§1 L'affaire de Marrakech

L'affaire connue dans la presse sous le nom du « réseau de Marrakech » est en fait une opération d'envergure ayant pour but de déstabiliser l'Etat marocain en important le jihad sur son territoire.

Le 24 août 1994, l'hôtel Asni de Marrakech est la cible d'une attaque d'un commando composé de trois hommes cagoulés. Armés d'un pistolet-mitrailleur, d'un fusil d'assaut et d'un fusil à pompe, ils tuent deux touristes espagnols et volent le contenu de la caisse (environ 10 000 dirhams soit 990 euros).

Composition du « groupe Marrakech » :

Le 25 août 1994, un autre commando de trois individus a pour mission d'attaquer la grande synagogue de Casablanca. Finalement, un seul d'entre eux vide le chargeur de son pistolet-mitrailleur sur le mur d'enceinte d'un cimetière juif.

Composition du « groupe Casablanca » :

Le 26 août 1994, à Fès, trois hommes prennent en otage un chauffeur de taxi. L'objectif initial était d'assassiner un agent de police. Ils échouent.

Composition du « groupe Fès » :

Le même jour, un attentat devait viser le « Talamat », le club Aquarius de Tanger. Le groupe devait allait sur la plage et viser les baigneurs. L'opération échoue du fait du dispositif policier mis en place en réponse aux évènements des jours précédents.

Composition du « groupe Tanger » :

Si l'opération se voulait ambitieuse, la mise en _uvre s'est révélée très aléatoire. Quoiqu'il en soit, sur les sept accusés déférés devant la justice marocaine, trois sont condamnés à mort (Aït-Idir, Hammadi et Marzoug) et trois, condamnés à la prison à perpétuité.

Quels enseignements peut-on tirer de cette affaire ?

Le premier enseignement réside dans l'origine géographique des activistes. Marocains, algériens ou français, ils résident tous en France. En fait, ils viennent de La Courneuve, d'Orléans ou d'Avignon. Ce cas démontre d'une façon flagrante que nos banlieues peuvent « fournir » des individus prêts à passer à l'action terroriste. On sort du domaine des idées et des discours enflammés contre les gouvernements impies pour entrer dans celui du terrorisme.

Le second élément à mettre en avant relève des parcours individuels. A ce titre, les cas de Stéphane « Saïd » Aït-Idir et Redouane Hammadi sont très révélateurs. Après une scolarité laborieuse, Aït-Idir est apprenti plombier, plongeur puis éboueur. Hammadi est quant à lui vendeur sur les marchés avant d'obtenir un contrat emploi-solidarité à EDF. Nous retrouvons donc des individus en relative difficulté.

Au-delà de ces profils sociaux homogènes, il faut insister sur le « poids » du guide. En effet, deux personnages sont au centre de cette affaire : Abdellilah Ziad alias Rachid et Mohamed Zineddine alias Saïd. Tous deux marocains, ce sont d'anciens militants du Mouvement de la Jeunesse Islamique Marocaine (MJIM). Ils deviennent les guides spirituels puis politiques et enfin militaires des individus qui formeront les quatre commandos. La recherche de repères et le besoin d'une autorité peuvent expliquer l'importance que ces deux hommes prendront auprès de ces jeunes.

Le rôle de certaines associations est aussi intéressant. Tout d'abord, « Dialogue Cité 4000 », association offrant soutien scolaire et apprentissage de l'arabe. Fichée par les Renseignements Généraux (RG), elle prend en charge Aït-Idir. Elle fournit le cadre d'une réislamisation radicale de certains jeunes du quartier. De même, « AVS » (« A Votre Service »), dont est membre Hammadi, sert de base d'accueil des responsables du MJIM (dont se réclament Ziad et Zineddine).

Cette affaire nous permet également de percevoir la nature des liens unissant les membres de ces réseaux. Nous sommes face à des liens de nature individuelle. Tout se fait par connaissance. Des jeunes amis d'enfance rencontrent une personnalité forte qui leur présente d'autres personnes, etc. Par exemple, Aït-Idir et Hammadi rencontrent Abdellilah Ziad qui, étant le gendre de Mohammedi Chellah, l'imam de la mosquée du quartier de la Croix-des-Oiseaux à Avignon, va créer une « structure » mixte La Courneuve/Avignon. Ces réseaux de connaissances fondés sur la confiance permettent donc la mise en place de connexions inattendues. Comme nous le verrons plus tard, cette pratique reste actuelle.

Enfin, et malgré le fiasco opérationnel de l'opération, il ne faut pas négliger la préparation suivie par les membres des commandos. On peut distinguer deux types de préparation. D'une part, les stages militaires à l'étranger (Pakistan et Afghanistan). Le responsable, Abdelkrim Afkir alias Nasser, habitant la Goutte-d'Or dans le 18ème arrondissement de Paris, sélectionne les stagiaires. C'est lui qui achète les billets d'avion (dans une agence du boulevard de Belleville) et qui les accueille sur place. Selon le niveau du stagiaire, les enseignements évoluent (de l'AK47 au lance-roquettes en passant par le maniement d'explosifs). Ainsi, Farid Zarouali (« groupe Tanger ») est renvoyé en France à la fin de son premier stage, son niveau étant jugé insuffisant. A l'inverse, Hamel Marzoug (« groupe Casablanca ») a accès à des camps d'un niveau supérieur où il apprend le maniement d'armes lourdes.

D'autre part, la préparation en France : celle-ci se fait en deux temps. Il y a d'abord l'apprentissage militaire. Comme en Afghanistan, des stages sont organisés afin d'apprendre le maniement des armes. Cela se déroule dans des campagnes relativement désertes (Drôme, Ardèche, Vaucluse). Ainsi, les groupes issus de La Courneuve et d'Orléans s'entraînent à Bédoin, un village du mont Ventoux. Ces stages en France, sont dirigés par les recruteurs que sont Abdellilah Ziad et Mohamed Zineddine. Ils se limitent à un entraînement physique (jogging, arts martiaux) et à quelques exercices de tir (pistolets à plomb et, plus rarement, pistolet-mitrailleur avec silencieux).

Il y a ensuite les « mises à l'épreuve ». Celles-ci prennent la forme de hold-up divers (un pompiste à Aubervilliers, un bureau de changes à la tour Eiffel, une poissonnerie à Barbès). Le gros du butin, plus de 150 000 euros, va à Abdellilah Ziad et aux besoins de la cause. L'autre partie revient aux braqueurs (à noter que la proportion versée au Jihad ne semble pas relever du concept de butin, sourate 8 du Coran). Des actions similaires sont également menées en territoire marocain (attaque contre un MacDonald de Casablanca menée par Hammadi et Marzoug).

Cette affaire est donc remarquable dans la mesure où l'on voit l'apparition de méthodes de recrutement et d'endoctrinement dans les banlieues qui vont permettre le passage à l'acte terroriste. En l'espèce, l'acte se produira à l'extérieur du territoire national mais une action contre la France est dès lors envisageable. L'« affaire Kelkal » ne sera finalement qu'une confirmation du phénomène.

 

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