§2 L'affaire Kelkal
Pendant quatre mois, entre juillet et octobre 1995, la France connaît une vague d'attentats qui fait une dizaine de morts et plus de 150 blessés.
· 11 juillet 1995 : assassinat du cheikh Abdelbaki Sahraoui, cofondateur du Front Islamique du Salut algérien (FIS) et imam de la mosquée de la rue Myrha (Paris, 18ème). Il est tué dans la salle de prière ainsi qu'un fidèle qui tente de s'imposer.
· 25 juillet 1995 : attentat dans une rame du RER B, à la station St Michel, à l'aide d'un engin explosif constitué d'une bouteille de gaz de 3 kg, remplie de chlorate de sodium, de poudre noire, de soufre et de mitraille sous forme d'écrous, provoquant la mort de 8 personnes et en blessant 84 autres.
· 17 août 1995 : une bonbonne de gaz placée dans une poubelle avenue de Friedland (Paris, 8ème) explose en blessant 17 personnes.
· 26 août 1995 : un engin de plus grande puissance contenu dans une bouteille de gaz de 13 kg mais de composition identiques aux précédents, dont la mise à feu devait se faire par retrait d'une cale en bois accrochée à un fil de pêche tendu sur la voie ferrée que le train devait tirer par son passage, ne fonctionne pas et est découvert intact sur la voie du TGV assurant la liaison Lyon-Paris, à hauteur de Cailloux sur Fontaine (Rhône).
· 3 septembre 1995 : à 11 h 15, sur le marché « Bastille » du boulevard Richard Lenoir (Paris, 11ème), un autocuiseur contenant une composition pyrotechnique (charge explosive de 6 à 8 kg) fait long feu, mais blesse par brûlures 4 personnes (dont une grièvement).
· 4 septembre 1995 : à 11 h 55, une autre bouteille de gaz d'une contenance de 13 kg, remplie du même explosif (charge explosive d'environ 25 kg) mais dont le système de mise à feu avec retard est défectueux, est découverte avant l'explosion dans des toilettes publiques, place Charles Vallin (Paris, 15ème).
· 7 septembre 1995 : à 16 h 50, une voiture volée, piégée par un engin explosif composé de chlorate de sodium, de poudre noire et de soufre (charge explosive de 25 kg) dans une bouteille de gaz de 13 kg, programmé pour fonctionner à l'heure de sortie de l'école, explose quelques minutes avant celle-ci, à proximité d'une école confessionnelle juive à Villeurbanne (Rhône) blessant 14 personnes.
· 6 octobre 1995 : le jour de l'enterrement de Khaled Kelkal, un nouvel attentat est commis avenue d'Italie (Paris, 13ème), à la station Maison-Blanche. L'explosion de la bouteille de gaz placée dans une poubelle fait 13 blessés.
· 17 octobre 1995 : une bouteille de gaz de 3 kg explose sur la ligne C du RER entre les stations Musée d'Orsay et St Michel faisant 29 blessés.
Deux autres évènements sont à signaler :
· 15 juillet 1995 : vers 21 h 25, les occupants d'une Seat Ibiza grise ouvrent le feu sur les forces de l'ordre au cours d'un contrôle routier près de Bron (Rhône). Une course poursuite a lieu, plusieurs policiers sont blessés.
· 19 août 1995 : lettre de Djamel Zitouni adressée à Jacques Chirac, président de la République française, l'invitant « à se convertir à l'Islam pour être sauvé ».
2) Les acteurs
Ces actions sont menées par trois cellules d'exécutants3 :
¬ « Equipe action n°1 » située à Vaulx-en-Velin : Khaled Kelkal, Karim Koussa, Nasserdine Slimani, Abdelkader Maameri, Abdelkader Bouhadjar.
¬ « Equipe action n°2 relais » située à Lille : Mohamed Drici, Ali Ben Fattoum, Neji Nasri, Smaïn Aït Ali Belkacem.
¬ « Equipe logistique et soutien » basée à Chasse-sur-Rhône : David Vallat, Joseph Raime, Zeber Saïbi, Bilel Belaferir, Azzedine Merabti.
Deux individus coordonnent ces attentats :
¬ Ali Touchent alias Tarek : algérien, vraisemblablement correspondant du GIA en Europe, il est installé à Bruxelles. Selon les services algériens, il aurait été tué le 23 mai 1997 à Alger.
¬ Boualem Bensaid : algérien né le 11 novembre 2001 à Bouzareah (Algérie). Il est l'envoyé spécial de Zitouni, chargé de faire la liaison entre la France et Londres. Il s'infiltre en France par un trajet indirect via la Turquie et les Pays-Bas.
Le financier Rachid Ramda, algérien, opère à partir de Londres.
Enfin, certains individus jouent un rôle annexe en apportant des aides ponctuelles plus ou moins déterminées : Mustapha Boutarfa (location d'un appartement utilisé par les membres du réseau), Abdelkader Bouhadjar (assiste Kelkal dans sa fuite en lui fournissant un téléphone portable), Salim Agoume (aurait fourni 1 kg de poudre noire).
Tout d'abord, comme dans le cadre de l'« affaire de Marrakech », nous sommes face à ce que Jean-Luc Marret appelle un « terrorisme par le bas »4, c'est à dire issu des quartiers en difficulté. Le cas de Khaled Kelkal est éclairant : une scolarité laborieuse mais relativement satisfaisante puisqu'il va jusqu'en 1ère F section chimie. Toutefois, il ne parvient pas à trouver un emploi en liaison avec sa formation. Son passage en prison est aussi le passage à l'Islam le plus dur. Ainsi, Khaled Kelkal bascule dans l'activisme. Ceci confirme le fait que les banlieues françaises puissent servir de réservoir de main d'_uvre pour des groupes extrémistes.
Cet épisode met aussi en avant un phénomène qu'il ne faut pas sous-estimer : le rôle des convertis. Le groupe de soutien logistique basé à Chasse-sur-Rhône (Isère) est dirigé par deux convertis de nationalité française, Joseph Raime et David Vallat. Or, le converti est souvent « sur-motivé ». L'étude de terrain effectuée n'a fait que confirmer cette tendance. L'idée est simple : le converti a plus de chemin à faire que le musulman « de naissance », il doit donc faire plus d'efforts. Un converti qui passe au niveau de l'activisme est donc souvent très motivé et très actif. Il se sent en perpétuelle « mise à l'épreuve » aux yeux des autres.
Il faut également retenir la dimension internationale du réseau. Les décisions stratégiques émanent vraisemblablement d'Algérie, les financements viennent de Londres et les responsables de la coordination ont pour point de chute Bruxelles. Ainsi, à la façon de la résistance française durant la seconde guerre mondiale, les groupes ont leurs dirigeants et leur financier à l'étranger. Cette dimension multinationale des réseaux terroristes ne cessera de se développer.
Ce réseau a également une forte dimension régionale au niveau du fonctionnement interne. Ainsi, Kelkal vient de Mostaganem. D'autres personnes arrêtées sont également de Mostaganem et ont apparemment fonctionné avec lui. En fait, il y a une alliance entre des individus originaires de Mostaganem et des kabyles issus de deux quartiers d'Alger, Belcourt et Bouzareah (cf. Boualem Bensaïd). Aujourd'hui, cette dimension régionale perdure mais s'ajoute dorénavant une dimension « quartier » pour les plus jeunes. Ceci rend la pénétration des réseaux très difficile.
La fin de Khaled Kelkal est également intéressante. Il « prend le maquis » en véritable moudjahidine (treillis, carte, boussole). Ceci montre d'une part la motivation et la détermination de l'individu et d'autre part l'importance de l'apprentissage militaire fourni aux activistes. Kelkal, au moment de sa fuite, agit en fonction de réflexes et non de la raison.
La mort du jeune homme aura également une grande importance pour la suite. « Venger la mort de Kelkal » fait ainsi partie des mythes circulant dans les milieux activistes encore aujourd'hui, en 2002 (voir les déclarations de Nacer Eddine Mettai dans le cadre de l'affaire Mamache5). On peut dire que Khaled Kelkal a acquis une dimension symbolique forte dans les milieux activistes français et même au-delà.
Enfin, comme l'« affaire de Marrakech », les attentats de 1995 mettent en avant les limites opérationnelles de ce type de groupes. Les jeunes « paumés » de banlieues, les petits délinquants n'ont pas forcément les savoir-faire nécessaires à de telles opérations. Par contre, ils peuvent se révéler très utiles dans le cadre de réseaux de soutien et de réseaux logistiques où les connexions avec les milieux de droit commun s'avèrent souvent nécessaires (fourniture de faux papiers, d'armes, financement, etc.).
Cette alliance du Jihad et du caïdat
est bien illustrée par l'« affaire Chalabi ».
3 « Techniques du terrorisme », Jean-Luc Marret, PUF, 2000, p.60.
4 « Techniques du terrorisme », Jean-Luc Marret, PUF, 2000, p.54.
5 Sources Personnelles de l'Auteur (SPA).