A ) Qu'est-ce qu'une "zone de non-droit"?

1°) Symptômes.

A la question « comment on devient une zone de  non-droit ? », policiers et experts répondent à l'unisson, que l'évolution d'un quartier vers l'illégalité est très progressive. Que la scène d'émeute ou les affrontements avec la police, qui font basculer un territoire dans la « sécession », ne sont que l'illustration la plus spectaculaire d'un climat d'impunité qui s'est généralisé depuis longtemps. Les causes profondes qui

entraînent les jeunes dans la délinquance puis le crime, comme la précarité sociale, l'intégration ratée, le culte de l'argent facile et l'urbanisme inhumain, ne sont pas abordées ici. Ces facteurs multiples touchent à des domaines à la fois économiques, sociologiques et sont parfois la conséquence d'un choix de civilisation. Ce débat s'adresse plus à la philosophie politique qu'à l'analyse des menaces criminelles.

Nous nous en tiendrons donc aux réalités tangibles, laissant à ceux dont c'est la compétence l'analyse de ces facteurs.

Lors d'une intervention à Anvers, en avril 1998, M. Gilles Leclair chef de l'OCRTIS expliquait, dans le cadre du trafic et de la consommation de drogues par quelles étapes un quartier peu subir progressivement la loi du trafic. Il distinguait six profils de quartiers, précisant que « d'année en année, l'on constate un glissement vers les situations les plus graves ».9

1er profil : consommation et vente visible du cannabis

2ème profil : petit deal par les usagers. Des consommateurs locaux fournissent quelques résidents.

3ème profil : développement du trafic. Il s'organise et se structure (guetteurs).

Une clientèle vient sur place s'approvisionner. Des signes de réussite apparaissent.

4ème profil : visibilité du trafic d'héroïne, la consommation d'héroïne devient une réalité

quotidienne, visible et inquiétante pour les parents. La délinquance liée aux besoins d'acheter la dose quotidienne apparaît, le sentiment d'insécurité augmente.

5ème profil : mise en place d'une économie parallèle : le trafic se concentre sur quelques mains.

Des familles dénuées de ressources officielles commencent à manifester des signes extérieures d'aisance. Des caïds imposent leur autorité et assurent parfois la paix sociale (paiement de loyers, fin de provocation...). On est en présence de « supermarchés de la drogue » achalandés en plusieurs produits.

6ème profil : apparition de violences spécifiques liées au trafic de drogue : rixes entre bandes pour le contrôle de la distribution, représailles collectives, règlements de compte entre dealer et consommateur.

Si cette échelle concerne spécifiquement la vente et la consommation, elle montre bien comment la situation se dégrade quand le trafic s'y implante de manière régulière.

Elle se confond presque avec le système d'évaluation institué par Lucienne Bui-Trong qui a défini, pour mieux saisir l'importance de la délinquance dans les quartiers, une échelle de 1 à 8 qui permet de mieux prévoir les explosions et émeutes éventuelles. Elle attribue donc une note à chaque quartier pour mieux le jauger. On verra que des effets de cliquets entraînent quasi systématiquement les quartiers vers le degré 4, celui où les représentants de l'ordre républicain commencent à être la cible de jets de pierre.10

1er degré : Vandalisme et délinquance en bande

Ce premier degré comprend les dégradations volontaires, les intimidations devant les caissières, les vols devant les commerçants. Ces actes sont commis par des groupes d'individus liés par l'échec scolaire ou familial. Ils peuvent aller jusqu'au vol de voiture donnant ensuite lieu à un rodéo puis à la mise à feu de la voiture. Ce degré comprend

aussi les bagarres et règlements de comptes entre bandes rivales.

2ème degré : attaques furtives, verbales ou gestuelles contre l'autorité.

Ici les commerçants, les adultes du voisinages, les chauffeurs de bus, les facteurs, les

pompiers, les enseignants et les policiers deviennent les cibles d'injures verbales et gestuelles, de crachats. L'école, les voitures des enseignants, les commissariats peuvent être attaqués.

3ème degré : agressions physiques contre les représentants de l'autorité ( militaires, pompiers, professeurs, chauffeurs de bus....)

4ème degré : attroupements et caillassage à l'encontre de la police.

On passe ici « un palier » précise Lucienne Bui-Trong puisque des jeunes se regroupent pour affronter l'autorité policière. « La chasse aux dealers » tient de ce degré puisque la population se substitue à la police pour se faire justice elle-même.

5ème degré : agression physique contre les policiers.

Des dizaines d'individus envahissent le commissariat à main nue. On voit apparaître des zones de repli pour les malfaiteurs et de deal à ciel ouvert.

6ème degré : aggravation des agressions physiques et « jeux » meurtriers.

Des policiers sont blessés délibérément : le commissariat est attaqué, alors que le personnel y est présent, par jets de pierres et de cocktails Molotov. Les attaques prennent des allures de guérillas urbaines. Les jeunes organisent des guet-apens et des man_uvres concertées pour s'attaquer à la police.

7ème degré : la mini-émeute

Escalade rapide et spectaculaire de la violence (saccage systématique de vitrines et de

voitures, incendies, jets de cocktails Molotov en grand nombre), mais brève et sans lendemain. L'arrivée des renforts policiers suffira à y mettre fin.

8ème degré : l'émeute

On voit se rallier de nombreuses autres personnes, habituellement non impliquées dans la délinquance, qui peuvent se livrer au pillage des magasins. Ce degré implique souvent durée et répétition et imprime des marques profondes dans le quartier : deux ou trois nuits consécutives, les mêmes incidents se renouvellent, présentant dès lors un caractère concerté et organisé, ressemblant à la guérilla urbaine.

A comparer ces deux échelles on s'aperçoit que la violence vis à vis des populations et de la police augmente proportionnellement à l'intensité du trafic.

Le premier symptôme d'un quartier à la dérive, c'est donc bien la mise en place d'un commerce de cannabis, puis plus tard de drogue comme l'héroïne . Ce trafic instaure une économie parallèle très lucrative qui développe un sentiment de supériorité chez ceux qui s'enrichissent dans cette activité criminelle. Ceux-ci posent en intouchables en intimidant les habitants du quartier susceptibles de remettre en cause leur « business ». Les dealers concurrents subissent le même sort. Toute forme d'autorité et la police en particulier devient insupportable aux caïds qui tiennent leur quartier.

La police peut bien évidemment intervenir épisodiquement dans ces zones avec un effectif étoffé, mais comme le rapporte ce gardien de la paix de Montfermeil :

« S'il y a une intervention aux Bosquets, surtout le soir, à deux, on ne peut pas la faire. On évite les Bosquets quand on est que deux. C'est une humiliation, une frustration, ils le savent ils en abusent. On se laisse insulter par un petit garçon de six ou sept ans. »11

B) Présentations les plus fréquentes

En 1993, Lucienne Bui-Trong, ancienne élève de l'Ecole normale supérieure (philosophie), alors commissaire de police et chef de la section « Villes et banlieues » au Service central des renseignements généraux, n'employait pas encore le terme de zone de « non-droit » mais celui de quartiers « hyper sensibles ». Elle en donnait la définition suivante:« Une trentaine de quartiers, écrivait-elle, dont la moitié se trouve située en région parisienne, peuvent être catalogués comme "hyper sensibles", ou particulièrement à risques, c'est à dire susceptibles de connaître des incidents sérieux, parce qu'ils sont le siège d'une violence au quotidien de niveau égal au moins à quatre ("attroupement et caillassage à l'encontre de la police"), et/ou parce qu'ils ont déjà eu des épisodes de violence paroxystique. La plupart de ces quartiers sont devenus des hypermarchés de la drogue ( haschisch, mais aussi héroïne), dans lesquelles viennent s'approvisionner des toxicomanes des environs( notamment des centre-villes), et desquels se font chasser les vendeurs(...) qui prétendent venir y "casser les prix »12.

On pouvait déjà dégager deux caractéristiques de ces territoires : l'agression des forces de l'ordre et la mise en place de règles propres au quartier (notamment pour le trafic).

On retrouvait ces deux éléments dans les propos d'un commissaire des renseignements généraux du Val d'Oise qui, dans un numéro du Parisien consacré aux « Cités Interdites » du département, expliquait que dans ces quartiers « résidait une économie basée sur le commerce de la drogue et le recel. Le patriotisme de cité joue ici à plein. L'étranger devient systématiquement suspect. Que dire des porteurs d'uniforme qui, susceptibles d'enrayer la belle mécanique de la cité , doivent à tout prix en être expulsés. » 13

Jean Marsaudon, maire RPR de Savigny-sur-Orge, faisait le même constat :

« les cités où les bandes règnent en maîtres(...) ne sont pas des zones de non droit, puisque des lois s'appliquent, mais ce ne sont plus les lois de la République ». 14

Des caractéristiques que l'on retrouve dans la définition que donne Olivier Foll, inspecteur général honoraire de la police nationale, ancien directeur de la police judiciaire parisienne. Le contexte urbain, écrit-il : « nourrit les violences et les couve dans des nids que l'on a pris l'habitude d'appeler "quartiers" ou "cités". L'Etat n'ose y intervenir de peur de les embraser, créant ainsi des zones de non-droit. Ces véritables places fortes de la délinquance sont devenues au fil des années les nouvelles écoles du crime. La violence y est de mise, voire la règle » 15

Le journaliste Jean Marc Leclerc, spécialiste des questions de sécurité, parle, lui, de « cités érigées en zones de non-droit, où des caïds règnent sur de véritables petites armées ». 16 Pour le sociologue Pierre Rimbert, « les zones de non-droit » font, en revanche, partie « des figures imposées du discours sur l'insécurité ». Ce n'est qu'un concept né « de tableaux apocalyptiques qui supplantent toute connaissance réelle de ces quartiers ».17

L'universitaire Laurent Bonelli voit lui dans l'appellation « zones de non-droit »

et dans sa description une résurgence, une « réactivation », de l' « idéologie de la fin du XIXe siècle : classes populaires, classes dangereuses »18.

Pour le sociologue Laurent Muchielli, chercheur au CNRS, ce concept de « non- droit » ne serait qu'un fantasme et une preuve de plus de la « très grande facilité avec laquelle les propos les plus catastrophiques parviennent à s'imposer »19 en matière de sécurité.

Malgré les réserves qu'elle peut inspirer, cette notion de « zone de non-droit » apparaît cependant dans la version réactualisée du Que sais-je? consacré aux Violences Urbaines. On y trouve cette définition : « Par " non-droit , nous entendons les quartiers ou cités dans lesquels des groupes organisés ont imposé, par l'intimidation ou la force, un ordre parallèle ou concurrent de l'ordre républicain. Bien avant la police, qui éprouve en effet des difficultés à simplement circuler dans ces quartiers, les premières victimes de cette domination en sont les propres habitants eux-mêmes. »20

Le syndicat des commissaires et fonctionnaires de la police nationale, dans une étude parue en 1995, parle de « cités interdites ». « Elles seraient au nombre de cent trente deux, compterait 1, 5 millions d'habitants et se caractériserait par une économie souterraine financée pour l'essentiel par le narco-trafic, et se manifestant par la présence de marchés aux voleurs dans certaines parties communes des cités (cave, halls, parking) alimentés par des biens dérobés ou obtenus de façon frauduleuse et par des bandes organisées liées aux dealers attaquant systématiquement dans une phase

de conquête, les représentants de l'autorité lorsque ceux- ci pénètrent dans leur territoire. »21  

L'expression « zone de non-droit », même dans les cas où elle traduit une réalité, exige d'être accompagnée de guillemets pour deux raisons essentielles.

La première est que, si la police n'est pas présente dans ces zones, et si elle doit craindre les agressions quand elle s'y rend, aucune de ces parcelles de territoires n'a décidé de l'empêcher coûte que coûte d'y restaurer l'ordre de manière permanente et officielle. La seconde est que, dans le cas où le droit républicain n'y serait pas respecté, il est inexact de parler de non-droit. Ces territoires obéissent à une loi, certes plus près de la loi du plus fort que de celle de la République. Il y règne une ordre ou plutôt « un désordre établi ». Les populations vivant dans ces quartiers subissent sans l'avoir choisi un certain nombre de ces règles parallèles. On pourra donc préférer à cette expression usuelle celle de « quartiers en sécession », de « zones à hauts risques » ou encore de «  zones hors-contrôle ». Comme nous l'avons précisé plus haut nous avons choisi d'employer cette formule « non-droit » parce qu'elle est celle que

l'on retrouve dans les propos- pour l'approuver ou la réprouver- des syndicats de policiers en passant pas les autorités civiles, les associations, les experts, les hommes politiques, les journalistes.

 

 

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9 24ème réunion européenne des chefs de services nationaux spécialisés dans la lutte contre les drogues. Anvers, Avril 1998

10 op. cité, Cahiers de la sécurité intérieure, août-octobre 1993

11 Conversation avec l'auteur

12 L'insécurité des quartiers sensibles : une échelle d'évaluation. Les cahiers de la sécurité intérieure n° 14, août-octobre 1993.

13 Le Parisien Seine-Saint-Denis, 17 février 1999

14 Le Figaro, 29 juin 1999

15 L'insécurité en France, Flammarion 2002, p 17

16 Conversation avec l'auteur

17 Envahissants experts de la tolérance zéro, Le Monde Diplomatique, Février 2001

18 Des quartiers en dangers « aux quartiers dangereux », Le Monde Diplomatique, Février 2001

19 La France, les Etats- Unis et la violence, Le Monde, 17 juillet 2001

20 Violences et insécurités urbaines, Alain Bauer, Xavier Raufer, PUF 2001, p.26

21 L'Economie informelle, De la faillite de l'Etat à l'explosion des trafics, Jean- Paul Gourévitch,
Le Pré au Clercs, 2002. p. 136