II-3 Chemins et terreau des trafics.

Que nous apprennent ces faits bruts ?

Ils confirment d'abord qu'il existe bien une géographie micro-économique de la drogue, comme il en existe une géographie macro-économique96.

On a relevé supra que, notamment, la Lorraine frontalière du Luxembourg (Moselle, nord de la Meurthe-et-Moselle), la zone frontalière de la Belgique dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, le nord et le nord-ouest de l'Île-de-France97 ainsi d'ailleurs que le sud de l'Alsace (région de Mulhouse) étaient des zones où les saisies sont répétées et souvent volumineuses.

Force est de constater que cette géographie micro-économique du trafic de stupéfiants recouvre assez largement deux types de zones :

- 1°/ des zones à forte implantation communautaire, notamment turque, marocaine ou africaine. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne les saisies de mai 2001 à Bobigny98, les services de la police judiciaire indiquent-ils que cette filière d'héroïne, qui alimentait le marché français depuis la Turquie via les Pays-Bas et la Belgique, était animée, si ce n'est dirigée, par des ressortissants turcs99 ; le trajet France-Maroc, notamment aux abords atlantiques et méditerranéens de la frontière espagnole100, est également une zone d'intense activité dans le domaine des trafics de stupéfiants101. A partir de ces zones de transit s'organise un réseau de distribution qui irrigue le pays ;
- 2°/ des zones de présence mafieuse, italienne, balkanique ou russe, présence ancienne, notabilisée et avérée : Côte d'Azur et plus généralement pourtour méditerranéen, régions de Lyon et Grenoble. Les témoignages, les enquêtes de police nées de faits criminels divers et les rapports parlementaires établissent cette présence.

Ceci ne signifie pas, bien évidemment, que l'existence de communautés turques ou balkaniques, notamment, suffit en soi à constituer un réseau de trafic. Mais il est certain néanmoins qu'une telle communauté fournit un support logistique et linguistique en même temps qu'elle offre une solidarité bien utile pour l'infiltration de trafiquants ou, à l'inverse, l'exfiltration d'un de ses membres soupçonné. Le Royaume-Uni connaît la même répartition ethnico-criminelle : les points nodaux du trafic d'héroïne se trouvent être les zones de forte présence notamment turque et pakistanaise102.

Les liens gardés avec le pays d'origine favorisent et légitiment de façon naturelle les contacts entre la communauté établie en France et la famille et les amis restés "au pays". Inversement, ces communautés établies en France intéressent fortement les rabatteurs des trafics : souvent originaires de la même région, parfois du même village, souvent liés par des liens familiaux plus ou moins étroits, ils détiennent un pouvoir de coercition non négligeable sur une part de la famille restée sur place.

Il est par ailleurs évident que plus une communauté est culturellement, linguistiquement, économiquement et anthropologiquement refermée sur soi, plus fortes et plus efficaces sont les solidarités qui s'y exercent. D'où par exemple la difficulté que policiers comme sociologues, travailleurs sociaux comme magistrats, ont à pénétrer les sociétés de tradition nomade (depuis les Roms jusqu'aux Touaregs, bien que ceux-ci, c'est le moins qu'on puisse dire, soient peu représentés dans la grande criminalité organisée). Les communautés asiatiques, certaines d'entre elles au mois, les Kurdes, les Roumains et surtout les « gens du voyage 103», comme l'impayable jargon administrativement correct les désigne, forment des communautés particulièrement impénétrables et constituent donc une force de man_uvre privilégiée pour des réseaux. Ceci est encore plus vrai si, comme on a vu supra, des pressions (et même un peu plus !) peuvent être exercées sur les membres de la famille.

Quant aux groupes mafieux, c'est désormais un truisme de dire que leur implication dans le trafic des stupéfiants est devenu leur activité centrale, leur « c_ur de métier » comme dirait un chef d'entreprise, et la source première de leurs revenus.

Il convient néanmoins de ne pas négliger, ainsi que le fait observer le juge Nicole MAESTRACCI104, que les pays producteurs traditionnels : Colombie, Pérou, Turquie, Liban, Afghanistan, Thaïlande, Birmanie, Laos, etc. sont désormais concurrencés par des productions locales, notamment pour les drogues de synthèse, mais aussi pour le cannabis.

Aux Pays-Bas, pays de vieille tradition horticole, la production ménagère de « Nederwiet », cannabis à forte teneur en THC105, cultivé en pots ou sous serres, est désormais si bien entrée dans la culture batave que des séminaires consacrés d'une part à cette intéressante, lucrative et ludique activité de jardinage et, d'autre part, à la bonne la gestion de « coffie shop » sont désormais organisés de la façon la plus officielle qui soit106. Les liens des réseaux avec les communautés immigrées originaires des pays traditionnellement producteurs ou transformateurs pourraient, dès lors, voir leur utilité décroître : la proximité du bassin de consommation et, pour les stupéfiants de synthèse, la capacité technique de production chimique deviennent les critères principaux. Il n'en demeure pas moins que cette production locale demeure marginale et que les trafiquants bien implantés ont de beaux jours devant eux, d'autant plus qu'ils possèdent en ce domaine un savoir-faire inégalé.

En effet, la similitude des structures nécessaires à la distribution des drogues « classiques » et des drogues de synthèse conduit tout naturellement à utiliser les mêmes moyens, les mêmes filières et donc les mêmes hommes. Si l'on ajoute que la caractéristique première d'un bon réseau de grande criminalité organisée est le pragmatisme et la mobilité à la fois spatiale et gestionnaire, on conçoit aisément que le transfert du centre de profit d'une marchandise vers l'autre se fasse sans délai, sans perte de charge et sans difficulté.

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96 Voir : Marie-Christine DUPUIS, op. cité ainsi que : RAUFER & ANCEL : Trafics et crimes en Asie du Sud-Est : le Triangle d'Or ; Paris, PUF.

97 En particulier les départements de Seine-St-Denis et de Val d'Oise, au demeurant voisins et assez interpénétrés l'un l'autre. En janvier 2002, la gendarmerie a arrêté 17 trafiquants présumés lors d'une opération conduite à Pontoise, Cergy, Eragny, Vauréal et à Nanterre. Source : dépêche Associated Press du 15 janvier 2002.

98 Page 31, tirets 3 et 4.

99 Dépêche Associated Press du mardi 22 mai 2001.

100 Page 31, tirets 5 et 9

101 A titre d'exemple, la saisie de 40 kilos d'héroïne à Montpellier (page 31, tiret 7) est l'aboutissement d'une information ouverte sur une filière entre le département du Nord et le Maroc. Le trafiquant présumé, arrêté et mis en examen, est un ressortissant marocain.

102 « Most heroin enters the UK trough ports in the South-East. Some also enters trough major UK airports with links to Turkey, northern Cyprus and Pakistan. (...) Two-thirds of the criminal groups known to be dealing (...) are based in the South-East of England, particularly in London, wich corresponds with the concentration of most Turkish groups. ». Source : NCIS, UK threat assessment, 8th august 2001, points 3.25 et 3.26. Le rapport ajoute également les Caucasiens de nationalité britannique parmi les groupes en expansion dans le trafic d'héroïne.

103 Roms, Sintis, Manouches, etc. Bien loin de l'image traditionnelle et au fond sympathique des vanniers « voleurs de poules », plus ou moins sédentarisés, ils constituent des groupes hermétiques et culturellement très soudés, fréquemment impliqués dans des faits de délinquance organisée, itinérante extrêmement mobile et extraordinairement violente.

104 Conférence donnée en 2001 aux "Mardis du CHEAr". Mme MAESTRACCI est magistrat, ancien conseiller technique au cabinet du Garde des Sceaux, Présidente de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie.

105 Tétrahydrocannabinol, molécule alcaloïde qui constitue la substance active du cannabis. Le cannabis naturel titre entre 2 et 7% de THC ; le Nederwiet environ 20 à 30% (la résine, dite haschich contient +/- 30% de THC).

106 Connues sous le nom de "Cannabizness", ces sessions rencontrent un certain succès, notamment auprès "d'étudiants" britanniques et français et donnent même lieu à la délivrance d'un diplôme. Voir la dépêche Reuters signée de Paul GALLAGHER du 28 mars 2002.