§1 Les courants
L'islam est une religion qui ignore la hiérarchie ecclésiastique. Le musulman s'adresse directement à Dieu. De façon structurelle, l'islam en France est éclaté en plusieurs composantes6.
Traditionnellement, l'islam en France est un islam maghrébin. Les communautés musulmanes subissent plus ou moins fortement l'influence des pays d'origine, à savoir le Maroc, la Tunisie et l'Algérie.
L'action marocaine est mise sur le devant de la scène dans les années 80 avec la création d'une Union des Associations Islamiques en France. Celle-ci finance notamment la construction de la mosquée de Mantes-la-Jolie (Yvelines). On l'accuse alors d'être un relais du prosélytisme libyen.
Aujourd'hui, les islamistes marocains oeuvrent par le biais des Frères musulmans ou du Tabligh. Toutefois, quelques éléments du Mouvement de la Jeunesse Islamique ou du Mouvement des Moudjahidines restent actifs en France, dans la communauté marocaine. Ils sont de plus en plus rares du fait de la surveillance étroite (de Paris et de Rabat) dont ils font l'objet.
La communauté musulmane algérienne est, d'un point de vue quantitatif, la plus importante de France. Elle est aussi très organisée. L'Algérie, du fait de notre histoire commune, a tissé des liens très forts avec la mosquée de Paris. De ce fait, son influence en France est incontournable.
Enfin, la communauté tunisienne compte dans ses rangs des éléments fondamentalistes parmi les plus dynamiques. Certains se font le relais d'Al Nahda, le mouvement de l'émir Rached Ghannouchi, inspiré par les thèses de Sayed Qotb, frère musulman égyptien. A noter que Ghannouchi, en exil à Londres, est interdit de séjour en France et en Allemagne.
Toutefois, ces considérations valent surtout d'un point de vue historique et pour une compréhension globale de l'islam en France.
Le mouvement d'islamisation ou plutôt le mouvement de ré-islamisation qui nous intéresse dans cette étude est en effet le fruit de l'action de courants transnationaux, quasiment « apatrides ». Si l'on peut dénombrer quatre principales familles de l'islam militant, le Tabligh et le courant salafiste retiendront toute notre attention.
· Les Frères musulmans : mouvement fondé en Egypte, en 1928, par Hassan Al-Banna. Il propose une lecture politique de l'islam. Cette doctrine peut se résumer en une formule de Al-Banna : « L'islam est idéologie et foi, patrie et nationalité, religion et Etat, esprit et action, livre et épée ». Le credo est l'islamisation « par le bas » c'est à dire l'éducation, le travail social...
En France, cette mouvance est représentée par l'Association des Etudiants Islamiques de France (AEIF) (proche des Frères musulmans syriens) et par l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) (proche des Frères musulmans égyptiens). Cette dernière contrôle notamment la mosquée de Lille ainsi que diverses associations comme les Jeunes Musulmans de France ou les Etudiants Musulmans de France.
Elle est favorable au principe de laïcité avec toutefois quelques aménagements. La démarche adoptée est une démarche communautariste (à l'image du modèle anglo-saxon).
· Les ahbaches : ce nom vient de l'arabe « habacha » qui signifie Ethiopie. En effet, leur maître à penser, Abdallah Al-Harari, est un cheikh sunnite éthiopien arrivé en 1965 à Beyrouth. Ils se font connaître au Liban, au début des années 80.
Les ahbaches sont présents en France depuis 1991 sous le nom « d'Association des projets de bienfaisance islamique en France » Ils ne cessent de se développer. Ils possèdent des mosquées à Nice, Nantes, Montpellier, Saint-Dizier, Narbonne, Lyon, Toulouse, Saint-Étienne... A Paris, ils dirigent deux centres islamiques, rue Jean-Robert (Paris, 18ème) et rue du Faubourg-Poissonnière (Paris, 10ème) ainsi qu'une mosquée rue Cavé (Paris, 18ème).
Les ahbaches se caractérisent par une connaissance quasi parfaite de l'islam ainsi qu'une allégeance indéfectible au chef. Ils exercent une pression très forte sur leurs partisans. Pour Antoine Sfeir, « leur activisme se manifeste par une présence permanente auprès de la population du quartier, de la ville, où ils s'installent notamment au niveau social. (...), ils trouvent du travail aux jeunes Français d'origine maghrébine devenus leur cible privilégiée ».
Faisant preuve d'une grande orthodoxie sur le fond, ils critiquent violemment les Frères musulmans et les wahhabites (ils ont édicté de nombreuses fatwas sur ce sujet). Ainsi, en France, ils se heurtent fréquemment aux partisans de l'UOIF et de l'UJM. Cela leur vaut également d'être souvent qualifiés (à tort ?) de secte (voir par exemple le site Internet « www.habache.online.fr »).
· Le tabligh : fondé en Inde en 1927 par Muhammad Ilyas, il s'agit du plus grand mouvement missionnaire de l'islam. Universaliste, il est présent dans une centaine de pays où vivent des musulmans. Ses adeptes appliquent une méthode de prosélytisme simple mais efficace : la « rahla » ou la « sortie », c'est à dire du porte-à-porte selon un plan préalablement établi visant à ramener les musulmans à la pratique religieuse.
Implanté en France depuis 1968, le mouvement se décompose en 2 branches (suite à une scission due à une question de personne) :
- Association « Foi et Pratique » : basée à Grisy-Suisnes (Seine et Marne), elle est dirigée par Mohammed Hammami. Sa « place forte » est la mosquée Omar Ibn Al-Khattab, 79 rue Jean-Pierre Timbaud (Paris, 11ème) (fréquentée en son temps par Fouad Ali Saleh, impliqué dans les attentats de 1986). Cette association tient également la mosquée Ali Ben Abi Talek, 83 rue Faubourg Saint-Denis (Paris, 10ème).
- « Tabligh wa Da'wa Allah » : créé en 1978, ce groupe peu connu a installé son siège depuis 1986 à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), au 52 avenue Paul Vaillant Couturier, à la mosquée Al Rhama. Il est dirigé par le tunisien Younès Tlili, l'imam de cette mosquée.
Les objectifs du tabligh sont strictement religieux et non politiques. Il a beaucoup contribué à la ré-islamisation des jeunes issus de l'immigration en prônant un islam simple, à la portée de tous et très conservateur.
Malgré ce caractère « piétiste », on a pu observer deux types de dérives. D'une part, certains jeunes sont frustrés par la démarche prosélyte. Certains désirent aller plus loin et souhaitent se plonger dans le jihad actif. Ils quittent alors le tabligh pour se rapprocher de groupes clandestins.
D'autre part, l'organisation des sorties ne se limite pas aux « quartiers » français. Ainsi, des voyages sont organisés vers l'Angleterre (notamment à Dewsbury où le mouvement a installé son siège européen) mais également vers le Pakistan (principalement à Lahore). Là-bas, certains sont approchés pour aller dans des camps d'entraînement militaire en Afghanistan. Même si cela restait marginal, ce schéma a bien existé.
Au-delà de ces cas particuliers, le vrai problème pourrait résider dans le contenu anti-intégrationniste du message délivré. Ce qui n'empêche pas les pouvoirs publics d'en faire un interlocuteur privilégié. Par exemple, l'hôpital Beaujon (Clichy, Hauts-de-Seine) a confié la gestion du culte musulman à une branche de « Foi et pratique ». De même, l'administration pénitentiaire n'hésite pas à faire appel au tabligh.
· Le courant salafiste : il s'agit là d'un abus de langage. « Salaf » signifie « ancêtre ». Le salafisme se veut donc un retour à la voie des ancêtres, c'est à dire le prophète Mahomet et ses compagnons. Finalement beaucoup de mouvements peuvent être qualifiés de « salafistes » (par exemple, le tabligh). En fait, ce que l'on appelle communément salafisme est une adaptation du wahabisme (notamment en procédant à une déterritorialisation de cette doctrine), une théorie puritaine mise en forme par Mohammed Ibn Abdal Wahab (1703-1792). Nous appellerons donc salafiste ce courant de pensé « hybride » qui est actuellement en phase ascendante dans nos banlieues7.
L'enquête de terrain menée au
cours du premier semestre de l'année 2002 permettra de mieux cerner
cette mouvance.
Il faut d'abord faire preuve de
discernement. Certains salafistes sont légalistes tandis que d'autres
n'hésitent pas à basculer dans l'activisme. La qualification
« salafiste », au-delà du débat terminologique évoqué
plus haut, ne doit donc pas être péremptoire. Ceci sera abordé
plus en détail dans la partie consacrée aux vecteurs de l'islam
radical.
En outre, le caractère le
plus remarquable à ce stade de notre étude réside dans
l'aspect « prêt à penser » de cette doctrine. Sous
une couverture de recherche « scientifique » (les imams et les
fidèles invoquent toujours les savants de l'islam et la recherche
du savoir), l'objectif est simplement l'imitation la plus totale possible
des faits et gestes du prophète (l'exemple le plus visible résidant
dans l'utilisation d'une racine pour se nettoyer les dents et la bouche).
On est proche d'un « prêt-à-porter intellectuel »
qui ne dit pas son nom, un véritable ritualisme rigide, qui peut
convenir aux personnes dépourvues de connaissances religieuses. Reste
également le problème de désignation du savant : des
listes circulent sur Internet (avec numéros de téléphone
notamment, cf. annexes) mais, finalement, l'autorité religieuse de
ces individus peut être remise en cause très facilement.
L'approche se veut aussi exclusive.
Les salafistes s'appuient sur un hadith du prophète expliquant que
la communauté des croyants se divisera en 73 sectes qui iront toutes
en enfer sauf une. Les salafistes se disent être ce groupe « sauvé ».
Ceci signifie donc que tous ceux qui ne suivent pas le chemin défini
se trompent. Nous ne sommes pas loin du concept du « takfir »,
c'est à dire l'excommunication.
Cette logique de monopolisation
du savoir et de la vérité est caractéristique de cette
mouvance.
Ce courant retiendra particulièrement
notre attention dans la suite de cette étude. En effet, dans le cadre
de l'enquête menée, c'est celui-là que nous avons le
plus côtoyé.
Etudions maintenant les vecteurs utilisés
dans la diffusion des messages radicaux.
6 « Les réseaux d'Allah », Antoine Sfeir, Plon, 2001.
7 « Une note des renseignements généraux décrit la percée de la mouvance fondamentaliste en Seine-Saint-Denis », Le Monde, 24 janvier 2002.