III-2 L'industrie du sexe

Il n'est guère nécessaire de s'étendre longuement sur un domaine désormais bien connu et documenté. Les articles et ouvrages sur ce sujet abondent et jouent sur l'affectif scandaleux. Il présente dans les grandes lignes les mêmes traits génériques que la traite des travailleurs clandestins : prise en charge par les réseaux mafieux, fourniture de faux papiers (surtout pour leur donner l'âge de la majorité lorsqu'elles ne l'ont pas atteint158, ce qui est fréquent), puis transfert vers quelques plaques tournantes où se fait la vente à des proxénètes qui assureront l'exploitation159. Ces marchés aux filles sont connus : les Balkans en général (Bosnie, Albanie, Kosovo, Moldavie) ; Nigeria ; parfois Moscou, Kiev ou Anvers. On note par ailleurs une arrivée récente, atypique et mal expliquée de Chinoises trop âgées pour le métier (30 à 40 ans) amenées par les Triades avec les employés des ateliers de confection clandestins160 en utilisant les mêmes voies et filières.
III-2-1- Techniques et filières : liens et différences avec les autres trafics.

Les techniques de voyage clandestin, les modes de transport, les personnes mêmes impliquées dans ce trafic de femmes et parfois d'hommes, sont très largement celles-là même qui gèrent le trafic de stupéfiants et de cigarettes. En Asie, Triades, gangs thaïlandais et Yakusas tiennent solidement trois marchés en synergie : les drogues, le jeu clandestin et la prostitution, ainsi que l'industrie du sexe en général : sex shops, cabarets de strip-tease, cinéma X, boîtes de nuit, etc. Il n'est donc pas surprenant d'y retrouver les mêmes criminels.

A cet égard, qu'on nous permette une remarque latérale. La spécialisation des forces de police selon le type de criminalité (drogue, délinquance astucieuse, activités financières illicites, trafic de main d'_uvre (feue la DICCILEC) contrefaçons, proxénétisme, etc.) conduit à une fragmentation des enquêtes et des poursuites. Seule la lutte antiterroriste, via le CILAT et surtout l'UCLAT161, pratique des méthodes transverses. Au lieu d'une activité policière et judiciaire centrée sur un mode de délinquance, une répartition des compétences par familles de criminels (les Triades, les « syndicats » africains, les Ukrainiens, les Albanais etc.) permettrait de rentrer dans les méthodes, dans les modes de pensée, dans les codes linguistiques, permettrait d'explorer les liens entre groupes, les synergies entre activités, les centres logistiques, les centres de profit, etc., et permettrait par suite d'en avoir une connaissance beaucoup plus opérationnelle. Le modèle des GIR (groupement d'intervention régionaux,, associant policiers, gendarmes, fisc, douanes, répression des fraudes, services sociaux le cas échéant) pourrait inspirer un cadre et une méthode de travail anti-grande criminalité organisée plus adaptée aux évolutions que ce type de criminalité a connues.

A la différence des candidats à l'immigration, qui engagent d'eux-mêmes le processus qui les conduit à vouloir partir, quitte à s'adresser à des professionnels, le départ des filles se fait le plus souvent à l'initiative des mafias. Les travailleuses (et quelques travailleurs) du sexe puisque tel est désormais l'appellation politiquement correcte, répondent le plus souvent à des petites annonces passées dans des journaux locaux par les mafias et offrant des emplois de baby-sitter, de jeunes filles au-pair, de danseuses, de mannequins, de serveuses, coiffeuses, employées de maison ou autres emplois peu ou non qualifiés dans le secteur de la mode, du cinéma, des services comme l'hôtellerie ou le tourisme. Même si elles ne sont pas (ou ne sont plus) vraiment dupes de ce qui les attend, le traitement qu'elles subissent et les suites de leur entreprise constituent toujours une douloureuse découverte.

Les autres différences tiennent aux traitements en quelque sorte « culturels » du phénomène. Ainsi, la prostitution africaine ne reposait-elle pas jusqu'à ces dernières années sur un proxénétisme de réseau, ce qui ne signifie en aucune façon qu'il n'était pas organisé. Les Ghanéennes, puis les Nigérianes principalement travaillaient sous la coupe d'une « mama » ou « tante » à qui elles remboursaient le voyage plus un bénéfice. Après quelques années, dette effacée, elles étaient libres.

Or il se trouve que depuis quelque temps, les « syndicats » nigérians sont entrés dans le trafic, à l'occasion de l'effroyable guerre civile endémique qui a ravagé et ravage encore le Sierra-Leone et le Libéria. La persécution qui y sévissait avec toute la fureur dont le continent est capable faisait des Sierra-léonaises des réfugiées très crédibles. Inexpulsables, accueillies avec cette générosité qui caractérise la France quand il s'agit de droits de l'Homme hors d'Europe, on a retrouvé le même schéma que pour les « demandeurs d'asile » au titre de la main d'_uvre : les Ghanéennes un peu, les Nigérianes surtout, géographiquement et linguistiquement proches, faisaient des Sierra-Léonaises ou de Libériennes très présentables aux yeux des autorités pour peu que des papiers contrefaits (ou des vrais obtenus sur place, ce qui n'était pas très compliqué comte tenu du niveau galactique de corruption qui y régnait) leur en donnent l'apparence légale.

Evidemment, les syndicats nigérians ne tardèrent pas à maîtriser la filière et à pratiquer les mêmes méthodes brutales que les Balkaniques ou les Slaves, au risque d'ailleurs d'entrer en compétition sanglante avec ceux-ci162, ce qui ne devrait guère tarder. La guerre des macs aura bien lieu.

A la différence enfin des passeurs de main d'oeuvre, qui n'interviennent plus guère dans l'emploi ou dans la résidence des clandestins une fois franchie la frontière finale, les proxénètes gagnent leur argent en exploitant les filles, alors que les travailleurs sont relativement dégagés de leurs passeurs, sauf le cas des Chinois des ateliers clandestins. Les proxénètes revendent et achètent fréquemment leurs filles en fonction des besoins et les déplacent régulièrement d'une ville à l'autre, souvent même d'un pays à l'autre : France, Italie, Allemagne, Belgique, en fonction de la demande, du potentiel de la fille et surtout de l'évolution des enquêtes administratives ou judiciaires dont eux-mêmes ou leurs protégées peuvent être l'objet.

Face à ces véritables esclaves (ni rémunération, ni papiers, ni droit de communiquer, ni droit à la santé, ni, bien évidemment, droit d'aller et de venir librement), on trouve également dans le monde de la prostitution les grands barons équivalents à ceux qu'on rencontre dans les stupéfiants. En voici deux exemples.

Le très haut de gamme, les plus jolies filles et les plus cultivées, pourront éventuellement entrer dans des réseaux de « call girls » extraordinairement élitistes comme celui, démantelé à Paris163 que dirigeait, semble-t-il, une Britannique de 43 ans, Margaret McDONALD.

Bien que n'appartenant pas à la grande criminalité organisée à proprement parler, celle-ci est très représentative des nouveaux délinquants : excellente famille, beaucoup de chic, diplômée de la Sorbonne, de l'Ecole supérieure de commerce de Reims et d'une grande école de Londres, parlant couramment six langues, elle avait un carnet d'adresses de 450 filles (à 1000 € l'heure, sur lesquels elle prélevait 40%164) et avait créé une filiale en Allemagne que dirigeait Mlle Laura SCHLEICH, 21 ans (arrêtée en juin 2001). Elle passait sa vie entre Londres, Milan, New-York, Francfort et Vienne, gérant ses affaires grâce à une dizaine de téléphones portables et à l'Internet. Sa clientèle était à la hauteur : hommes d'affaires partout dans le monde et dirigeants d'entreprises parfois renommés. Selon un enquêteur de la brigade de répression du proxénétisme (l'ex « Mondaine »), elle « avait tout d'une grande femme d'affaires, rien d'une délinquante ».

A un degré un peu inférieur, mais néanmoins dans la prostitution dite de luxe, on relève aussi ce réseau démantelé en France et à Monaco : une vingtaine de jeunes femmes, travaillant essentiellement en région parisienne et sur la Côte d'Azur, sous la « direction » de deux personnes, un homme et une femme, dont un responsable d'une agence de communication. Les clients étaient recrutés sur un site Internet, au tarif de (seulement) 450 € (3000 francs).

Page précédente | Sommaire | Page suivante

 

On est loin des « julots casse-croûte » d'antan et des sadiques albanais d'aujourd'hui. Mais ceux-ci constituent toujours l'immense majorité.

158 Tous les témoignages et enquêtes concordent sur ce point : il est assez fréquent que les filles aient entre 14 et 18 ans. Il faut donc les « vieillir » de quelques années.

159 Dans des bars, boîtes de nuit, Eros centers allemands, dans les vitrines de Belgique ou des Pays-Bas, ou simplement sur les trottoirs de Strasbourg, de Bordeaux (où des actions récentes de protestation ont eu lieu) ou d'ailleurs.

160 Et pour des prix très élevés compte tenu de leur potentiel : 15 à 25.000 € (Le Figaro, 2 juillet 2002).

161 Respectivement : Comité interministériel de lutte antiterroriste et Unité centrale de lutte antiterroriste. De cette dernière est dérivée l'UCRAM, unité centrale de lutte anti-mafia. Voir David SÉNAT et Jean-François GAYRAUD, Le terrorisme, Paris PUF, Coll. Que sais-je ? N°1768, mars 2002.

162 Voir Le Figaro du 14-15 septembre 2002

163 AFP, 14 mai 2OO2.

164 En supposant que seules 100 à 150 filles (entre 1/5ème et 1/3) sur ces 450 travaillent en une semaine 2 heures chacune, 40 semaines par an, cette activité dégagerait un revenu annuel compris grosso modo entre 3,5 et 5 M_ (entre 23 et 33 MF), hors frais généraux (réduits), niveau qui n'a rien à envier aux très grands chefs d'entreprise.