I-1 Le champ de l'étude : concepts.

Ces grands criminels organisés, qui sont-ils ?

D'emblée, on évoquera les « cerveaux » : on a cité supra deux noms quasi mythiques : Albert Spaggiari et Ronald Biggs respectivement auteurs du « casse » de la Caisse d'épargne à Nice et de l'attaque du train postal Glasgow-Londres.

Pourtant, ces malfaiteurs ne relèvent pas de la grande criminalité organisée au sens où nous l'entendons dans cette étude, à la suite au demeurant des travaux conduits par la science criminelle actuelle et en particulier par le Centre d'analyses des menaces criminelles contemporaines de l'Université de Paris-II32. Nous sommes dans ces deux cas face à une criminalité de haute volée, du grand banditisme à la violence très réduite, parfaitement maîtrisé sur le plan technique, avec des méthodes de préparation très inspirées de celles utilisées par les armées pour les « opérations spéciales », faisant appel à un long travail de recherche du renseignement, de recrutement de complices, de mise en place de voies d'exfiltration de la scène du crime, de fuite hors du pays, d'exploitation du produit du vol, etc. Mais il s'agit encore, malgré les apparences, d'une délinquance classique et de nature individuelle ou de petits groupes. L'idéal d'Arsène Lupin, en quelque sorte.

A un étage criminel supérieur, on trouvera des groupes stables, capables non seulement de conduire des opérations comme celles décrites ci-dessus, mais aussi de créer à leur profit un environnement économico-socio-criminel relativement sophistiqué33. Ce sont, par exemple, les « grandes familles » du Milieu marseillais des années 30, qui se sont maintenues jusque vers 1970, et dont la famille Guérini est la plus emblématique34.

Cette criminalité de « beaux mecs », selon l'expression consacrée, est accessoire dans le paysage de la grande criminalité organisée. Elle peut çà et là lui être liée mais elle ne suffit certes pas à en rendre compte.

Les formes de criminalité qui nous intéressent ici reposent sur cinq principes de base qui nous apparaissent être les suivants :

- une organisation stable dans le temps ;
- une organisation hiérarchisée, spécialisée en interne et/ou cloisonnée et soumise à une discipline interne extrêmement stricte ;
- une activité illicite d'étendue internationale, voire intercontinentale ;
- utilisant des structures commerciales licites pour son activité ;
- exerçant une influence, même indirecte, sur l'appareil d'État, les organes judiciaires, l'économie et les médias des pays d'implantation.

Ce champ diffère quelque peu, en apparence, de celui ordinairement retenu tant par les institutions internationales35 que par les spécialistes de ces questions.

Il nous est apparu cependant que les différentes options de définition de la grande criminalité organisée pouvaient en fait être toutes contenues dans ces principes, qui doivent être observés cumulativement, définis de façon suffisamment large pour ne pas susciter de débats téléologiques et pour laisser un champ pour laisser s'opérer une évolution dans le temps, dont on sait qu'il est un des éléments essentiels de la stratégie des mafias « réalités dynamiques, en perpétuelle mutation, capables de parfaitement s'adapter aux circonstances politiques, sociales, économiques les plus diverses36 ».

La multiplicité et la précision des critères nous a en effet paru nuire assez sensiblement à la compréhension du phénomène en induisant des miroitements avec le grand banditisme.

I-2 Les critères discriminants

Le critère du nombre, assez souvent retenu par les définitions officielles est de ceux-là : en posant le principe de « plus de deux personnes »37 ou « plus de 5 personnes 38», on peut inclure dans la grande criminalité organisée aussi bien les bandes de banlieue que l'association de malfaiteurs, aussi bien les bandes de motards qui sévissent particulièrement en Amérique du Nord que les familles de « gens du voyage » qui occupent, en Europe, une place enviable dans le panorama de la délinquance, au demeurant particulièrement violente, au point que la Gendarmerie nationale a créé une structure ad hoc pour la lutte contre cette « criminalité itinérante ». On ne doit donc pas s'arrêter à un chiffre fixé une fois pour toutes. Mais dans notre esprit, la grande criminalité organisée, par la diversité des structures de traitement de la matière criminelle qu'elle nécessite, sur laquelle on reviendra au chapitre 2, suppose une assise numérique conséquente, sans doute très supérieure à la centaine d'individus.

Le critère de stabilité dans le temps est très explicitement repris par le National Criminal Intelligence Service (NCIS) britannique comme par l'Union Européenne. Mais en deçà de quelle durée est-on dans le grand banditisme ordinaire, au delà de quelle durée entre-t-on dans le saint des saints de la grande criminalité organisée ? Les groupes criminels « classiques » ne dépassent qu'exceptionnellement la durée de vie de leur chef, lui survivant parfois en la personne d'un frère ou d'un beau-frère ; plus rarement d'un fils.

La Mafia, la seule, la vraie, l'inimitable mafia sicilienne a ses lettres de noblesse. Comme certaines familles remontent aux Croisades, elle peut se prévaloir de près de trois siècles d'existence, dont un et demi de grande criminalité organisée. Ancrées dans une tradition quasi millénaire, les Triades chinoises seraient plus anciennes encore. Pour ces deux familles d'organisations, la question de l'ancienneté ne se pose pas véritablement : elles sont culturelles. La question peut en revanche être soulevée pour des groupes criminels plus récents, opportunistes, surgis en raison des conditions de temps et de lieu.

Le cas de ce qu'il est convenu d'appeler la mafia russe, alors qu'il serait sans doute plus exact de parler des mafias russes, est à cet égard exemplaire. Si des réseaux plus ou moins socio-ethniques ont toujours existé en Russie, même avant 1917, le régime soviétique les avait contenus d'une façon qu'on pourrait qualifier, si l'expression n'était pas usée jusqu'à la corde, de globalement positive. Dans certaines Républiques de l'URSS, notamment dans le Caucase, les « services » et les mafias étaient même imbriqués de façon plus ou moins officielle, le pouvoir central fixant une ligne rouge aux activités mafieuses, tolérées en deçà, réprimées au delà. Le flottement politique et administratif qui a suivi l'éclatement de l'Empire a fourni aux groupes criminels l'opportunité rêvée pour s'émanciper.

L'éclatement de l'URSS a libéré des forces qui ne demandaient qu'à exploser. Dans un pays dont les richesses naturelles (pétrole, gaz, uranium et autres minerais stratégiques, or, pierres précieuses, bois à papier, etc.) confinent parfois au scandale géologique, la prise en charge, à la suite de l'État soviétique, de ce potentiel s'est faite dans un indescriptible chaos qui, faute de capacités de gestion capitaliste, a laissé le champ libre aux seules entités cohérentes : les mafias.

Il en va de même pour les « mafias » balkaniques, qui ont explosé en même temps que la région s'atomisait sous l'_il attendri des démocraties occidentales qui assistaient, en applaudissant et en prêtant main forte le cas échéant, à la libération des peuples. Le renard libre dans le poulailler libre. A ce régime, Lucky Luciano devrait recevoir le prix Nobel de la paix à titre posthume...

Le critère de la licéité des activités est difficile à apprécier de manière binaire, dans la mesure où la grande criminalité organisée mêle intimement et de façon systématique des activités illicites et des activités licites ; c'est d'ailleurs une des caractéristiques de son mode de fonctionnement. A l'origine, elle pratique toujours de façon illicite ; c'est un fait. Drogue, armes, prostitution, contrefaçons diverses, cigarette, main d'_uvre servent à amorcer la pompe.

Mais le recyclage est pour sa part très largement légal : import-export, assurances, immobilier, services (dont les concessions automobiles, les agences immobilières, les laveries automatiques, et la traditionnelle restauration : la « pizza connection » en est l'archétype), activités bancaires et financières, marchés publics, formation professionnelle, activités de conseil et d'audit, etc.

Le départ entre ces innombrables sous-systèmes criminels est souvent délicat à faire. La difficulté qu'éprouvent les juridictions d'instruction et les parquets, même celui du tribunal de grande instance de Paris39 pourtant bien doté en hommes, fortement spécialisé et bien rôdé à ces problématiques financières, à poursuivre, et surtout à faire condamner l'« Église » de scientologie en est l'exemple flagrant.

Le critère de la spécialisation, souvent associé à celui de cloisonnement pour des raisons de sécurité, signifie que chaque organisation dispose de cellules internes chargées de fonctions précisément définies, qui n'interagissent pas aux niveaux opératifs, mais seulement à celui du holding criminel (niveau stratégique). En d'autres termes, le groupe criminel est intégré, mais sa structure est éclatée : aux uns la production, aux autres le transport, à d'autres encore le financement, ou la négociation avec les autres groupes ou avec les autorités, les contacts avec les milieux spécialisés (marché de l'art, militaires, monde du spectacle).

On est loin de l'artisanat délinquant où la seule spécialisation qui eut cours pendant longtemps était celle du cambrioleur et du receleur. Nécessité absolue de la sécurité, comme tous les réseaux d'espionnage, de résistants ou de clandestins le montrent à l'envi, le cloisonnement est respecté de façon particulièrement vigilante dans la grande criminalité organisée. La conséquence en est que la lutte des autorités de police et de justice contre cette criminalité est handicapée d'avance par l'atomisation que la grande criminalité organisée lui impose : celle-ci gagne à tous coups car c'est elle qui choisit le terrain juridico-policier.

Le critère de l'internationalisation est le corollaire de la nécessité de « blanchir » des masses inimaginables de capitaux40, opération inconcevable dans un seul pays, du moins dans un temps relativement bref, ce pays fût-il vaste comme les États-Unis ou la Russie. A ce titre, la multiplication des frontières, le cloisonnement de l'espace judiciaire est un facteur décisif dans la décision d'implantation d'une entreprise criminelle. En effet, le blanchiment impose surtout, pour être effectué dans des condition d'impunité suffisantes, de passer en un laps de temps très bref41 par de très nombreux intermédiaires successifs ou simultanés agissant dans des cadres juridiques et économiques différents.

Au delà de ces critères assez bien connus désormais, le champ d'étude pose cependant la question de l'inclusion, ou non, dans celui-ci, d'une part des sectes et d'autre part des mouvements terroristes auxquels la littérature spécialisée réserve des statuts différents.

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32 Dont les travaux sont accessibles sur le site www.drmcc.org

33 Voir la description imagée et instructive qu'en donnent RAUFER & QUÉRÉ, Le crime organisé, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, janvier 2000, pages 20 ssq.

34 Cette famille régna sur Marseille de la Libération au milieu des années 70. Antoine GUÉRINI fut assassiné en juin 1967 ; son frère Barthélémy, dit « Mémé » mourut (de mort naturelle) en 1979 à la prison des Baumettes où il purgeait une peine de 20 ans de réclusion criminelle pour meurtre. Le « clan Guérini » était très lié au pouvoir municipal et aux cercles décisionnels du temps de Gaston DEFERRE.

35 Faute peut-être d'avoir une mafia franco-française, la France n'a pas élaboré de définition propre de la grande criminalité organisée. Voir à ce sujet : Thierry CRETIN, Mafias du monde ; Coll. Criminalité internationale, Presses Universitaires de France, Paris 2ème édition, 1998.

36 L'enfer des mafias, in revue Panoramiques, n°39, 1er trimestre 1999.

37 C'est l'un des critères posés par l'Union européenne.

38 Critère retenu par le code criminel fédéral du Canada ; voir le site du solliciteur général (parquet fédéral) du Canada www.sgc.gc.ca

39 Les 3ème (délinquance économique et financière) et 5ème sections (délinquance astucieuse) d'instruction du TGI de Paris comptent au total 27 juges spécialisés, secondés par 10 assistants de justice et assistants spécialisés issus des administrations des douanes ou des impôts. Le Parquet de ce même tribunal compte pour sa part 25 magistrats affectés aux sections F1, F2 et F3, assistés de 5 assistants spécialisés.

40 voir chapitre 2.

41 Plus bref que les délais d'intervention des autorités bancaires, douanières, fiscales. Le rôle du temps dans l'activité criminelle serait un sujet à travailler.