III-1- Le trafic de main d'oeuvre clandestine : Coke en stock à Sangatte.

Les négriers ont mauvaise presse, à juste titre. Nantais ou Bordelais, leur passé les gifle à intervalles réguliers, péché originel, irrémissible, opprobre éternelle.

En revanche, le négrier d'aujourd'hui est presque absout. Certaine sur le plan du droit, sa culpabilité morale apparaît presque vénielle dans l'imaginaire politique de nos contemporains, comparée à celle des requins industriels qui suscitent ce trafic. Les chefs d'entreprise passent seuls pour les exploitants de ces malheureux qui, de toutes façons, font figure de victimes volontaires, victimes autant, sinon plus, des employeurs que des trafiquants de main d'oeuvre.

Ainsi l'opprobre n'affecte-t-elle que partiellement les négriers des temps modernes. Pourtant ceux-ci font payer des sommes exorbitantes aux nègres qu'ils transportent, ce qui n'était quand même pas le cas de leurs prédécesseurs du XVIIIème siècle qui ne faisaient supporter la charge du transport et de leur bénéfice qu'aux seuls vendeurs et acheteurs de bois d'ébène.
III-1-1- Géosociologie des mouvements de migrants.

La diffusion généralisée d'un modèle de vie occidental universellement considéré, à tort ou à raison, comme supérieur aux modes traditionnels de production et d'organisation de la société et les facilités de transport expliquent cette explosion au moins autant que l'accroissement des disparités économiques. Assurément, celles-ci demeurent, parfois même s'accroissent. Mais elles ne sauraient constituer la seule explication de la volonté d'émigrer : les disparités sociétales122, politiques, sanitaires et culturelles deviennent désormais des critères décisifs.

Longtemps, les candidats à l'émigration se sont dirigés de façon presque exclusive vers leur ex-colonisateur en vertu du lien historico-linguistique et d'un principe de pacte colonial inversé selon lequel le colonisé avait un droit de tirage sur la prospérité du colonisateur.123 Longtemps alors ils ont suivi les filières légales, cherchant parfois à les contourner dans le cadre de la loi, toute la loi certes, mais rien que la loi : liens familiaux extensifs appuyés sur des identités invérifiables, parcours biographiques fantaisistes, qualifications extravagantes ou imaginaires : rien, cependant, qui dépassât les limites admissibles, et d'ailleurs admises, du jeu habituel du chat policier et de la souris émigrante.

L'exemple des « bana-banas » (vendeurs à la sauvette) sénégalais est à cet égard topique : socialement, culturellement et religieusement homogènes,124 ils émigrent quelques années125 pendant lesquelles leur comportement dans le pays d'accueil est au demeurant sans histoire puis, fortune faite, reviennent s'installer au Sénégal où ils occupent des positions sociales flatteuses, parfois prestigieuses, toujours financièrement assez aisées. Leur organisation interne en réseau, hiérarchisée, d'une solidarité exemplaire, tout comme leur intégration dans la vie du Sénégal en font un « lobby » efficace qui sait et peut contourner les barrières anti-émigration sans recourir à des passeurs, ni même enfreindre la loi. Mais c'est un cas assez particulier.

Par ailleurs, la géographie des migrations internationales évolue très vite. Bien qu'encore très vivace, l'établissement dans l'ex-État colonisateur n'est plus systématiquement privilégié ; souvent, celui-ci n'est qu'une étape commode vers une destination plus attractive (la France vers la Grande-Bretagne ou l'Allemagne par exemple). Des pays d'émigration traditionnelle sont devenus en quelques années des destinations d'immigration, au moins transitoire : les cas les plus connus sont ceux de l'Italie (depuis déjà assez longtemps), de l'Espagne et dans une moindre mesure du Portugal, qui reçoit depuis peu des Russes et des Ukrainiens de plus en plus nombreux.

Cette géographie nouvelle induit des circuits eux aussi nouveaux : même si le trajet direct d'un pays A vers un pays B demeure fréquent, au moins pour les migrants légaux, les transits successifs se sont désormais largement généralisés. L'instauration de l'espace de libre circulation en Europe, dit « Espace Schengen »126, offre la possibilité pour un migrant d'entrer par un point quelconque de cet espace et de circuler ensuite à l'intérieur de celui-ci sans contrôle aux frontières intérieures. Cette liberté de circulation ne s'applique pas aux polices, sauf de façon très marginale : touristes, fraudeurs et malfrats en sont les principaux bénéficiaires.

Or, à l'exception notable du Royaume-Uni (eldorado absolu qui ignore les documents d'identité et tolère même les identités multiples), cet espace inclut tous les pôles d'attraction de main d'_uvre, notamment l'Allemagne, la France et le Bénélux. A ceci vient s'ajouter le fait que l'espace Schengen inclut trois pays (Autriche, Grèce et Italie) qui se trouvent au contact direct des pays balkaniques en proie aux troubles politiques, économiques, sociaux, religieux, juridiques et criminels que l'on sait, et dont de surcroît l'un au moins (l'Italie) connaît une activité mafieuse avérée127.

Comment s'étonner dans ces conditions d'attractivité, de droit dissymétrique et de situation géopolitique que l'Europe de l'Ouest, et l'Union en particulier soient une destination privilégiée des migrants ?

III-1-2- Une masse considérable de candidats à l'émigration
Combien de clandestins passent-ils dans ces circuits chaque année? Il est bien difficile de donner un chiffre fiable.

En effet, outre que le nombre total des migrants (légaux et illégaux) est assez incertain, nombreux sont parmi eux ceux qui effectuent plusieurs tentatives de passage, soit par la voie des circuits, soit en dehors d'eux, les deux techniques pouvant d'ailleurs être utilisées successivement (la filière légale, infiniment moins coûteuse, en première intention, puis, en cas d'échec, la filière des passeurs, quitte à tenter à nouveau sa chance dans la filière légale). Il y a donc un risque de comptabilisation multiple dans les statistiques d'immigration. Inversement, les clandestins qui réussissent leur entrée, par définition, ne sont pas recensés.

Selon l'organisation mondiale du travail (OIT), le nombre de migrants serait supérieur à 120 millions, après avoir presque doublé en à peine 40 ans128. « Le trafic d'hommes est devenu une question mondiale » a ainsi estimé un responsable du ministère indonésien des affaires étrangères à l'ouverture de la conférence internationale129 sur la lutte contre le trafic d'immigrés clandestins réunie à Bali fin février 2002.

On estime à 300 000 le nombre de clandestins qui entrent chaque année sur le territoire des États-Unis, dont environ 100 000 viennent de Chine. Trois millions de clandestins mexicains vivent aux États-Unis. En Europe (Union européenne), environ 220 000 clandestins de toutes nationalités ont été interpellés en 1999, auxquels s'ajoutent, toujours en 1999, environ 110 000 demandeurs d'asile ou réputés tels.

La guerre en Afghanistan a fait exploser ce dernier chiffre. Entre 1997 et 2000, la police turque a arrêté plus de 145 000 clandestins. En l'an 2000, environ 60 000 clandestins ont transité par la Bosnie ; « entre 8000 et 16 000 » clandestins entreraient chaque année au Canada (ce qui en dit long sur l'incertitude des instruments statistiques !) ; pour l'année 1999-2000, l'Australie en a comptabilisé environ 6000 : c'est une destination en très forte expansion130 (+300% en quatre ans)131. A ces chiffres, il convient d'ajouter les entrées de Philippins, de Pakistanais et de Bengalis dans les pays du Golfe, les migrants économiques intra-africains (des pays tels le Congo ou le Gabon passent, aux yeux des Africains, pour prospères et attirent donc les autres Africains comme les Équato-Guinéens, Angolais, etc.) sans qu'aucun instrument statistique ne permette de donner un chiffre.

Comme pour les stupéfiants, le pourcentage des interpellations ne représente qu'une part minoritaire du nombre annuel de migrants clandestins, entre 10 et 50% selon la productivité policière des États. Globalement, si l'on retient un niveau d'interceptions raisonnable, de l'ordre de 35% (soit un peu plus d'1/3), le chiffre annuel compris entre 2,5 et 3 millions de clandestins, quel que soit le statut juridique invoqué, paraît une estimation minimale correcte.

III-1-3- Modes d'entrée : une industrie de plus en plus intégrée aux activités de la grande criminalité organisée.

Face à une volonté d'émigrer que rien ne saurait dissuader, les obstacles légaux mis par les pays dits « riches » pour limiter, contrôler ou sélectionner l'immigration se durcissent régulièrement. Eternel combat de la cuirasse et de l'épée : plus les législations et les pratiques sont restrictives, plus le recours à des moyens sophistiqués mais illégaux devient indispensable.

Dès lors, trois voies sont envisageables, par ordre croissant d'implication des groupes de la grande criminalité organisée : la corruption, la falsification, l'intrusion. L'actualité politico-diplomatique jointe à un droit-de-l'hommisme échevelé en a créé une quatrième : la persécution.

Vieille comme le monde, la corruption fonctionne toujours à merveille. « Les Russes ne font pas confiance à leur police corrompue et inefficace » titre Viktoria LOGUINOVA pour sa dépêche132 dans laquelle elle dénonce, outre les pots-de-vin ordinaires, les fructueuses relations d'amitié entre policiers et mafieux qui disposent, selon l'expression russe consacrée, « d'un toit » dans les commissariats...La même constatation est faite par les autorités thaïlandaises elles-mêmes en ce qui concerne leur propre police133. Dans l'un comme dans l'autre cas, la faible qualification et l'insuffisance notoire des rémunérations rendent à peu près inévitable un tel phénomène.

Tel est par exemple le cas à la frontière polono-ukrainienne : les garde-frontières ukrainiens fixent proprio motu des « droits d'accès », modulés selon la taille du véhicule, donc selon le nombre de passagers susceptibles de l'occuper. Les tarifs vont de 100 $ pour une voiture de tourisme à 800 $ pour un super-poids lourd. Les voyageurs, individuels ou en groupe, qui ne tiennent pas trop à être contrôlés peuvent aussi arranger leur situation moyennant quelques billets verts134

Russie et Ukraine, Thaïlande : voilà trois pays assez emblématiques en matière de grande criminalité organisée. Les deux premiers sont notoirement gangrenés et sous-administrés, mais aussi, en ce qui concerne la Russie, au contact direct de la Chine, des pays caucasiens et du monde turcophone, frontalier de l'Union européenne (par la Finlande) et elle le sera plus encore lorsque les États baltes en seront devenus membres ; l'Ukraine pour sa part est largement ouverte sur l'Europe « pré-communautaire » (Pologne, Slovaquie, Hongrie). La Thaïlande quant à elle se situe au débouché conjoint du « Triangle d'Or », de la Chine et de la péninsule indochinoise (Cambodge, Laos et Viêtnam). On imagine alors les avantages qu'on peut obtenir en matière de droits d'accès au territoire, de pièces usurpées (identités, diplômes, état-civil, etc.), de possibilités d'acheminement terrestre et d'embarquement maritime ou aérien. La même analyse pourrait s'appliquer au Pakistan ou aux Philippines, par exemple.

La corruption n'est cependant pas l'apanage des pays politiquement chaotiques ou financièrement exsangues. Tout agent est corruptible, par l'argent, le plus souvent, ou par autre chose : m_urs, jeu, orgueil... La maîtresse du chef de la section des visas au consulat de France à Sofia135 ainsi qu'un (ancien) consul général de France à Alexandrie s'y sont brûlés. Tout récemment, c'est une employée du consulat de France à Bogota, de surcroît épouse d'un ancien policier du STCIP en poste en Colombie recyclé dans la sécurité, qui vendait entre 400 et 1000 _ des visas français136. Un visa authentique peut en effet se vendre cher, très cher, surtout pour certaines destinations prestigieuses telles que l'espace Schengen, les États-Unis, le Canada ou le Royaume-Uni.

La corruption est bien évidemment une des méthodes de la grande criminalité organisée. Mais la technique est relativement risquée dans les États judiciairement sains. C'est pourquoi, dans ces derniers pays, ceux qui intéressent le plus les clandestins, elle ne s'y risque guère : le rapport coût/avantages est trop défavorable, et la grande criminalité organisée réserve la corruption aux opérations d'envergure.

En revanche, les candidats à l'émigration hors filières y ont massivement recours, de même que les organisations criminelles lorsqu'elles opèrent dans des pays dont l'administration est notoirement corrompue.

Lorsque la corruption n'a pas suffi à se procurer la clef d'entrée au pays de ses rêves, on peut recourir à la falsification, c'est à dire à la contrefaçon d'un document137. La pièce falsifiée est fausse à la fois dans son support matériel, dans son origine (entièrement fabriquée et délivrée par une personne privée) et dans son contenu. Elle confère ce que Christophe NAUDIN appelle une identité virtuelle138.

Sauf à ne prétendre qu'à un faux grossier qui ne tromperait même pas un douanier santéodorien139 ivre-mort, c'est une technique complexe à mettre en _uvre de façon efficace. Usurper une identité, un permis de conduire, un diplôme en se les faisant délivrer, sur un vrai document, par un vrai fonctionnaire complaisant et corrompu n'est pas bien compliqué : c'est une question de prix, parfois de chantage. Mais fabriquer de toutes pièces un document capable de tromper la vigilance d'agents attentifs et dotés de moyens perfectionnés de contrôle suppose une logistique de haut niveau :

« La technicité d'un faux acceptable est devenue telle qu'il est désormais indispensable d'investir dans un coûteux matériel de qualité pour fabriquer des faux (...). L'ère du bricolage s'achève (...), il n'y a plus de place pour l'amateurisme. Seules les organisations criminelles (sont) susceptibles de pouvoir investir dans des matériels et des hommes capables de répondre à un marché transnational ».140

Aussi bien désormais doit-on considérer que la moitié du marché des fausses identités est gérée par la grande criminalité organisée, alors que l'artisanat individuel n'en représente qu'environ 20%141.

Le trafic de main d'_uvre est impliqué pour 40% dans la falsification de documents d'identité, auquel peut être rattachée la prostitution qui utilise les fausses identités à hauteur de plus de 5%142. Les trafics d'être humains lato sensu est donc à l'origine de près de la moitié des délits d'utilisation de fausses identités ou de faux documents. Néanmoins, la qualité laisse parfois à désirer, notamment pour les documents fabriqués dans les anciens pays de l'Est143, vaste « supermarché de la fausse identité » (Ch. NAUDIN) et base arrière de nombreux trafiquants de tous acabits. L'Asie (en particulier les triades chinoises) produit en revanche des faussaires de qualité, ainsi d'ailleurs que le Nigeria144. Or les triades sont très actives dans le trafic de main d'_uvre.

Les synergies entre différentes formes complémentaires de trafics sont bien mises en évidence dans le secteur des trafics d'êtres humains, que ce soit pour la main d'_uvre ou pour la prostitution. En effet, la grande criminalité organisée, qui intervient massivement dans ces trafics, est le plus souvent également présente, à des degrés divers, dans le marché de la fausse identité145.

Ce n'est pas par hasard que les Russes et ex-soviétiques (Ukrainiens, Caucasiens divers), les Turcs, les Chinois sont aussi les plus impliqués dans le trafic d'êtres humains, alors que la spécialité nigériane est plutôt l'escroquerie bancaire : moyennant quoi, les syndicats nigérians, s'ils font un peu dans la fausse identité (pour les affaires et marginalement pour le trafic de main d'_uvre), ont un vrai savoir-faire dans la carte de crédit virtuelle...

Fournir de faux documents est la deuxième phase du trafic, celle où la valeur ajoutée des passeurs commence à être vraiment perceptible, la première étant le « recrutement » de candidats et leur orientation vers les filières. Une fois ces candidats dans les mains des passeurs, une première mise de fonds est exigée d'eux pour l'obtention de faux papiers, qui leur sont au demeurant souvent repris à l'issue du voyage pour resservir à la rotation suivante.

Le prix de ces documents obéit aux règles ordinaires de l'offre et de la demande : en 1999, un passeport ou un document de voyage réputé grec valait ainsi 400 $ à Athènes alors qu'à Istambul, donc avant l'accès à l'espace Schengen, le même document réputé italien en valait 10.000 !. Entre les deux, un passeport espagnol s'obtenait pour seulement 1.200 $ à Madrid146. Ce qui en fait le prix, outre la qualité et la crédibilité, est en effet le lieu où il est acquis : hors de l'espace Schengen, l'accès à celui-ci est très cher. Une fois que le migrant est parvenu à y entrer, le problème n'est plus d'entrer sur le territoire, mais de s'y légitimiser ; l'essentiel étant acquis, les prix chutent en conséquence.

Reste enfin l'intrusion. L'intrusion consiste à pénétrer par force dans un pays. C'est la méthode en vogue, celle où la grande criminalité organisée maximise son profit en exploitant au mieux les synergies nées de son savoir-faire corrupteur, falsificateur, logistique, politique et diplomatique.

La technique est simple dans son principe mais, comme la guerre, c'est un art tout d'exécution.

Soit un groupe de candidats à l'émigration vers l'Europe de l'Ouest : Allemagne, Royaume-Uni, France, Belgique, voire à terme Amérique du Nord. Ils sont originaires de Turquie, de Syrie pour la plupart, d'Irak pour une minorité, peut-être d'Iran et d'Azerbaïdjan pour quelques uns d'entre eux. Leur possibilité d'émigrer légalement sont faibles : à supposer même qu'ils obtiennent un visa Schengen, les autorités de leur État d'origine ne sont pas nécessairement disposées à les voir quitter le pays. Bien orchestrée, la rumeur s'est répandue : il y a un moyen de partir. Quoique suffisamment aisés pour réunir au moins 3.500 _147 par personne (5.000 à 8.000 _ selon les prestations, voire plus pour des parcours complexes : les prix augmentent avec les contrôles), ils ont vendu leurs biens ; il n'est pas délivré d'aller-retour. « On » leur a donné des consignes ; « on » les a regroupés quelque part au milieu de nulle part, au nord de la Syrie. Si besoin, « on » leur a vendu des papiers : invitations, permis de conduire, livret de famille. Une nuit, « on » les conduits partie à pieds, partie en camion, vers ailleurs ; ils franchissent la frontière turque, repassent peut-être en Syrie, puis à nouveau en Turquie. A chaque étape, des groupes les rejoignent ; les voici désormais un petit millier. Ils atteignent la mer. Par petits groupes, ils sont transbordés par canots depuis une plage turque à bord d'un rafiot battant pavillon exotique (disons : cambodgien), sorte de Karaboudjan d'une soixantaine de mètres promis à une prochaine démolition qui a peut-être appareillé d'Iskenderun (Turquie), après avoir relâché quelque part en Méditerranée : Alep ou Lattaquié (Syrie), peut-être à Beyrouth ou Tripoli (Liban). Filant 5 à 6 n_uds en moyenne (9 à 11 km/h), il leur faudra 10 à 12 jours pour venir s'échouer volontairement sur la plage de Boulouris (Var), en fin de nuit. Ils sont en France, Europe ouverte : des vedettes de cinéma, la veuve d'un ancien Président de la République, les professionnels du droit-de-l'hommisme et les médias accourent. Nous sommes le 16 février 2001, l'East Sea vient de livrer ses 960 « Kurdes » (ceux qui ne l'étaient pas le sont devenus pendant la traversée). L'équipage s'est évaporé, fondu dans la masse des émigrés. Les mafieux de chez nous les prennent en charge : dûment alerté, le PKK a déjà fourni les interprètes et les avocats.
Libres, enfin !

Le cas de l'East Sea tel que relaté ici est classique : tout y est vrai. Ce genre d'opération est devenu courant ; seules les masses et les lieux d'échouage sont différents. Le plus souvent, les passagers sont un peu moins nombreux (entre 400 et 600) ; en revanche, il y a un trafic intense de débarquements de petits navires (chalutiers ou petits caboteurs) concernant environ 100 à 130 clandestins à chaque fois. L'Italie est le principal pays des échouages : sa position en Méditerranée centrale, la longueur de ses côtes, la proximité des Balkans et la collaboration des mafias, notamment de celle des Pouilles, la Sacra Corona Unita expliquent ce choix préférentiel de destination.

Sabine DUSCH148 en donne une liste d'une vingtaine de cas. Depuis l'établissement de cette liste, bien d'autres débarquements ont eu lieu, notamment celui de 199 clandestins débarqués le 1er juin 2002 en Calabre d'un bateau de pêche de 20 mètres de long, sans nom ni pavillon. Ce débarquement d'Ethiopiens et de Somaliens, était le 14ème depuis le début de l'année en Calabre. Il serait attribué, selon le journal La Repubblica, non pas à la mafia turque comme les précédents, mais à « d'autres groupes criminels »149 non précisés.

En dehors de la voie maritime, les intrusions se commettent aussi par voie routière. Elles sont cependant plus rarement couronnées de succès, car les contrôles sont évidemment plus faciles sur terre et surtout les passeurs de disposent pas de cette arme absolue qui consiste à menacer de jeter des passagers par dessus bord en cas d'interception par les garde-côtes ou les autorités policières (en France, marine nationale ou gendarmerie maritime le plus souvent). Cette menace est parfois mise à exécution.

Les intrusions par voie routière relèvent de l'artisanat : elles ne sont pas vraiment dans les pratiques des filières organisées pour le trafic de main d'_uvre150, si ce n'est à la marge. Le coût est certes faible, mais le profit l'est tout autant et le risque de se faire prendre est élevé. En revanche, c'est une voie volontiers utilisée par les individuels ou les petits groupes. On recense ainsi, outre le cas dramatique des 50 Chinois retrouvés asphyxiés dans un conteneur à Douvres (Grande-Bretagne), trente-neuf clandestins sri-lankais dans un camion allemand venant de Düsseldorf et à destination de la Grande-Bretagne, arrêté le 30 décembre 2001 par les douaniers du Havre au moment où il allait embarquer sur le ferry151. Ou bien encore les cinq Kosovars découverts à Rouen, cachés derrière des palettes dans un camion venant une fois de plus d'Allemagne et en direction de la Grande-Bretagne152. On sait que les autorités britanniques infligent au chauffeur une amende de £ 2.000 soit 3200 _ (21.000 francs français) par clandestin découvert à l'entrée au Royaume-Uni.

L'avantage décisif des intrusions par voie maritime est en effet la capacité des bateaux. C'est le syndrome « Coke en stock ». Il est courant de voir des « cargaisons » de 300 à 400 passagers, souvent beaucoup plus : 600 à 800 passagers et jusqu'à près de 1000 pour l'East Sea. Les petites opérations constituent même l'exception : ainsi, celle mise à jour par la police grecque. Il s'agissait du « Lady Clem », voilier sous pavillon français dépourvu d'équipage et à bord duquel ne se trouvaient que 39 hommes, kurdes ou réputés tels153.

Ces actions maritimes d'envergure nécessitent une organisation que seule la grande criminalité organisée possède et qui exigent que soient simultanément maîtrisés les savoir-faire suivants :

_ connaissance des marchés et des conditions juridiques du droit de l'accès au territoire et du droit au travail ;
_ diffusion de l'information ;

_ fabrication et distribution de faux papiers ;

_ corruption de fonctionnaires ;

_ achat d'un navire en fin de vie sous pavillon difficilement vérifiable, ce qui suppose malgré tout une mise de capital initial non négligeable ;

_ le cas échéant, repavillonnement du navire ;

_ logistique terrestre, aérienne et maritime : recrutement d'intermédiaires, de passeurs, d'agents dans le pays de destination, regroupement des candidats et constitution fractionnée des convois, parfois sur des zones très étendues154, établissement des itinéraires (principal et de déroutement), calcul du temps de navigation et donc des quantités de fioul exactement nécessaires, estimation des heures d'échouage, suivi du trajet en « silence-radio », navigation par satellite (GPS) et/ou centrale inertielle, conseil juridique au départ et à bord pour établir les stratégies une fois débarqués, etc. ;

_ recrutement d'un équipage professionnel et fiable qui disparaîtra avant l'échouage et sera exfiltré selon les règles en vigueur dans les opérations spéciales ;

_ recrutement d'une équipe de guidage sur la côte (établissement d'amers lumineux provisoires) ;

_ récupération du matériel de communication et de navigation avant l'échouage, afin de ne laisser aux enquêteurs aucune trace exploitable 155;

_ le cas échéant, prise en charge de la suite du trajet vers d'autres destinations (la RFA semble avoir attiré nombre des passagers de l'East Sea, sans doute en raison de la forte communauté turco-kurde qui y réside) ;

_ recyclage des profits.

Mais désormais le summum du savoir-faire de l'immigration clandestine est fourni, à leur corps défendant par les diplomates qui ont fait des droits de l'homme un élément de droit positif qui brise tout sur son passage. Invoquer la persécution est désormais la clef absolue. On n'émigre plus, on demande l'asile politique.

On ne l'obtient pas toujours, mais l'essentiel est d'entrer sur un territoire tranquille. Après, on voit. On peut se prévaloir d'un éminent médecin, s'installer dans une église parfois même à l'invitation de l'évêque. Monseigneur passe au « 20 heures », trop content d'y apparaître accompagné de ravissantes starlettes et d'un vieil abbé médiatique et de montrer son sens de la charité en se mettant hors la loi, ce qui prouve son indépendance156. Les médias sont là, on devient intouchable.

Mais pour que la martingale fonctionne, il faut être - ou apparaître - comme ressortissant d'un pays persécuteur ou réputé tel. Sont persécuteurs ceux que la bonne conscience internationale, c'est à dire, ces derniers temps, la bonne conscience américaine, désigne à la vindicte du monde : Serbie ; Chine157 ; Afghanistan, Irak, Cuba, par opposition à ces grands États démocratiques et pacifiques que sont l'Albanie, l'Arabie Saoudite, la Syrie, le Pakistan, le Nigeria, etc.

Pour cela, il faut avoir la bonne nationalité. Comme Turc ou comme Pakistanais, bien faibles sont les chances d'entrer. Il lui faudra fournir toutes les preuves, au demeurant considérées comme suspectes a priori, raconter cent fois son histoire devant des enquêteurs incrédules pour ne pas dire hostiles.
D'où l'intérêt des faux papiers ou des fausses provenances : le plus souvent, le déclaratoire suffit à établir la bonne foi d'un Kosovar, d'un Afghan ou d'un Kurde. Mais si un Turc ordinaire est appelé Kurde, si tel Pakistanais ordinaire est appelé Afghan, ils deviennent l'un et l'autre, ipso facto, des persécutés auxquels s'ouvrent toutes les portes, puisqu'ils ne sont plus expulsables vers leur pays d'origine (ou supposé tel). Ils auront le droit d'aller à Sangatte où les attendent déjà d'autres négriers.

Mais hélas, quelqu'un connaît la vérité. C'est le passeur. Et notre turckurde ou pakistafghan est alors à la merci des mafias, d'autant qu'il lui faut le plus souvent rembourser son passage. La famille restée au pays est un lien et un levier d'une force extrême : il ne faudrait pas qu'il lui arrive malheur. Ainsi, moyennant une collaboration, peut s'instaurer un échange fructueux fondé sur une coopération équitable, quelques menus services : un peu de deal, un peu de fausse monnaie, une aide discrète pour se forger des alibis, un peu d'argent pour la Cause, un peu de surveillance pour éviter que les filles, surtout les plus jeunes et les plus jolies, ne gardent tout pour elles... Sincère au départ, le réfugié est devenu l'allié objectif, parfois l'alibi, toujours l'obligé du criminel. Le réseau s'étend, grossit, gangrène, et parvient même à recevoir l'onction politico-médiatique qui lui assure sinon l'impunité, du moins une certaine bienveillance des autorités et la sympathie de l'opinion publique.

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122 L'espoir notamment d'emprunter le fameux « ascenseur social », dont on annonce régulièrement la panne.

123 C'est particulièrement vrai pour les ressortissants de l'ex-empire britannique.

124 Ils appartiennent à la confrérie des Mourides, groupe musulman propre au Sénégal, prônant le travail comme voie de sanctification et enseignant que la réussite matérielle et sociale est signe de la bénédiction divine ; des calvinistes mahométans, si l'on veut...

125 En Europe (France et Belgique principalement pour des raisons linguistiques, mais aussi Italie, Royaume-Uni et Allemagne), en Asie (Japon, Corée, Taïwan), en Amérique (États-Unis et Canada). La durée de leur séjour est en général réduite : 3 à 5 ans, rarement plus.

126 Du nom de la ville du Luxembourg, frontalière de l'Allemagne, où furent signés, les 14 juin 1985 et 19 juin 1990, deux séries d'accords établissant un espace de libre circulation des personnes physiques, le contrôle s'effectuant, une fois pour toutes, au point d'entrée initial. Ce principe de libre circulation, de nature policière et reposant sur un fichier central dit SIS, est distinct de celui institué par l'article 48 du traité de Rome. A l'heure actuelle, l'espace Schengen comprend la France, l'Allemagne, l'Autriche, les trois pays du Bénélux, l'Espagne, le Portugal, l'Italie et la Grèce. Un visa d'accès à un État-Schengen délivré par une autorité consulaire de cet État vaut ipso facto pour l'entrée dans tous les autres États-Schengen, pour autant que la personne ne sorte pas de cet espace (on peut aller d'Italie en Allemagne en passant par l'Autriche, mais pas par la Suisse).

127 Il n'y a là rien de désobligeant pour la République italienne, première victime de ce fléau. C'est un fait hélas avéré. Ainsi, après l'arrestation, le 6 juin 2002, pour (entre autres) constitution de réseaux mafieux, extorsion de fonds et trucage de marchés publics de Giuseppe Salvatore Riina, second fils de Toto Riina « capo di tutti i capi » incarcéré (à vie) depuis 1993 (Le Figaro et Corriere della Sera des 7 et 8 juillet 2002), les autorités italiennes viennent d'arrêter dans la région d'Agrigente 17 personnes soupçonnées d'être des capi de familles de Cosa Nostra, réunies par pur hasard dans une fromagerie isolée pour élire leur chef ; candidat unique : Maurizio Di Gatti, apprenti coiffeur, d'ailleurs absent...(Le Figaro, 17 juillet 2002).

128 OIT, Genève, 2 mars 2000, apud Sabine DUSCH : Le trafic d'êtres humains, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Criminalité internationale, mars 2002, page 11. Faute de précision, on doit considérer ce chiffre comme un stock, et non comme un flux.

129 Réunie à l'initiative conjointe de l'Indonésie et de l'Australie qui s'étaient violemment opposées lors de l'affaire du Tampa, porte-conteneurs battant pavillon norvégien qui transportait 433 immigrants irakiens se rendant en Australie et recueillis après que leur bateau avait sombré. Elle réunissait une trentaine de pays d'Asie, du Pacifique et du Moyen-Orient, ainsi que l'OIM et le HCR.

130 Cf note 8.

131 Tous ces chiffres sont extraits de l'ouvrage de Sabine DUSCH, op. cité, qui ne donne toutefois pas de chiffre global, ce qui en rend la lecture malaisée de ce point de vue. Mais n'est-ce pas simplement parce que cette estimation est quasi impossible à établir de façon convaincante.

132 AFP Moscou, 2 juin 2002.

133 AFP, 4 juin 2002. Déclaration du général Sarutanond SANT, chef de la police thaïlandaise, à la suite du rapport du Political and Economic Risk Consultancy (PERC) qui classait la Thaïlande au 2ème rang, après l'Indonésie (et juste devant les Philippines) parmi les pays d'Asie dont la police et l'administration sont les plus corrompues.

134 « Les fausses identités : une criminalité aux conséquences volontairement ignorées », mémoire pour le diplôme d'université d'analyse des menaces criminelles contemporaines ; Université de Paris II, octobre 2000.

135 Le Monde, 26 août 2001. Ladite maîtresse, bulgare, était employée dans une agence de voyages. Elle revendait entre 300 et 450 _ pièce les authentiques visas Schengen émis par le consulat de France.

136 AFP, 2 septembre 2002.

137 A la différence de pièces usurpées, qui sont de « vrais-faux » documents : vraie carte d'identité délivrée sous un faux nom par une autorité habilitée à le faire, ou bien des papiers authentiques volés, rendus à la virginité puis « recyclés ».

138 Christophe NAUDIN, op. cité.

139 La république du San-Teodoros (Amérique centrale) est dirigée par le général Alcazar, parvenu au pouvoir à la suite d'une révolution appuyée par les services secrets belges agissant sous couverture (un journaliste, un officier de marine marchande, un savant et un groupe folklorique). Son administration est célèbre pour son intempérance.

140 Christophe NAUDIN, op. cité.

141 Christophe NAUDIN, op. cité.

142 Christophe NAUDIN, op. cité.

143 Qui ont fait de gros progrès, semble-t-il.

144 RAUFER & QUÉRÉ, le crime organisé, op. cité, page 59.

145 Christophe NAUDIN, op. cité.

146 Christophe NAUDIN, op. cité. Un passeport espagnol est particulièrement intéressant pour un hispano-américain, Colombien ou Mexicain par exemple, impliqué dans le trafic de drogue. Mais aussi pour un ressortissant du Cône Sud (Chili, Argentine, Uruguay) que son type physique, à défaut de son accent, accréditera comme Espagnol lors d'une émigration économique en Europe, bien que nous n'ayons pas connaissance de véritables filières en ce sens.

147 Environ 23.000 francs et jusqu'à plus de 50.000 francs. Source de ces chiffres (année 2000) : Sabine DUSCH, Le trafic d'êtres humains, op.cité.

148 Sabine DUSCH : Le trafic d'êtres humains, op. cité, pages 19 ssq.

149 La Repubblica, 2 juin 2002, qui indique dans son article que les nationalités en cause laissent à penser que l'Italie était la destination finale des immigrés, à la différence des Cingalais (ou Sri-Lankais) et des Kurdes des débarquements antérieurs.

150 En revanche, c'est la voie normale pour la prostitution qui joue sur des masses très inférieures de personnes.

151 Associated Press, 3 janvier 2002. Chaque clandestin aurait versé 1500 _ pour gagner le Royaume-Uni (dépêche du lendemain).
.

152 Associated Press, 4 janvier 2002. Ces clandestins seraient montés à bord non pas au départ, mais à la frontière franco-belge.

153 Associated Press, 10 juillet 2001.

154 A preuve l'opération qui s'est terminée à Malte le 25 juillet 2002 et dans laquelle les passagers venaient d'Erythrée, d'Ethiopie, de Somalie, du Soudan, du Liban, d'Irak et de Syrie (Le Figaro du 28 juillet 2002).

155 Et aussi parce qu'il resservira...

156 Contrairement à l'idée dominante, il n'y a pas de « sans-papiers ». Lorsqu'ils ne les ont pas volontairement détruits, ces gens ont des papiers. Ils n'ont simplement pas les bons papiers. Ils sont hors-la-loi et le savent, comme le savent aussi bien ceux qui les exploitent que ceux qui s'en servent. Trop de justice tue la justice, au nom d'une transcendance générale et absolue. L'Église catholique s'est fait piéger sur ce dossier à cause de prêtres souvent trop jeunes, mal formés ou ignorants du monde, mais surtout recrutés sur l'idée fallacieuse de vocation qui n'est en général qu'un enthousiasme juvénile estimable mais insuffisant pour en faire des pasteurs capables de discernement et de prudence. Le discours des Églises protestantes est, sur ce point, plus raisonné et mieux argumenté.

157 Il est établi que des filières du nord de la Chine sont en lien avec les mafias russes et les agences des Triades en France. L'existence d'un réservoir « de plusieurs centaines de milliers de Chinois » candidats à l'émigration est reconnue par les autorités de ce pays. (documentation personnelle non ouverte).