IV-1 Les fraudes communautaires.

L'Europe verte a inventé d'invraisemblables usines à gaz à visée corrective des inégalités entre pays « du marché commun169 » d'une part, et entre le marché commun et le reste du monde d'autre part.

Rappelons de façon très schématique ce que sont les montants compensatoires monétaires (MCM), fleuron de la technocratie bruxelloise. Il s'agit d'un mécanisme qui repose sur la comparaison entre un prix de référence constaté (le prix le moins bas observé sur le marché mondial d'un produit donné) et un prix d'objectif négocié (le prix communautaire souhaité par les instances). Afin de rendre effective la « préférence communautaire », il faut faire en sorte que les acheteurs ne soient pas incités à acheter sur le marché mondial (moins cher que le communautaire) ; symétriquement, pour ne pas pénaliser la vente des produits communautaires, il faut qu'un mécanisme correcteur permette de rendre leur prix concurrentiel sur le marché mondial.

C'est ainsi que les achats sur le marché mondial, toujours réalisés à un prix inférieur au prix communautaire d'objectif, étaient pénalisés par l'application d'une taxe dite « prélèvement » perçue par la Communauté qui alourdissait le prix d'achat. Inversement, les exportations vers un pays extérieur à la Communauté se faisaient au tarif du marché mondial. Le vendeur percevait alors la différence entre son prix de vente effectif et le prix d'objectif. C'est une « restitution ». Le même mécanisme fonctionnait entre les pays-membres de la Communauté, afin de compenser les écarts entre les niveaux de prix d'un pays à l'autre ainsi que le différentiel monétaire. Ingénieux. Et diablement tentant.

Si on parvenait à vendre fictivement à l'extérieur une marchandise fortement subventionnée, on touchait des restitutions. Le principe était simple : exporter des produits européens dont le prix sur le marché mondial est bas (le blé ou la viande de boeuf, par exemple) donnait lieu à des restitutions considérables. Le déficit chronique des pays de l'Est en blé rendait courante et facile l'opération vers l'URSS ou la Pologne. On pouvait tout aussi bien acheter du porc en Belgique et le revendre en Italie.

Un douanier complaisant attestait la sortie de la marchandise hors de la Communauté, alors qu'elle ne quittait pas le territoire du marché commun, où elle était revendue à un prix compatible avec les niveaux tarifaires d'objectif. La même opération était possible à l'intérieur de la Communauté. Des péniches de beurre ont ainsi tourné indéfiniment entre la Belgique et la France ou l'Allemagne.

La complexité des mécanismes administrativo-économiques mis en place, le circuit compliqué et la masse des documents, la légèreté des contrôles internes de gestion au sein des services de la Commission rendaient l'activité peu risquée et fort lucrative.

La Communauté d'avant Maastricht comme l'Union d'aujourd'hui sont obsédées par l'écoulement des stocks de marchandises excédentaires : produits laitiers, huile d'olive, sucre, vin, viande bovine,...Aussi ont-elles instauré des dispositifs de subventions. La montagne de beurre européenne a ainsi conduit à verser des subventions élevées pour sa transformation en butteroil à usage agroalimentaire. Soit un groupe mafieux ou assimilé qui veut investir. Trop heureuse de s'en débarrasser, la Commission lui vend à bon compte quelques milliers de tonnes de beurre contre l'engagement d'en faire du butteroil. Il touche pour ce faire des subventions, le prix de cette marchandise étant très inférieur à celui du beurre frais. Mais au lieu de le transformer, il les revend comme beurre frais hors communauté. En jouant sur le temps nécessaire à la remontée des informations douanières, sur le manque de coordination des bureaux bruxellois, il déclare avoir vendu du beurre frais et touche alors des subventions supplémentaires au titre des politiques structurelles. Il a gagné deux fois : une première sur la transformation virtuelle, une deuxième sur l'exportation.

François d'AUBERT donne un tableau extrêmement vivant et documenté des fraudes dans les deux ouvrages qu'il a consacrés aux arnaques communautaires170.

En voici un autre exemple mis au jour en octobre 1996, où l'on retrouve les clients habituels de cette étude : des Albanais et des Italiens. Une entreprise belge de produits laitiers exporte fictivement du beurre vers l'Albanie. Avec la complicité d'un opérateur italien, elle perçoit indûment des restitutions à l'exportation. A l'aide de documents de transit communautaires falsifiés, la marchandise était déchargée en Italie et écoulée dans ce pays sur le marché noir. Quelque temps plus tard, le même opérateur italien s'est fait prendre alors qu'il réintroduisait frauduleusement en Italie, sous la dénomination de margarine, du beurre français qu'il avait déjà exporté en Croatie, en touchant bien évidemment des subventions171.

Quand l'opération porte sur des milliers de tonnes et se répète, le bénéfice est considérable. A titre d'exemple, les subventions d'aide à la consommation sur l'huile d'olive se montaient à 4210 F. par tonne en 1991 (environ 3,35 F/litre). Une affaire de fraude sur ce produit, via la Grèce d'où la marchandise était censée provenir, a donné lieu à 75 MF de subventions indues, sans compter les taxes éludées, ce qui porte le bénéfice total à environ 170 MF172.

En 1993, cinquante quatre chargements de beurre allemand, appartenant à une société milanaise et destinés sur la papier à la Slovénie ont été revendus au noir en Bretagne (osé !) après avoir bénéficié de copieuses restitutions. Montant de l'escroquerie à l'époque : plus de 10 millions de francs (1,5 M_)173.

On peut aussi pratiquer de même sur le vin, très excédentaire en Europe. Pour en diminuer les stocks, qui coûtent cher en gestion, la Commission a eu l'idée (ancienne) de le subventionner à la distillation (comme le beurre en butteroil). L'astuce consiste donc à acheter du vin subventionné pour distillation et à l'écouler comme vin de table au noir.
Le blé dur est une céréale typiquement méditerranéenne qui est la base de la semoule à couscous et des pâtes alimentaires ; c'est également l'une des plus subventionnées par Bruxelles. L'Italie en est le premier producteur et le premier exportateur d'Europe. Le blé dur fait vivre des centaines d'agriculteurs de Sicile, des Pouilles, de Calabre, régions, comme chacun sait, tranquilles et intègres.

Deux Napolitains se partageaient le marché en Europe et vers le Maghreb (Algérie et Tunisie en particulier, également en Libye). En prétendant exporter ce blé dur, plus fortement subventionné encore que le blé tendre, on touche des restitutions. Si on réussit à le vendre sur le marché intérieur, fût-ce un peu au dessous du prix d'objectif européen afin de s'assurer le marché, mais aussi le silence du client peu regardant devenu ainsi complice, on gagne sur les deux tableaux, comme pour le beurre, l'huile d'olive ou le vin. C'est ce qu'ont réussi à faire les deux compères ennemis napolitains, avec l'appui des autorités politiques italiennes de l'époque (1992), en l'occurrence Antonio GAVA, ministre de l'intérieur et Cirio POMICINO, ministre du budget. Il faut dire que les deux parrains du blé dur avaient leurs entrées à la fois à la Commission et à la Camorra, ce qui est un bel exemple de synergie. Butin pour la seule année 1992 : 220 milliards de lires (un peu plus de 700 MF, soit 107 M_)174. Sans compter les opérations de blanchiment que ces périples laitiers ou oléagineux permettent à l'occasion de réaliser. Car nous ne sommes pas à Naples pour rien : l'un des deux rois du blé dur était protégé par le clan de Carmine ALFIERI, boss incontesté de la région.

Toute cette affaire a été découverte grâce aux confessions d'un repenti, Pasquale GALASSO, camorriste notoire et chef d'entreprise largement plus qu'aisé d'une entreprise de transports internationaux. Voici encore une belle figure de bandit bien sous tous rapports tel que le décrit François d'AUBERT175 : « Galasso a le double visage du camorriste de son temps, aussi à l'aise la kalachnikov à la main que discutant avec son banquier, son expert comptable ou son conseiller fiscal. Businessman prospère, passé par l'université, connaissant le droit et l'économie, issu d'un milieu aisé, il gère, côté jardin, une importante entreprise de transports routiers créée par son père (...). Côté cour, Galasso est le parrain de choc du puissant clan camorriste de Poggiomarino (...). Mieux encore, il seconde l'homme le plus imprtant de la Camorra, Carmine ALFIERI, le boss de Nola (...) avec lequel il a constitué un cartel criminel pour contrôler le trafic de drogue à Naples et dans sa province. Galasso, homme d'affaires avisé, collectionneur d'objets d'art, est aussi un tueur redoutable, auteur présumé d'une dizaine d'assassinats... ».

Tous les produits agricoles subventionnés donnent lieu à des opérations de fraude de plus ou moins grande envergure. Le sucre est l'un d'eux. Un autre chef camorriste, Claudio FINO, s'est trouvé impliqué dans une fraude aux restitutions sur ce produit. Ce qui est intéressant dans cette affaire entre les Pays-Bas et l'ex-Yougolavie n'est pas le montant des gains (25 MF environ) ni le principe, très classique, mais le fait que le système fonctionnait par la mise en jeu de complicités multiples : des transitaires italiens travaillant dans un centre de dédouanement à Nice, des douaniers italiens à Trieste, deux sociétés de transport, l'une de Menton, l'autre installée en Ardèche.

Ces deux entreprises avaient été choisies en raison de leurs difficultés financières. On ne prête pas suffisamment attention aux entreprises au bord de la faillite. Ce sont des proies toutes trouvées pour les mafias, comme les désespérés en sont pour les sectes. Les tribunaux de commerce devraient sans doute être systématiquement associés aux études préalables (dossiers d'objectifs) des GIR. L'infiltration de l'économie légale est un objectif permanent des mafias. Dans les exemples rapportés, les transactions ne portaient aucunement sur des produits illégaux : ni drogues, ni armes, ni clandestins, ni contrefaçons. Une façade absolument irréprochable, des prestataires de service ordinaires, mais présentant ce que les spécialistes du contre-espionnage appellent des vulnérabilités, c'est à dire des points faibles sur lesquels porteront les attaques.

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169 Comme on disait à l'origine. On parle désormais d'Union européenne, qui a succédé aux Communautés, puis à la Communauté européenne.

170 Main basse sur l'Europe (1994) et Coup de torchon à Bruxelles (1999), Ed. Plon. Voir Bibliographie générale.

171 François d'AUBERT : Coup de torchon à Bruxelles (en collaboration avec Guillaume RESSOT), Paris, Plon 1999, page 105-106.

172 François d'AUBERT, op.cité, page 107.

173 Ibid. page 139.

174 François d'AUBERT, op.cité, pages 140 ssq.

175 Ibid. , pages 139-140.