Les rumeurs ne sont certes pas un phénomène nouveau, mais par le biais d'Internet les instigateurs de rumeurs peuvent tester rapidement la vitesse de propagation, le champ d'action au niveau mondial pour certaines d'entre elles et par conséquent valider l'efficacité et l'adéquation à l'air du temps.
Précédemment, la rumeur circulait de bouche à oreille, elle était donc plus ou moins localisée et l'effet démultiplicateur, l'ampleur d'une rumeur se mesurait après une certaine période. Cette rumeur qui était souvent basé sur la peur, la panique, incitait les personnes à de vives réactions et enclenchait une médiatisation, qui donnait une vocation national à cette « affaire ».158 Le processus d'élaboration de la rumeur doit pour paraître plausible partir de la base de la population ,se propager par un réseau d'amis, de voisinage de confiance, de ceux qui ne sont pas forcément très informés pour atteindre progressivement le haut de la pyramide du pouvoir et des médias .Au départ, les populations doivent se sentir concernées par l'information qui circule à travers la rumeur . A la longue , les personnes ne font plus attention à la rumeur en elle même mais à l'événement qu'elle suscite.
Le « e-canular »
Sur Internet , la rumeur peut se développer directement et uniquement sur ce média. Auparavant, la rumeur devait parcourir les méandres les modifications, et les amplifications du discours oral « du bouche à oreille », avant espérer une médiatisation dans la presse et les médias . Internet incarne le média non contrôlé et accessible à tout le monde et donc propice à une discussion entre individu sans intermédiaire et à une information qui n'est pas dominée par des élites. Internet est l'instrument idéal de la propagation des légendes urbaines, la rumeur se diffuse par un texte par l'intermédiaire des « mails » et des forums . Si votre mail contient une information alarmante, « L'apparition d'un nouveau virus par exemple avec la mention faire circuler le plus largement possible , ... » ou un message d'enrichissement possible, si vous faites suivre ce message à plus de 20 personnes vous pouvez gagner un nouveau gadget de consommation DVD, téléphone portable hi-tech .
Il est préférable alors de vérifier la source ou l'information . Les variétés de canulars sont multiples.
Un des sites d'information sur les canulars « hoaxbuster.com »159 a mis au point une classification :
Les faux-virus, 2) Les chaînes de solidarité , 3) Le Gain, 4) Bonne fortune/Mauvaise fortune, 5) Désinformation, 6) Pétitions, 7) Humour . 160Dans le cadre de notre réflexion , nous nous intéresserons exclusivement à la catégorie désinformation. Cette désinformation peut toucher bien sûr des particuliers, mais s'attaque le plus souvent à de grandes sociétés puissantes, des multinationales très connues du public , et à des institutions nationales et internationales .La plupart du temps, l'opinion publique a déjà été sensibilisée aux actions de cette société . Pour l'instigateur de la rumeur il devient relativement facile d'effrayer et de faire réagir les internautes sur une question sensible d'ordre général mais qui doit être teinté d 'émotion. La rumeur peut avoir alors des conséquences catastrophiques et dévastatrices financièrement et aussi pour l'image de marque générale de la société .
Dès qu'une société se trouve exposé par des actions stratégiques ou dans sa communication ( entrée en bourse , vague de contestation, ...), la rumeur peut lui porter un coup fatal .
L'affaire Total et ses implications
* Rappel des faits
Le 12 décembre 1999, un pétrolier « l'Erika » s'échoue et se brise au large des côtes bretonnes .Le naufrage de ce bateau et la vision d'une nouvelle marée noire va déclencher les passions et les réactions, tout d'abord des bretons , des citoyens nationaux inquiets, des écologistes européens , des associations transnationales anti-mondialisation . Dans un premier temps, les différents responsables ( équipage, sociétés d'affrètement, propriétaire du bateau ,...) se renvoient la balle . L'opinion publique réagit très vivement à ce manque de responsabilité face à cette catastrophe et à une communication déficiente . « L'attentisme de Total est d'autant plus grave qu'une marque ne se remet pas aussi facilement d'une marée noire . En avril 1997 , Exxon consacrait encore 2 millions de $ en pub rien que pour tenter de redorer son blason, près de dix ans après le drame de l'Exxon Valdez. Le pétrolier américain ( Esso en France) avait pourtant pris des dispositions spectaculaires, comme la création du fonds Save the Tiger, doté d'un budjet de 5M$, ou l'indemnisation du gouvernement américain et de l'Etat d'Alaska à hauteur de 1M$. »161 Finalement, après des tergiversations et trois semaines après le naufrage , Total Fina communique et endosse une part de la responsabilité et s'engage à réparer une partie des dégâts . 10 000 tonnes de mazout serait déversés sur les plages bretonnes .Les pouvoirs publics font aussi preuve de beaucoup d'hésitations dans le règlement de ce fléau . Dans cette crise , Internet va devenir un média privilégié, l'opinion publique est suspicieuse et cherche à se renseigner directement sans intermédiaire institutionnel et privé . Des bénévoles solidaires décident spontanément de se rendre sur le lieu de la marée noire pendant leurs congés et de ramasser et retirer le mazout des côtes.
Un deuxième coup de théâtre intervient : le mazout de l'Erika retiré des plages par les bénévoles serait cancérigène. Un laboratoire « Analytica » le dévoile sur Internet 162 alors que là encore les institutionnels et la société Total n'ont pas prévenu les bénévoles . Une nouvelle polémique est relancée autour de l'Erika . La recherche de vérité ou d'informations sur l'Erika devient une obsession des citoyens qui se méfient des campagnes officielles . Internet va servir comme base de lancement des campagnes de boycott contre Total et des contre-analyses des discours officiels .
* Total-Fina embarrassée par une désinformation en ligne
Les sites anti-Total fleurissent sur Internet . Chaque site apporte sa touche : militante, humoristique, dramatique, et sarcastique. Mais les mots et les images détournés ou non sont de plus en plus agressifs : « Totalitaire. Total ne s'appelle pas Total par hasard. Ce simple mot, à l'évidence confondante, dit tout. Tout sur Total, c'est l'entreprise qui impose sa loi au monde , celle qui affirme son monopole sur une activité, celle qu'on ne peut plus éviter . Total est une entreprise d'aujourd'hui. »163Les communiqués de la direction de la communication n'arrivent pas à enrayer cette spirale critique : « Dès l'annonce du naufrage d'Erika, TotalFina a mis à la disposition des préfectures concernées son expertise et ses ressources en matériels et en produits, avec une volonté de solidarité, d'efficacité , de discrétion et de respect des personnes et des institutions , a rappelé Thierry Desmarest , président du groupe , le 5 janvier 2000. (...) »164.
Sur Internet circulent des pétitions de boycottage de la marque et de toutes ses activités. Dans ce climat délétère de forte pression médiatique du groupe Total , un mail est envoyé en « mailinglist »le 3 janvier 2000 . Ce mail est censé être une correspondance intranet entre différents responsables du groupe Total qui tentent de réagir face aux pétitions de boycott sur Internet et proposent des contre-attaques juridiques, policières et pourquoi pas de créer des fausses pétitions pour tromper tout son monde . « Cet échange fait la joie du public, s'étale comme une petite marée noire électronique , d'ordinateur en ordinateur , et termine sa course dans la presse. »165. Ce mail que j'ai reçu le 10 janvier commence par la mention typique des canulars : « A faire circuler sans limitation. » et un petit mot d'introduction guidant l'internaute dans son rejet des méthodes de cette société: « Instructif ! Cet échange d'emails entre plusieurs hauts cadres de Totalfina montre comment la multinationale pétrolière responsable de la marée noire tente d'étouffer l'expression citoyenne. »166 et le message se termine par une redondance : « Vous avez le grand pouvoir de la boule de neige ! A vous de jouer .
Copiez ce message , améliorez-le, traduisez-le dans toutes les langues et transmettez-le à toutes vos connaissances . Et surtout Boycottez Total un an ! ».L `auteur du canular utilise des mots qui peuvent prêter à confusion et indiquer un deuxième sens à ce courrier : jouer et améliorer .S'agit-il alors bien d'un montage ? . L'auteur explique qu'il n'est pas un surdoué de l'ordinateur , il s'est simplement installé dans un cybercafé, le 3 janvier 2000 pour composer son message , il s'est connecté sur Yahoo.com, ouvert un compte courrier avec un nom « bidon » et envoyé ce texte à une centaine d'adresse. D'après ces propos : « En une semaine, un quart des boites aux lettres électroniques françaises avaient reçu mon faux échange ... »167. Comment expliquer une telle propagation ? Une sensibilisation de l'opinion publique, une méfiance de la communication institutionnelle et une recherche d'informations par d'autres voies , associatives , militantes et pourquoi pas même dans le milieu « underground ». L'auteur indique par conséquent qu'il n'a pas envoyé le message à des journalistes de renom ou spécialisés : « Parmi les premiers destinataires , il y avait très peu de journalistes. Un type des Inrockuptibles , des petites maisons de disque, des branchés techno, des anonymes ... C'est ce qui est drôle : ne l'envoyer qu'à des journalistes aurait été trop facile et ne démontrait rien . »168 La médiatisation se fait entre autre par le biais de l'association Attac France 169 qui, par la reprise sur son site de ce « mail », donne une caution à ce montage et les médias nationaux s'engouffrent dans la brèche et reprennent cette information . Pourtant dès le départ , des magazines d'Internet avaient démontré la manipulation et la désinformation . Les milieux spécialisés militants de la toile ont mis un peu de temps à mettre en doute cet échange de « mails » . Il était possible de lire des mises en garde dans les forums : « J'ai beaucoup de mal à croire en l'authenticité de cet échange de « mels » entre cadres sup de Totalfina, un peu trop gros, un peu trop évident, un peu trop worldcompany, un peu trop bien fait, un peu trop mal fait , et puis d'ailleurs qui l'a intercepté ? et Comment ? Ca sent trop hélas, le bidonnage/bidouillage bien intentionné... ( je veux dire de la part d'un militant anti-Totalfina) ». Cette histoire a été rapidement désamorcée globalement et pas uniquement par le groupe Totalfina. Un communiqué du 12 janvier du groupe pétrolier est bref : « Un e-mail falsifié circule actuellement sur le net qui rapporte un présumé échange d'e mails entre les membres de la direction générale de Totalfina sur la communication d'Internet.(...)
Nous précisons
qu'il s'agit d'un faux dont l'origine ne peut en aucune façon être
attribuée à Totalfina . »170
Cet exemple dévoile d'une part, la vulnérabilité d'une
entreprise face à une net-rumeur . Dans un monde économique
très concurrentiel, les rumeurs peuvent être des armes utiles
pour affaiblir une société et sa notoriété
qui est difficile et longue à acquérir et peut être
un peu facile et rapide à remettre en cause .De nombreuses sociétés
doivent faire face à ce nouveau phénomène mais sont
elles vraiment préparées ? D'autre part, le réseau
est adapté aux militants qui souhaitent se servir d'un outil approprié
de communication pour une mobilisation planétaire notamment dans
les combats pour l'environnement et contre la mondialisation. Les electrohippies171
ont organisé en décembre 1999 pendant le sommet de Seattle,
un sit-in virtuel, bloquant par saturation les sites Internet de l'Organisation
mondial du commerce. Le réseau devient un bon moyen de protestation
et de pression populaire. Les militants de l'environnement , les écologistes
sont des fervents utilisateur du réseau : « Le naufrage (
de l'Erika), ça a été la première expérience
du genre . Les citoyens internautes se sont coordonnés, ont obtenu
des informations et ont agi en ligne, analyse le sociomètre ( statisticien
en sociologie) Jean Pierre Pages , ils sont intervenus dans le débat
public en amont des procédures officielles. Pour lui c'est carrément
une nouvelle forme de démocratie qui s'est mise en marche . »172.
La démarche peut devenir très virtuelle et symbolique. L'association
Luccas appelle les internautes à manifester sur la toile le 31 janvier
2001, mais avec des avatars173
, dans une ville en image de synthèse contre les services Internet
de Noos sur le cable .
158Une des rumeurs les plus fameuse en France est « la rumeur d'Orléans »en 1969 , l'histoire des jeunes filles soit disant kidnappés dans des magasins de cette ville . Cette rumeur a été analysée par le sociologue Edgar Morin.
159http://www.hoaxbuster.com/hinfos/types.html
160C.F explication de chaque catégorie sur le site Hoaxbuster.com et dans l'annexe p 121-124
161Laurence Armangau et philippe Lefèvre, Total s'en est-il trop remis au hasard ?, CB News , n°597 du 10 au 16 janvier 2000, p 9 ;
162site Analytika :http://www.labo-analytika.com
163Article
de Sylvain Marcelli sur le site : http://www.insite.fr/interdit/total.html
. Greenpeace a détourné une publicité Total pour un
nouveau slogan : Total ement irresponsable
Fina lement coupable
164Quels sont les engagements de TotalFina ? une des questions consultables sur le site officiel de TotalFina http://www.total.com/fr/erika/q3.html . Vous pouvez aussi lire :Quels sont les dispositifs mis en _uvre en cas de polution pétrolière ?350 personnes sont mises à la disposition des régions concernées pour nettoyer les sites endommagés. Une fondation va être créée avec un budget de 50 millions de francs pour restaurer les côtes , l'habitat marin ...
165Frédéric Hill-Martin, « j'ai manipulé Total, les dernières techniques d'intox sur le net, révélées par l'auteur du canular anti-Total., in FHM, Mars 2000, p47
166C.F en annexe, p 130-133, le texte complet de ce faux mail entre les responsables de Total .
167Frédéric Hill-Martin, Op cit., in FHM, Mars 2000, p47
168Frédéric Hill-Martin, Ibid., in FHM, Mars 2000, p48
169http:// www.attac.org/fra/asso/doc/ structures.html , Pour les communications du mouvement international si vous ètes membres : transattac @attac.org . ATTAC : association pour une taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens est une association fondée en France le 3juin 1998 par des citoyens , des associations ( AC, Agir ici , alternatives économiques, amis de la terre, Artisans du monde ...), des syndicats( Confédération paysanne, Confédération national des familles laïques, fédérations-Banques CFDT, Fédérations des finances CGT,...) et des journaux ( Le monde diplomatique, ..) . Depuis, le mouvement est international.
170http://www.total.com/fr/erika/dxmail.html
171http://www.gn.apc.org/pmhp/ehippies/eh-list.html : The electronic Activism & Electronic Civil Disobedience website
172Laurent Noualhat , des écolos dans le réseau , Pour la plupart des militants, le Net s'adapte très bien à leur combat., Libération , 26 octobre 2000, p 28
173Pour
choisir son déguisement , l `association propose aux internautes
des avatars sur le site archinet.fr