III-3. Les trafics d'organes et d'enfants

Le trafic d'êtres humains « en pièces détachées » est relativement mal documenté. Il convient de faire la part des fantasmes. Il y a des énucléations chirurgicales rendues inévitables par certaines pathologies. Lorsque la ressource ophtalmologique locale n'est pas à la pointe des techniques, un cas qui relèverait en Europe, au Japon ou en Amérique du Nord de traitements sophistiqués n'a pas d'autre issue que chirurgicale.

Mais il n'est pas niable qu'un tel trafic existe et qu'il semble même s'accroître. Le besoin de plus en plus aigu de cornées, de reins, de foies et plus banalement de sang engendre bien évidemment des tentations pour des réseaux qui savent trouver, notamment aux États-Unis, une demande à la fois hautement solvable et totalement dénuée de scrupules.

Les autorités ne semblent guère s'impliquer dans la recherche et la répression des trafics d'organes. Rarement mentionnés, pour ne pas dire niés, ils n'ont été évoqués qu'en 1995 à la conférence sur la criminalité organisée, réunie au Caire à l'initiative des Nations-Unies. A cette occasion, les spécialistes ont déclaré qu'ils ne disposaient d'aucun élément fiable165.

A dire le vrai, nul n'a intérêt à faire de la publicité pour ces pratiques. La sensibilité moderne dans les pays occidentaux condamne sans appel le fait de vendre un rein, un _il. Plus encore le fait de l'acheter. Que ces pratiques existent, c'est la liberté du commerce et de l'industrie dans un monde marqué par le péché. Qu'elles soient tolérées, passe encore. Mais être client déclaré, voilà qui passe les limites de la morale, surtout dans les pays de tradition protestante. Dénoncer ces trafics serait se condamner soi-même. Le principe juridique de l'indisponibilité du corps humain est une notion désormais bien ancrée dans notre droit ; rien ne prouve qu'elle le soit pareillement dans le droit moldave, colombien ou albanais, et encore moins dans les consciences de ces pays. En tout état de cause, le client occidental ne doit pas exprimer ses réticences, sauf à voir le marché se fermer ou les prix flamber. Symétriquement, les « donneurs » d'organes et ceux qui en font commerce ont les mêmes intérêts : plus de vendeurs, plus de commerce. Et enfin, que vaut l'indisponibilité du corps humain face à la plus noire misère, quand le salaire mensuel moyen d'un fonctionnaire est à peine de 10$ ?

Il y a pourtant des éléments troublants. Nicolas MILETITCH en donne quelques exemples, mais lui-même ne consacre que des développements assez brefs à ces trafics. Mais force est de reconnaître que la documentation classique n'apporte pas de cas établis.

La Chine a connu avec le sang un phénomène qui, pour n'être peut-être pas lié aux Triades (encore que tout ne soit pas absolument clair dans cette affaire), s'approche de la problématique du trafic d'organes. Des collectes de sang, très bien rémunérées166, y ont été organisées avec le sens de la démesure que la population de cet immense empire peut suggérer et avec le sens de l'hygiène que ses traditions lui font un devoir de perpétuer. Moyennant quoi, le sida y fait des ravages tels que le gouvernement ne peut même plus nier l'ampleur du phénomène, à la hauteur de la collecte. L'Inde a connu le même phénomène.

Aux trafics d'organes doit être assimilé celui des bébés, et plus généralement des enfants, en vue de l'adoption. Les règles draconiennes posées en Europe pour l'adoption (et d'ailleurs le faible nombre d'enfants adoptables), un certain effet de mode167 et le fait que la stérilité, certes aussi infiniment douloureuse hier qu'aujourd'hui, mais acceptée il y a 30 ans comme une fatalité, est désormais vécue comme inacceptable ont conduit à susciter une demande que les réseaux n'ont pas été longs à exploiter, d'autant plus que la sanction pénale est infime.

Qu'on y ajoute cette sensiblerie propre aux pays occidentaux, où les populations sont scandalisées à la vue des orphelinats russes, moldaves ou roumains qu'on leur offre à satiété, voilà plus qu'il n'en faut pour susciter des vocations chez les marchands d'êtres humains. Assurément il y a une dimension humaniste, et une charité vraie et désintéressée dans les demandes d'adoption pour des enfants roumains. Il n'en demeure pas moins que les filières par lesquelles ils arrivent en Europe ne sont pas nécessairement désintéressées, elles.

Les mafias ont accès au c_ur de l'État, quand elles ne sont pas elles-mêmes le c_ur de l'État. On peut en effet se demander si, au moins à la marge, les réseaux ne suscitent pas, ou n'entretiennent pas la demande en agissant directement auprès des autorités sanitaires et sociales roumaines, comme ils savent si bien le faire dans un pays dont les structures de contrôle démocratique sont à tout le moins rudimentaires. Ne trouvent-elles pas intérêt à la diffusion de ces reportages émouvants ? Il n'est pas interdit non plus de penser qu'il puisse y avoir un entreprise concertée pour suggérer à des familles dans le plus total dénuement d'abandonner leur enfant moyennant une rétribution perçue comme royale. Les rabatteurs thaïlandais ne procèdent pas autrement pour alimenter les maisons de Bangkok ou de Pattaya en très jeunes filles venues des campagnes lointaines du Nord thaïlandais168. La modeste rétribution versée à la famille en Roumanie ou en Moldavie ne pèse guère devant la fortune que lui verse la famille occidentale aux anges lorsque la jolie petite fille blonde, pâle et dénutrie (le fin du fin) arrive en Europe ; le trafiquant, de surcroît, passe des deux côtés, pour un bienfaiteur. Parfois, il est décoré.

La respectabilité est en effet un des atouts de la grande criminalité organisée moderne. Elle ouvre des portes, évite des tracasseries, crée des solidarités. A ce titre, les actions charitables sont très prisées par les grands chefs mafieux. Les « fondations » américaines constituent d'excellents réceptacles pour les fonds peu transparents. Certes, le retour sur investissement n'est pas immédiat, et il n'est jamais monétaire. Mais quelque immatériel qu'il soit, son intérêt est trop grand dans une stratégie mafieuse concertée d'intégration et de notabilisation dans la société pour être négligé.

Page précédente | Sommaire | Page suivante

 

165 Voir Nicolas MILETITCH, Trafics et crimes dans les Balkans, Paris, PUF, Coll. Criminalité internationale, 1998, 209 pages (page 177).

166 On pouvait gagner en deux ou trois dons l'équivalent de plus d'un mois de salaire. Certains s'y sont vidés.

167 Il est devenu de bon ton chez les starlettes américaines d'acheter tout fait plutôt que d'avoir un bébé, même si rien ne s'y oppose biologiquement. On gagne du temps (7 ou 8 mois sans tourner, c'est beaucoup !), on évite de s'encombrer d'un géniteur qui troublerait le jeu des liaisons et on épargne à son corps de rêve des dégâts que seule saurait réparer la chirurgie esthétique, initiative détestable en termes de communication.

168 Sabine DUSCH, op. cité, page 112.