Affronter sérieusement ces dangers : la voie du décèlement précoce

Une voie prometteuse est le décèlement précoce, méthode qui tient de la médecine préventive, et fournit la capacité :

- d'abord, de repérer, puis d'écarter les apparences - donc d'accéder au réel,

- Ensuite, de poser rapidement et efficacement des diagnostics ;

- Enfin d'agir tôt, avec précision et autorité.

Mais bien comprendre ce qu'est la détection précoce impose préalablement de présenter son contraire : la réalisation tardive.

Voici un extrait du texte prononcé le 27 août 2002 par le ministre français des Affaires étrangères à la Conférence des ambassadeurs :

« A ces données anciennes se superposent désormais de nouvelles menaces que nourrit l'instabilité du monde : le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, le crime organisé. Elles font émerger de nouveaux acteurs qui profitent des lacunes de l'ordre mondial, qu'ils soient Etats, mafias, groupes terroristes. Le mouvement leur est propice ; le réseau, nouvelle loi du monde, leur est familier. La route de la soie des temps anciens est devenue un lacis de chemins ouverts : routes du commerce, voies de l'information, des migrations, mais aussi de la drogue, du trafic d'armes, du terrorisme. Enfin, l'économie mondialisée, pauvre de règles et de gendarmes, leur fournit de multiples points d'entrée (...) Le monde bouillonne de projets, d'innovations, d'opportunités. Mais il a aussi sa face d'ombre. Comme les déserts gagnent sur les terres fertiles, les zones grises semblent s'étendre. Les réseaux terroristes ou mafieux pénètrent au c_ur de nos métropoles et dans notre tissu économique. Le désordre se répand de manière tantôt brutale, tantôt insidieuse ».

Tout ce que dit ce texte est vrai et excellent - mais l'était déjà pleinement en 1992, année où ce diagnostic pouvait déjà être posé en tous points. Dix ans avant ou après qu'importe ? Si, cela importe : voici une décennie, ce diagnostic permettait d'élaborer à temps une doctrine d'action contre les périls nouveaux ou subitement plus graves, donc d'agir tôt - c'est à dire efficacement - sur les territoires hors-contrôle, contre les entités dangereuses. Dix ans plus tard, ce texte se borne à constater, à prendre acte.

Ceci posé venons en au décèlement précoce.

Pour user d'une image astronomique, la démarche du décèlement précoce prône l'inutilité d'avoir toujours plus de télescopes, eux-mêmes toujours plus gros, si l'on ne sait où les braquer et surtout, où les braquer à temps.

Le point de départ d'une telle démarche consiste à réaliser :

a) Qu'il s'agit bien d'une dé-marche, d'un acte volontaire : « L'appréhension n'est pas un simple processus, mais une décision » (Martin Heidegger, ci-après MH, Introduction à la métaphysique, Tel-Gallimard, 2001). Sur ce point, deux citations du même texte :

« Renoncer à ce qui est courant [...] constitue un saut. Pour sauter, il faut prendre l'élan convenable. C'est cet élan qui décide de tout ; car il signifie que nous-mêmes, nous demandons réellement les questions à nouveau, et, par ces questions seulement, nous frayons des perspectives. Ceci toutefois ne peut se produire dans un arbitraire divagant, ni davantage en s'en tenant à un système promu comme norme ».

« [L'appréhension n'est pas] un comportement normal de l'homme [ni] un usage allant de soi qu'il [l'homme] ferait de sa capacité intellectuelle, voire [...] un processus psychique intervenant fortuitement parmi d'autres. Au contraire, l'appréhension est arrachée par la lutte à l'activité routinière, et contre elle».

Gardons en mémoire « renoncer à ce qui est courant... l'activité routinière », point central que nous retrouvons plus bas. Ceci dit, il s'agit donc d'appréhender, puis immédiatement après, de situer notre démarche dans son cadre temporel.

Ceci mène à poser...

b) Que collecter des informations n'est pas penser : on ne peut construire un appareil préventif-préemptif de lutte contre le terrorisme ou le crime organisé partant d'une simple collecte d'informations (ouvertes ou secrètes) ce pour deux raisons :

- Pertinence - Ces informations sont d'ordinaire recueillies conformément aux définitions admises par l'opinion régnante (encore le thème du courant et du routinier),

- Anachronisme - Ce que l'on prétend actuel retarde toujours sur le réel ; faite pour alimenter les médias et l'opinion, l'information est par nature inopérante pour toute anticipation. Preuve : nulle opération pro-active ne se fonde sur l'« actualité », ni sur les médias, même « chauds ». Pour agir, les militaires en opération, les traders à la Bourse, ont besoin de données « en temps réel », ce qui démontre que l'information d'un côté, le temps réel de l'autre, sont d'ordre chronologique différent.

Le décèlement précoce, lui, occupe les deux premières des trois étapes classiques de l'art médical (pronostic, diagnostic, thérapeutique) et ne fait que cela ; la thérapeutique relève en amont d'une ordonnance de la sphère politique, en aval d'une exécution par les instances de défense et de répression.

Pronostic et diagnostic reposent sur l'observation, conduite selon les règles qu'énonça Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale : « On donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés d'investigation simples ou complexes à l'étude des phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille par conséquent tels que la nature les lui offre ».

Claude Bernard souligne bien qu'en la matière, observer ne suffit pas. Car il faut aussi ne pas faire varier les phénomènes que l'on étudie... les recueillir tels que la nature nous les offre, ce qui est plus ardu et fait échouer quiconque s'engage à l'aveuglette dans la voie du décèlement précoce.

Emprunter sérieusement cette voie, nécessite donc d'abord de repérer, ensuite d'écarter, ce qui en empêche l'accès. Cela mène à réaliser que l'obstacle sur la voie du décèlement précoce n'est pas physique - une barricade par exemple ; c'est au contraire un brouillage, au sens de brouiller une radio. Ce brouillage interdit le décèlement précoce ; il empêche de même tout progrès vers un nouveau nomos de la terre.

· Au début du XXIème siècle, le nouveau « brouillard de la guerre » 7

Militaire de son état, Clausewitz voit que le champ de bataille n'est pas une scène de théâtre et les combattants, tout sauf un corps de ballet. Il forge donc la frappante expression « brouillard de la guerre », qui, au XIXème siècle, dépeint tout le chaos des batailles : fracas, fumées, bruits et mouvements, informations confuses et contradictoires, chocs et surprises incessants.

A l'avènement de la société de l'information et de la communication, ce brouillard physique, matériel, des siècles passés, laisse place à un brouillage. Intense et multiforme, ce brouillage empêche durablement l'accès à la réalité des menaces, à l'essence des entités dangereuses - donc interdit de les vaincre rapidement. Pourquoi ce brouillage ? D'où provient-il ? Comment se répand-il ? Quel segment de la société affecte-t-il d'abord ?

· Chaos sur la terre, chaos dans les esprits

En l'absence d'ordre mondial, le chaos affecte des territoires ou des populations, mais aussi l'univers spirituel (fanatismes, fondamentalismes, sectes, etc.). Il touche enfin, moins visiblement, la sphère intellectuelle. Ceci n'est pas neuf : la dernière parenthèse entre deux nomos de la terre (1918-1940) voit une analogue effervescence de l'irrationnel, de l'idéologique, une semblable confusion des esprits. Dans ces périodes, le chaos est dans les têtes : les mots perdent leurs sens, les concepts flottent. Lubies, rumeurs, modes, élucubrations idéologiques, fausses sciences etc., tourbillonnent et s'entrechoquent. Un mot résume la situation, celui de divorce :

- Avant une catastrophe (attentat du 11 septembre 2001 par exemple), divorce d'avec la réalité dangereuse (gravité et imminence du danger présenté par la salafiya ),

- Divorce (sémantique) des mots et de leur sens - qui sait aujourd'hui vraiment ce qu'est un terroriste ?

- Divorce (affectant l'espace) entre ce qui est annoncé, publié et ce que l'on constate sur le terrain,

- Divorce (affectant le temps) entre ce qui est dit un jour, ce qui s'ensuit et ce qu'on apprend par la suite.

Ainsi, dans le domaine défense-sécurité, l'information est-elle pauvre en éléments stables et indéniables. Une situation d'autant plus inquiétante qu'à l'ère de l'information, la sphère médiatique est à la fois :

- La première responsable de la confusion, du désordre, régnant dans les esprits,

- Le principal champ de bataille (d'où l'expression « guerre de l'information »).

Aujourd'hui, le champ de bataille est d'abord médiatique. Depuis la fin de la guerre froide, le facteur mondial-clé est la prédominance de l'information. C'est sur le front de l'info-dominance, que se déroule d'abord et principalement une bataille qui se poursuit secondairement sur le théâtre de l'affrontement physique. A l'ère de la communication, toute guerre est d'abord une guerre de l'information.

Il s'ensuit qu'aujourd'hui, le « brouillage de la guerre » affecte prioritairement le domaine de la création et de la diffusion des connaissances et des nouvelles.

· Partant de là, quelle voie suivre pour passer du chaos au nomos ?

Si donc nous acceptons comme prémisses que :

- Le seul objectif possible pour la communauté internationale est d'entreprendre d'aller du chaos au nomos,

- Pour juguler le chaos, le décèlement précoce est, plus que d'autres, une voie efficace, raisonnable, supportable pour les populations,

- Déceler précocement les entités dangereuses c'est d'abord les nommer, les évaluer - bref, les penser à l'aide de vocables bien étalonnés,

Les étapes de notre réflexion seront donc les suivantes :

a) Souligner d'abord et a contrario le risque grave de ne pas penser une situation dangereuse, de se limiter à y réagir.

Depuis l'antiquité, partout où l'homme pense (médecine, ingénierie, etc.), la phase préalable - conception, exploration - est toujours plus longue, complexe, méticuleuse (examens pré-opératoires, biologiques, radiographiques etc.) ; la phase d'action (chirurgicale, dans ce cas) étant, elle, toujours plus brève, circonscrite, encadrée.

Phase préalable : soulignons d'abord l'aspect crucial de ce que la philosophie nomme « champ préalable d'inspection ».

Dès Héraclite et Parménide sont perçus les liens formels entre déceler et appréhender, puis entre appréhender et nommer. Déceler-appréhender-nommer délimitent un « champ préalable d'inspection ». Une image explique ce dont il s'agit : avoir d'abord saisi ce qu'est le temps permet seul de comprendre l'usage d'une horloge ; non sa mécanique bien sûr, mais son objet même. L'idée de temps est ici le « champ préalable d'inspection » expliquant la pendule. Et ainsi de suite, pour tout sujet devant être pensé. Un « champ préalable d'inspection » doit donc être d'avance ouvert, si l'on veut comprendre le crime, le terrorisme, etc. A ce propos, deux citations :

« La compréhension déterminée [de l'être, dans le propos de Heidegger] se meut elle-même dans un champ préalable d'inspection déjà déterminé... Cette anté-spection, cette per-spection qui porte et dirige toute notre compréhension [de l'être], nous y sommes plongés, pour ne pas dire perdus » (MH, Introduction à la métaphysique, Tel-Gallimard, 2001)

« La détermination de l'essence [du langage] et déjà le questionnement sur cette essence, se règlent toujours sur l'opinion qui règne préalablement » (MH, Introduction ... op. cit.)

A l'inverse, partout où l'homme pense peu et mal - exemple, la lutte contre le crime et le terrorisme - il ignore, il oublie, le champ préalable d'inspection. Or celui ci porte et dirige cependant toute notre intelligence de la menace et sans sa maîtrise, nulle action efficace n'est possible. L'homme sombre alors dans un activisme frénétique et irréfléchi. Comme le taureau, il réagit au chiffon rouge. L'action lui tient lieu de pensée. La pratique précède la théorie - voire, la remplace. Le 11 septembre à peine passé, l'exécutif américain passe ainsi directement à la traque, sans phase préalable de diagnostic. Il réagit par un déchaînement de violence et de technologie. A l'aveuglette, ses bombardiers déversent sur l'Afghanistan des milliers de tonnes de bombes. Six mois après, les commanditaires de l'opération s'avisent que ce déluge de feu a peut-être écrasé la fourmilière - mais pas vraiment gêné des fourmis qui, entre temps, se sont dispersées partout... 8

b) Entreprendre ensuite d'ex-poser (au sens étymologique) :

- Ce qui entrave l'ouverture vers l'avant, le décèlement précoce,

- Et qui donc, interdit de poser à temps des diagnostics efficaces.

Nous exposons ici les difficultés conjoncturelles à l'accès au réel, celles qui tiennent à l'état actuel de notre société. Bien sûr, il en existe de structurelles, constantes dans l'histoire et bien connues, comme celle qu'éprouve l'homme à surmonter l'habituel pour aller au proche. Deux citations sur ce point :

« Ce que nous rencontrons tout d'abord, ce n'est pas le proche, mais toujours l'habituel. L'habituel possède en propre cet effrayant pouvoir de nous déshabituer d'habiter dans l'essentiel - et souvent de façon si décisive qu'il ne nous laisse plus jamais parvenir à y habiter". (MH, Qu'appelle-t-on penser ? Quadrige-PUF, 1959).

« Notre relation à ce qui nous est proche est depuis toujours émoussée et sans vigueur. Car le chemin des choses proches, pour nous autres hommes, est de tout temps le plus long et pour cette raison, le plus difficile » (MH, Le principe de raison Gallimard-Tel, 1999).

Ceci écarté, voyons l'origine des brouillages qui nous concernent.

Ils proviennent surtout de deux bulles, au sens imagé que l'on trouve par exemple dans « bulle financière ». Comme la bulle de savon, la bulle financière - ou ici, médiatique - a une paroi impalpable, d'apparence fragile ; or y pénétrer est aussi difficile que d'en sortir, sans la faire éclater. Nos deux bulles sont distinctes, quoique leurs effets se conjuguent : il s'agit de la sphère des évidences courantes et du cercle des représentations régnantes. Ces deux bulles sont de volume inégal : en France, quelques milliers d'individus évoluent dans la première ; quelques dizaines, dans le second. Ce qui rayonne de ces deux bulles - notre mode courant de représentation - détermine souvent, au minimum imprègne, ce que nous croyons savoir (ici, des menaces) ; ce qui en émane sème la confusion ; ce qu'elles imposent dissimule les perspectives originales

 

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7 Concept classique développé par le général prussien Carl von Clausewitz (1780-1831) dans son livre posthume « De la guerre » (1832, dernière édition française, Perrin, Paris, 1999).

8 Voir à ce propos, en annexe 3, un fort révélateur document (commenté) sur le mode de vie des praticiens américains de l'anti-terrorisme.