figaro, 20 mars 2000

119 op. cité, Violences et insécurités urbaines, p 20

120 27 janvier 1999

121 L'Etat des lieux annuel des quartiers, DCRG, Mars 1999

122 Violences urbaines, des vérités qui dérangent, Bayard 2000