I-3 Le champ de l'étude : la question des mouvements sectaires et terroristes.

Si Bruno SCHACHTEL associe dans « la menace criminelle » la sphère terroriste au côtés de la sphère mafieuse42, sans pour autant se prononcer sur la place des sectes, RAUFER & QUÉRÉ43 excluent en revanche explicitement aussi bien les sectes millénaristes que les groupes terroristes et les guérillas dégénérées en raison de leurs options originelles respectives, qui ne sont pas criminelles, mais para-spirituelles ou idéologiques.

Il existe en effet des arguments forts au soutien de cette position. Les instances multilatérales notamment ont défini des critères, souvent assez alambiqués, comme il sied à des organismes reposant sur des consensus difficilement négociés et où toutes les susceptibilités doivent être prises en compte. La conférence de Naples44 en donne la définition suivante :
« organisation de groupes aux fins d'activités criminelles, présence de liens hiérarchiques ou de relations personnelles permettant à certains individus de diriger le groupe ; recours à la violence, à l'intimidation et à la corruption ; blanchiment de profits illicites. »

Cette définition n'exclut pas en soi les sectes et le terrorisme, pour autant qu'on s'entende sur la portée de l'adjectif « criminelles » qui qualifient les activités en cause. Selon la loi pénale française, dont on sait qu'elle est d'interprétation stricte45, le terme criminel ne saurait s'appliquer qu'à des activités qualifiées crime par le code pénal, à l'exclusion des autres infractions. Il est donc hors de question, en droit strict, de l'appliquer à des activités simplement délictueuses.
Par ailleurs, traitant ici des formes non violentes de la criminalité, la logique juridique voudrait qu'on exclût du champ de l'étude les sectes et les mouvements terroristes dans la mesure où ceux de leurs agissements criminels au sens du code pénal46 sont précisément violents, leurs autres activités non directement violentes, quelque répréhensibles moralement et pénalement délinquantes qu'elles soient, relevant le plus souvent du domaine délictuel47.

A/ Le cas de sectes

Il est souvent difficile de qualifier juridiquement les agissements propres des sectes. On ne peut retenir le crime que si l'on se réfère à la séquestration48 pour une durée supérieure à 7 jours ou le viol. Les faits ordinairement reprochés aux groupes sectaires relèvent le plus généralement d'infractions de natures diverses à l'égard de la société, souvent périphériques à l'activité sectaire stricto sensu : délits fiscaux, sociaux ou sanitaires, mais aussi de délits à l'égard des personnes.

Dans ce cas, il s'agit principalement soit de violences, soit de mise en danger d'autrui, l'un et l'autre au sens large, notamment : privations de sommeil ou de nourriture, violences sexuelles (hormis les rares cas constitués de viol), châtiments cruels ou dégradants, abus de faiblesse, ainsi que, bien évidemment, d'escroqueries, captations d'héritage, d'exploitation privative et gratuite du travail d'autrui, d'interdictions de communiquer ou atteintes au secret des correspondances49.

Cependant, il convient ici de ne pas s'en tenir strictement à des critères pénalistes. En effet, l'intime imbrication des activités en cause dans ce domaine font qu'il est quasiment impossible de les distinguer entre elles selon leur qualification pénale respective.

La simplicité de la lecture et la cohérence avec les travaux antérieurs de criminalistique, qui ne procèdent pas à cette distinction de nature strictement juridique, nous conduisent à retenir le terme de « criminels »50 pour l'appliquer aux agissements sectaires dès lors que ceux-ci sont conçus comme l'expression d'une doctrine, appliquée de façon générale et absolue par la secte, et non une conduite particulière, fût-elle répétée dans le temps, de tel ou tel membre (des « bavures »). Dans ce dernier cas, et dans celui-ci seulement, le droit pénal doit retrouver toute sa rigoureuse et intangible application51.

Qu'on ne se méprenne pas toutefois sur la notion de secte : la reconnaissance canonique52, et parfois même légale53, qui peut à l'occasion être attribuée à tel ou tel groupement de fait ne suffit pas à faire entrer les activités de ce groupement dans la légalité. La Scientologie, pour ne citer que le plus emblématique des groupements, existe légalement, en France comme à l'étranger, sous des régimes divers. Ce qui est illicite, c'est l'activité réelle de la personne morale, non ses activités apparentes, ni son existence légale.

Cependant l'extension et la dangerosité des groupements sectaires sont bien différentes d'une secte à l'autre. Les unes ne sont que des regroupements de quelques dizaines, au mieux de quelques centaines de farfelus plus ou moins sympathiques et passablement dérangés qui ne font de tort qu'à eux-mêmes.

D'autres en revanche, sans doute assez peu nombreuses54 constituent des organisations criminelles établies dans le temps et dans l'espace, disposant d'un vrai corps de doctrine criminelle dirigé contre les individus et contre les États55. Dans cette dernière catégorie, on trouve notamment des groupements dissimulant sous les ornements plus ou moins séduisants de la religion, ou de ce qui en usurpe le nom, des visées non seulement crapuleuses, mais aussi antidémocratiques, terroristes ou d'espionnage.

B/ Le terrorisme

L'hésitation est à l'évidence bien moindre quand on aborde la sphère terroriste.

Dans le cas de terrorisme « classique », comme celui des Basques de l'ETA ou du groupe Abu Sayyaf, qui enlèvent sous condition de rançon, et la plupart du temps assassinent56 leurs victimes, le doute n'est pas permis. Dans le cas d'attentats à la bombe, comme celui qui, le 25 juillet 1995, fit 7 morts et 60. blessés à la gare du RER St-Michel, non plus. Il ne l'est pas plus avec l'attentat au sarin57 commis en mars 1995 dans le métro de Tokyo par la secte Aum (15 morts et environ 6000 « impliqués ») ou celui qui fit 168 morts et 675 blessés dans l'explosion d'un immeuble à Oklahoma City en avril 1995, sans même parler des 13 bombes placées par des criminels, probablement soutenus par les « Services » pakistanais, qui, explosant quasi simultanément à Bombay en 1993 firent entre 250 et 400 morts (chiffre mal connu) et plus d'un millier de blessés58.

En revanche, trois formes au moins de terrorisme relèvent a priori du champ délictuel :

- le cyber-terrorisme, qui consiste à perturber ou à détruire des systèmes informatiques, qu'ils soient de souveraineté59, de sécurité, de gestion des entreprises ou tout simplement des réseaux nécessaires à la vie normale d'un État et d'une société modernes60 ;
- le terrorisme écologique qui consiste à relâcher dans l'atmosphère, dans des rivières ou la mer des substances nuisibles ou corrosives61 ;
- les actions financières, bancaires, commerciales ou humanitaires, souvent extrêmement sophistiquées, mises en place pour le financement du terrorisme.

Néanmoins, toutes ces formes de terrorisme, quelle que soit la qualification juridique d'une part, l'habillage idéologico-religieux d'autre part qui peuvent leur être donnés, sont fortement et nécessairement liées de façon directe et certaine à des activités de nature délinquante, voire criminelle. Elles en sont même de plus en plus souvent le support obligé ou la conséquence nécessaire.

Dès lors, sous ces réserves, nous entendons inclure les sectes, y compris les sectes millénaristes, et le terrorisme international dans le champ des organisations criminelles, et ce pour trois raisons :

- la première tient à l'usage criminalistique qui a consacré, sinon contra, du moins praeter legem, le terme de grande criminalité organisée pour des faits qui ne relèvent pas nécessairement du domaine criminel au sens du code pénal ;
- la seconde tient au fait qu'il serait complètement artificiel, et d'ailleurs inopérant, de distinguer dans les agissements ici analysés ceux qui relèvent des crimes et ceux qui relèvent des délits. Tout ceci forme un tout : les uns et les autres sont indissociablement liés pour produire une action qui suffit à soi seule à caractériser l'action criminelle organisée ;

- la troisième enfin, et surtout, tient en ceci que les agissements non violents contre les États ou les entreprises peuvent trouver également leur origine dans les sectes ou les mouvements terroristes. Les exclure du champ d'étude serait se condamner à les ignorer, alors même qu'ils constituent le c_ur des enjeux de pouvoir. Ils le constitueront d'autant plus que les liens qui s'établissent entre grande criminalité organisée, sectes, terrorisme, compétition économique, stratégies indirectes des États et grand banditisme semblent appelés à s'intensifier.

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42 Bruno SCHACHTEL, Le poids de la menace criminelle sur le fonctionnement des États de droit ; mémoire pour le diplôme d'université d'analyse des menaces criminelles contemporaines, Université de Paris-II, octobre 2000.

43 Le crime organisé, op. cité.

44 Réunie du 21 au 23 novembre 1994.

45 Code pénal, article 111-4. La définition légale des infractions s'impose aux juges (CA Paris, 9 décembre 1992, Gaz. Pal. 1992, 2. Somm. 526) et les juges ne peuvent procéder par extension, analogie ou induction (Crim., 29 septembre 1992, Bull. Crim. n°287).

46 Meurtre ou assassinat, séquestration de plus de 7 jours, empoisonnement, terrorisme...

47 Fraude fiscale, corruption, abus de biens sociaux, trafics illicites, etc.

48 Code pénal, art. 224-1. La peine est de 20 ans de réclusion criminelle. En deçà de 7 jours, la séquestration constitue un délit puni de 5 ans d'emprisonnement et de 500 000 F. d'amende. Peut-être pourrait-on suggérer ici de revoir cette distinction qui porte sur le degré, non sur la nature de l'infraction. Mais ce n'est pas notre propos que de réformer le code pénal...

49 L'exploitation privative et gratuite du travail d'autrui, les interdictions de communiquer et les atteintes au secret des correspondances ainsi que les privations de sommeil ou de nourriture sont des délits souvent commis par des organisations à l'apparence des plus respectables, y compris par certaines congrégations qui se réclament du catholicisme et qu'au demeurant peu de choses, voire rien du tout, ne distinguent des sectes. On consultera avec profit, à ce sujet, BAFFOY, DELESTE et SAUZET, « Les naufragés de l'esprit », Paris, Seuil, mai 1996. Cet essai traite des dérives des groupes dits « charismatiques » (Verbe de Vie, Chemin neuf, ex-Communauté du Lion de Juda, etc.). Mais la même analyse peut être conduite pour d'autres congrégations, notamment l'Opus Dei, ainsi que la congrégation St-Jean et sa nébuleuse de filiales qui s'engage dans le culte de personnalité de son fondateur : voir Laurent GRZYBOVSKI, in « la Vie » du 15 février 2001 et Xavier TERNISIEN, in « Le Monde » du 29 janvier 2001. Les doctrinaires du Takfir wal Hijra islamiste y ont également recours (voir : Irène STOLLER, Procureur à la 14ème section, en bibliographie).

50 Peut-être sous l'influence anglo-saxonne ; le terme de "crime" en anglais désigne indifférement ce que le droit français distingue sous les termes de "crimes" et de "délits".

51 Il est exclu de mettre sur le même plan, par exemple, le viol ou l'agression sexuelle commis par un prêtre catholique et celui commis par le gourou, ou par de simples membres de groupements tels que les ex-« Enfants de Dieu ». Dans le premier cas, ce sont des actes individuels et personnels de ministres du culte canoniquement investis et contre lesquels la hiérarchie elle-même agit (parfois assez mollement il est vrai). Dans le second, ils sont commis de façon systématique, concertée et justifiée par une « doctrine ». Qu'on sache, l'Église catholique n'érige pas, à l'inverse de certaines sectes, ces pratiques au rang des actes de piété...

52 C'est à dire par l'autorité hiérarchique religieuse, lorsque celle-ci existe. Dans l'église catholique, ce sera, en général, l'ordinaire du lieu, c'est à dire l'évêque du diocèse, parfois le Saint-Siège (instituts de droit pontifical, prélatures personnelles du Saint-Père, comme c'est le cas pour l'Opus Dei), le métropolite dans l'église orthodoxe. Faute de structures comparables, l'expression de cette reconnaissance « canonique » est différente en la forme, mais non dans le fond, en ce qui concerne la Sokka Gakai, secte d'origine japonaise qui se réclame du mouvement bouddhiste Nichiren et est officiellement considérée comme telle au Japon : les principaux dignitaires de cette religion n'ont pas franchement et clairement récusé le caractère « bouddhique » (ou bouddhiste ?) de Sokka Gakai qui contrôle de surcroît le parti Kômeito, d'où est issu l'ancien Premier ministre du Japon.

53 Cas des associations déclarées, en France, sous le régime particulièrement libéral de la loi du 1er juillet 1901.

54 On comprendra qu'on s'abstienne d'en donner une liste qui ne saurait être ni fiable, ni exhaustive et nous exposerait par suite à des poursuites pénales. Disons qu'une demi-douzaine d'entre elles représente de réelles menaces.

55 On se reportera au rapport public annuel établi par la Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes (MILS), qui relève de l'autorité du Premier ministre, et actuellement présidée par Alain VIVIEN, ancien député (PS, Seine-et-Marne) et secrétaire d'État aux affaires étrangères.

56 Et non pas « exécutent » comme le disent les journalistes. Quelle que soit l'opinion qu'on puisse avoir de la peine de mort, l'exécution est la mise en _uvre d'une sentence judiciaire régulière rendue par un tribunal institué par la loi et en vertu des dispositions de celle-ci. Dans le cas des Basques (victimes sans nombre, estimées à un minimum de 800 depuis 30 ans), des Brigades Rouges (séquestration puis assassinat de l'ancien Président du Conseil italien et chef de la Démocratie Chrétienne Aldo MORO), de la Rote Armee Fraktion (séquestration puis assassinat de Hans-Martin SCHLEYER, président du patronat allemand) pour ne citer que les cas les plus spectaculaires, il s'agit bien du crime d'assassinat (Code pénal, art. 221-3), c'est à dire d'un meurtre commis avec préméditation.

57 Le sarin est un toxique de guerre liquide qui, à l'air libre, s'évapore assez lentement (sa volatilité dans des conditions de température et de pression ordinaires est inférieure à celle de l'eau) en se transformant en un gaz puissamment neurotoxique qui provoque la mort par détresse suivie d'arrêt respiratoire. Une tentative précédente d'Aum avait eu lieu en juin 1994 à Matsumoto avec une technique de dissémination du sarin infiniment plus pénalisante que le dégagement à l'air libre : la dispersion par aérosol. Toutefois, malgré un produit de bien meilleure qualité qu'à Tokyo l'année suivante, les conditions de climat, de lieu (un quartier résidentiel faiblement peuplé) et de temps (la nuit) avaient réduit la portée de l'attentat, passé à peu près inaperçu à l'époque.

58 Une recension des principaux actes terroristes se trouvera in : SÉNAT & GAYRAUD, le terrorisme ; PUF, coll. « Que sais-je ? »N°1768, mars 2002.

59 Au premier rang desquels, assurément, les réseaux liés à la force de dissuasion, mais aussi les réseaux informatiques gérant les opérations du Trésor, ou ceux. relatifs aux condamnations pénales.

60 Il suffit d'imaginer les dégâts que provoquerait la mise hors service ou, pire encore, le fonctionnement incohérent du système informatisé de régulation du trafic aérien ou ferroviaire, des systèmes de compensation interbancaire et des terminaux monétiques, etc..

61 Cette forme d'action terroriste, relativement récente, est intimement mêlée à des conflits de tous ordres, notamment politiques ou sociaux : on se rappelle le déversement d'acide sulfurique dans un cours d'eau effectué par des ouvriers de l'entreprise Cellatex, à Givet (Ardennes) lors d'un conflit social en juillet 2000. En opportunité, le parquet n'avait pas poursuivi sur le fondement, pourtant constitué, de terrorisme.