II-2 Du capital et son bon usage.

Des capitaux d'abord. Qu'elles soient naturelles, comme le chanvre indien, le suc de pavot (opium), le cannabis ou la feuille de coca, élaborées, comme l'héroïne ou la cocaïne, ou de synthèse comme l'ecstasy, les amphétamines, le crack ou le bon vieux LSD des années peace and love, les drogues, engendrent des flux de capitaux colossaux.

Si colossaux au demeurant que le volume de monnaie fiduciaire à écouler est le problème majeur du narco-trafiquant. Et au bout du compte, ces flux finissent naturellement en stocks qu'il faut utiliser de façon légale, ou d'apparence légale. Tout ceci suppose une machinerie complexe dont les rouages ne peuvent être maîtrisés sans complicités, mais surtout sans un savoir-faire bancaire et financier de haut niveau.

Quelques chiffres pour fixer les idées.

Aux États-Unis, pays qui a, en principe, des lois anti-blanchiment parmi les plus rigoureuses, entre 300 et 500 milliards de narco-dollars ont circulé dans les réseaux bancaires en 1994.

Ainsi que l'indique Xavier RAUFER, « de telles masses d'argent sont clairement stratégiques : les deux effondrements financiers les plus spectaculaires des années 90 sont ceux du Mexique et de la Thaïlande - l'un au débouché du pipe-line de la cocaïne et de l'héroïne installé par les cartels colombiens et mexicains; l'autre à l'orée du Triangle d'Or »85. On connaît la part supportée par le FMI  du coût de ces deux krachs : 66,7 Md$, soit plus de 450 milliards de francs86. Pour la seule Thaïlande, les 16,7 Md$ injectés par le FMI représentent....65% (les 2/3) du budget du pays.

Le FMI (Fonds Monétaire International) considère que les stupéfiants entrent pour environ 50% dans le total des revenus des trafics illicites. Le GAFI (groupe d'action financière internationale87) et le FMI évaluaient, en 1998, les revenus nets mondiaux du narco-trafic (pas le chiffre d'affaires, que le PNUCID88 estime à 2.500 MdF ; il s'agit bien des revenus directs et indirects) à environ 1.500 milliards de francs annuels89.

Une projection du FMI et de la Banque mondiale estime que l'encours mondial des narco-devises (actifs immobilisés et actifs circulants) pourrait atteindre 9.500 milliards de francs en 200490.

On ne saurait exclure - c'est un euphémisme - que le passage à l'euro a été l'occasion pour des détenteurs de monnaies européennes (francs français et belges, florins néerlandais et Deutsche Mark notamment) d'origine douteuse de s'en défaire à bon compte et dans la discrétion, moyennant les précautions d'usage.

Au Japon, M. Takashi KADOKURA, économiste de l'institut Daï-Ishi Life qui a étudié l'économie souterraine japonaise, estime dans un rapport sur ce sujet que les fonds illégalement gérés par les yakusas en 1999 représentaient environ 1900 milliards de yens (MdY) soit approximativement 16,4 milliards d'euros (108 MdF), contre 820 MdY dix ans plus tôt. L'essentiel provient du marché des stupéfiants, notamment des amphétamines auxquels les Japonais sont très attachés. Malgré une forte baisse des prix, rendant ainsi ces produits accessibles aux lycéens et collégiens, les volumes vendus ont explosé, permettant d'augmenter les profits des trafiquants.

On peut donc estimer grosso modo que le volume de narco-yens représentait, en 1999, entre 1200 et 1400 MdY (entre 10 et 12 Md_)91.

En ce qui concerne l'Europe et la France en particulier, les masses en jeu sont rien moins qu'impressionnantes : le NCIS (National Criminal Intelligence Service) britannique, dans son état de la menace criminelle sur le Royaume-Uni92, classe le trafic des stupéfiants en première ligne. Il donne une estimation des masses de drogues entrées sur le territoire du Royaume :

- 20 à 30 tonnes d'héroïne ;
- entre 25 et 40 tonnes de cocaïne ;
- « plusieurs millions de comprimés » d'ecstasy.

Et toujours pour se fixer les idées, le kilo d'héroïne vaut en moyenne, en 2001 et au prix de gros à Londres £13.000 (environ 130.000 francs)93. En admettant qu'il s'en consomme 25 tonnes, cela donne tout de même un chiffre d'affaires coquet : 3,250 milliards de francs, au bas mot, car le prix « dans la rue » (street dealing) est supérieur au prix de gros. A quoi s'ajoute encore à peu près autant pour le commerce de la cocaïne au Royaume-Uni, plus le trafic de drogues de synthèse. Grosso modo, on doit approcher, pour le seul Royaume-Uni, un chiffre d'affaires annuel total voisin de 10 milliards de francs.

Au niveau de l'ensemble de l'Europe occidentale, la quantité estimée d'importation de cocaïne est de l'ordre de 200 tonnes par an94, soit une valeur approchant une trentaine de milliards de francs. Si on ajoute les autres drogues naturelles transformées (héroïne) et celles peu ou pas transformées (haschisch, résine), dont la valeur ajoutée est certes plus faible, mais compensée par des quantités importées bien supérieures, ainsi que les autres drogues de synthèse, on atteint un chiffre d'affaires d'à peu près 100 milliards de francs (15,25 Md_).

Pour la France, sans chercher une illusoire exhaustivité, on peut citer quelques cas intéressants de saisies95, sachant que celles-ci ne doivent guère représenter plus de 10 à 15% des quantités mises sur le marché :

- 1/ 1,7 tonne de cannabis et 18 kilos d'héroïne saisies par les douanes dans le département des Alpes-Maritimes entre janvier et juin 2001 ;
- 2/ en Meurthe-et-Moselle, en mai 2001, saisies de 4.300 cachets d'ecstasy (valeur : 350.000 francs) et de près de 3 kilos de cocaïne (valeur : 1,745 million de francs) ;
- 3/ en mai 2001, saisie en Seine-St-Denis d'un demi-kilo d'héroïne (valeur : 500.000 francs) et de 19.400 cachets d'ecstasy (valeur : 2 millions de francs) ;
- 4/ en mai 2001, toujours en Seine-St-Denis, qui est avec la Lorraine et le Nord une région de forte activité, saisie de 42 kilos d'héroïne « très pure » et de 26 kilos de coupage (valeur totale au détail : 34 millions de francs) ;
- 5/ en juin 2001, 205.000 cachets d'ecstasy, apparemment destinés au marché espagnol, saisis à Bayonne (valeur : environ 20 millions de francs) ;
- 6/ novembre 2001, 22.000 cachets d'ecstasy saisis à nouveau en Moselle pour une valeur de l'ordre de 3,5 millions de francs ;
- 7/ en janvier 2002, saisie de 40 kilos d'héroïne à Montpellier ;
- 8/ en Moselle toujours, fin janvier 2002, saisie de 300.000 cachets d'ecstasy (valeur : 30 millions de francs) ;
- 9/ en février 2002, saisie, dans les Pyrénées-Atlantiques, de près d'une tonne de résine de cannabis dans deux camions (valeur : environ 20 millions de francs) ;
- 10/ arrestation à Roissy, en mars 2002, d'un diplomate gabonais en possession de 30 kilos de cocaïne ;
- 11/ démantèlement d'un réseau d'héroïne à Montpellier, Beaucaire (Gard et Avignon à la mi-avril 2002);
- 12/ découverte, fin février 2002, sur la plage des Sables d'Olonne de 350 kilos de cocaïne, sans doute débarquée in extremis d'un voilier finalement échoué à l'île d'Yeu ; la valeur de la marchandise a été estimée à 76,2 M_ (500MF) ;
- 13/ saisie près d'Arras, sur l'autoroute A1, le 8 avril 2002, de 100 kilos de cocaïne dans un semi-remorque espagnol ;
- 14/ cerise sur le gâteau : un voilier de 17 mètres, victime d'une avarie dans le golfe de Gascogne, a été arraisonné au large de Brest dans les derniers jours de décembre 2001 avec 1,2 tonne de cocaïne à bord (valeur au détail : près de 200 millions de francs). Ce bateau, comme celui des Sables d'Olonne (Cf supra) aurait, selon toute vraisemblance, appareillé d'Amérique Latine et fait escale en Espagne.

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85 RAUFER et QUÉRÉ, Le crime organisé, op.cité, p.7.

86 50 milliards de $ pour le Mexique en 1995, puis 16,7 milliards de $ pour la Thaïlande en 1997. Voir Marie-Christine DUPUIS : Finance criminelle, collection « Criminalité internationale », Paris, PUF, 1998, page 215.

87 Le GAFI est issu de la réunion du G8 de 1989 dite « sommet de l'Arche ». Hébergé et soutenu par l'Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE), le GAFI suit les questions de blanchiment et de crime technologique.

88 Programme des Nations-Unies pour le contrôle international des drogues.

89 RAUFER & QUÉRÉ, op.cité, page 7.

90 ibid., page 7.

91 Dépêche AFP Tokyo, 2 avril 2002.

92 NCIS : UK threat assessment, 8th august 2001. Main Threats : class A Drugs trafficking. Outre son rapport annuel sur la menace criminelle, les notes publiées régulièrement par cet organisme sont extrêmement précieuses. Elles couvrent toutes les formes de criminalité au Royaume-Uni. Son site est accessible sur www.ncis.co.uk.

93 Source : NCIS.

94 Source : NCIS.

95 Toutes ces données sont reprises de dépêches d'agences, principalement Associated Press et Agence France Presse. Les valeurs marchandes indiquées sont celles données par les autorités ayant pratiqué les saisies (douanes, gendarmerie ou police) et reprises par les dépêches ; elles n'ont pas de valeur absolue et sont ici données à titre indicatif comme élément destiné à fixer des ordres de grandeur.