La « sphère des évidences courantes », les médias, la classe politique

Dans la société de l'information, les évidences courantes sont l'addition en une « pensée unique » des préjugés, illusions, modes et phobies dominant le monde médiatique (journalistes, publicitaires, professionnels de la communication, etc.). Ces informateurs suscitent ainsi collectivement des évidences courantes - et sont en même temps leur principal vecteur de dissémination. Là encore, observons que cette dualité médiatique apparaît depuis longtemps aux philosophes :

« En même temps que l'information informe, c'est à dire renseigne, elle in-forme, c'est à dire dispose et dirige... L'information est la communication directe de nouvelles qui, en même temps et d'un autre côté, entreprend d'imprimer sans bruit sa marque sur les lecteurs et auditeurs, de les in-former ». (MH, Le principe de raison, op. cit.).

Dans le cas particulier des radios et télévisions, méfiance du réel et de l'actuel, cette attirance pour le virtuel, le fictif, tiennent à deux indéniables difficultés :

· Avec le terrorisme, la réalité est parfois peu accessible (bidonvilles de Karachi, dédales des montagnes afghanes). Mais, pire encore, la réalité criminelle est souvent peu spectaculaire : quoi de plus bucolique, de moins inquiétant que la paisible bourgade sicilienne de Corleone, sous un beau soleil méridional ?

· La caractéristique majeure des mafias est leur incroyable résistance à la répression. Toujours plus orientée vers l'info-spectacle, ou le documentaire dramatisé, la télévision subit la contrainte cinématographique du happy-end. Or face aux mafias, pas de happy-end rapide à espérer - voire nul happy-end du tout.

Mais la médiasphère n'accouche pas seule des évidences courantes : au long du processus, des interactions déterminantes s'opèrent avec le pouvoir politique. Voici comment.

En matière de terrorisme et de criminalité, tout gouvernant est tenté d'influencer ses services de police et de renseignement :

- Ronald Reagan veut à tout prix que l'« empire du mal » soviétique patronne tous les terrorismes du monde,

- Lionel Jospin nie longtemps la vague criminelle frappant la France (même s'il admet enfin avoir été « naïf ») ; pour lui, comme pour les idéologues de son entourage, les malfaiteurs sont « de malheureuses victimes de l'exclusion et du racisme ».

En tous cas - pressions ou ordres d'un côté, obéissance ou courtisanerie de l'autre - on politise les services, on les contraint à produire des « preuves » fictives (Bush junior et les « liens » entre Saddam Hussein et al-Qaida). A l'inverse, on « suggère » qu'ils occultent l'évidence (comme ce fut longtemps le cas en France, avec la criminalisation des bandes de banlieues, les cités-Cour des miracles, l'explosion des vols à main armée).

Pour ce faire, les gouvernements commandent-ils à leurs services des documents conformes à leur propre vue du monde, justifiant leur action politique - pour ne pas dire, servant leur propagande.

Suivons le trajet d'un de ces textes de commande. Fourni aux communicants officiels, ce document est passé - au prix d'un premier décalage temporel - à ces « journalistes d'investigation » qui se bornent en réalité à publier les dossiers qu'on leur remet.

Voici donc ce document « stratégique » dans la bulle médiatique. Que devient-il ? Cette question, Robert Rochefort, spécialiste réputé des sondages et de l'opinion, y répond 9 (poliment, sous forme interrogative...) :

« On se demande parfois si les médias n'ont pas d'abord comme spectateurs privilégiés l'ensemble socioprofessionnel de ceux qui les composent et qui du coup, se copient allègrement les uns les autres. »

Ce soi-disant scoop provoque donc ensuite et en cascade d'autres articles ou dépêches d'agence ; il est repris dans des reportages, émissions, articles de revues, puis dans des livres - enfin, dans des mémoires ou des thèses. Temps d'inertie, décalages temporels : deux ans après son introduction dans la bulle, le scoop officiel imprègne tout son domaine de connaissance et d'information. Au point qu'une recherche sur ce dont il traite permet de retrouver cent fois ce scoop, sous une forme ou une autre.

Additionné aux idées reçues du moment, ce distillat forme l'évidence sociale courante. Ce que tout un chacun croit savoir et pense vrai, parce que mille fois vu, lu ou entendu. Or il s'agit plutôt d'intoxication circulaire : « une interprétation n'est pas juste du fait que c'est déjà la sienne, ou parce qu'elle s'offre comme courante et allant de soi » 10.

Cette « évidence » est de plus affectée d'un syndrome de post-vision ou de persistance rétinienne : elle retarde en effet sur la réalité (criminelle par exemple, ou terroriste) du moment auquel elle finit par s'imposer :

- Elle ne décrit pas la menace la plus grave de l'heure, mais celle qu'imaginaient - celle que voulaient - les gouvernants lors de la dissémination du document initial,

- Elle ne décrit pas la menace la plus pressante, mais est l'écho, distant d'un an ou plus, de ce qui souciait à l'époque tel ministre, tel service, et leurs journalistes favoris.

La sphère des évidences courantes expose ainsi souvent des menaces décalées, tenant de l'artefact ou du mirage. Pire encore, elle provoque aussi contresens et oublis :

Contresens : dans le domaine du grand banditisme, la prise avantageuse de posture devant des menaces fictives, contribue à égarer des dirigeants politiques fortement média-dépendants (comme on parle de pharmaco-dépendance). Exemple :

Sorti de 25 ans de silence, Jean-Jérôme Colonna, « parrain » présumé de la Corse, accorde en août 2002 un long entretien - photos comprises - à un mensuel insulaire. Se disant « Corse d'honneur » et honnête homme malgré des péchés de jeunesse, ce grand-père affectueux expose son seul but : couler paisiblement ses vieux jours. Ce publi-reportage est repris (le 8 août 2002) en pleine page par Le Monde, qui semble ainsi dénoncer héroïquement un gangster dangereux. Or c'est tout le contraire : l'outing de Jean-Jé prouve son réel retrait des affaires - un bandit actif se laisse-t-il photographier ? Enquêter réellement sur le « milieu » insulaire signifiait pour Le Monde suivre ses évolutions après Jean-Jé. Mais voilà : on sortait alors de la menace fantôme ; on fâchait des individus ombrageux, armés et actifs... Mieux valait donc - cynisme ? prudence ? - publier un hagiographique faire-part de départ en retraite.

Oubli : la réalité criminelle - qui commet des crimes, où et pourquoi - n'inspire pas les médias. Dans notre pays, les grandes rédactions n'abordent en général les sujets criminels sérieux et actuels qu'avec répugnance, au dernier moment - puis s'en écartent au plus vite. Prenons ces « règlements de comptes entre malfaiteurs » lors desquels des gangsters sont assassinés. Cette répulsion, ce désir de désertion éclatent dans des titres où, sans exception, figure le mot dernier : « dernier seigneur de la pègre », « dernier parrain », « dernier empereur du Milieu ». Ce leitmotiv de l'éternel Crépuscule des dieux du banditisme trahit en fait une violente envie d'oubli du crime.

Un oubli aux conséquences ravageuses : quand l'information occulte un sujet, celui-ci disparaît de la sphère des évidences courantes. Dès lors, les politiciens et principaux hauts fonctionnaires ne voulant pas, ne pouvant pas, ou n'imaginant pas qu'on puisse penser hors de cette sphère ne voient plus ledit sujet. A preuve, ces récents - et incroyables - exemples officiels d'oubli du crime :

- Parlement Européen, document de séance du 28/01/03 - A5 0021/2003 ; « Rapport sur la proposition de recommandation du Conseil relative à la prévention et à la réduction des risques liés à la toxicomanie ». Tout le narco-trafic mondial est contrôlé par le crime organisé et les mafias. Pas un mot du rapport sur cette cruciale dimension criminelle.

- European Commission - Directorate general for economic and financial affairs - Occasional papers - N°1, janvier 2003 « The western Balkans in transition ». Sur les 6 pages consacrées à l'Albanie - dont, disent les Albanais eux-mêmes, l'économie est notoirement mafieuse - pas un mot sur le crime.

- Parlement Européen, document de séance du 21/02/03 - A5 0038/03 ; « Rapport sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif aux précurseurs de drogues ». Là encore, la production des stupéfiants, d'ampleur désormais industrielle, est à 100% d'origine criminelle. Pas un mot dans le rapport sur le crime.

- Revue « Défense Nationale » de février 2003 - étude « Kosovo 2002 : année de transition et d'espoir ». Les militaires passés au Kosovo s'effrayent eux-même de l'emprise mafieuse sur la province. Pas un mot dans l'article sur le crime.

- Parlement Européen, document de séance du 03/03/03 - A5 0055/03 ; « Rapport sur la protection des intérêts financiers des Communautés et la lutte contre la fraude ». Qui s'en prend aux intérêts financiers de l'Europe ? Qui fraude ? Des zombies sans doute, ou des fantômes. Pas un mot dans le rapport sur le crime.

Fonds des Nations-Unies pour la population (UNFPA) - grand rapport annuel « Etat de la population mondiale en 2002 », mars 2003. Si la population mondiale est en mauvais état, c'est - de cent façons diverses - du fait d'emprises criminelles sur d'immenses zones de la planète. La narco-économie ? Les trafics d'êtres humains par millions ? Les bandes armées criminelles massacrant et pillant sur trois continents ? Tout cela est occulté. Pas un mot dans le rapport sur le crime.

Décalages temporels, contresens, oublis : ce qu'à un moment donné la sphère des évidences courantes impose comme in-formation à la classe politique et à l'opinion, peut donc fort bien se situer aux antipodes de la réalité.

Aux Etats-Unis par exemple, de nombreux rapports évoquent en l'an 2000 les perspectives terroristes au XXIème siècle. Aucun n'a pu (ou su) s'extraire de la sphère des évidences courantes. Conformistes et bienséants, copiés les uns sur les autres, ces rapports « prévoient » tous des catastrophes hi-tech, cybernétiques, ou biologiques. Tous ignorent le danger réel - lui fort lo-tech : la Salafiya, Ben Laden.

Les attentats commis, les médias passent alors brutalement du « rien du tout » au « toujours plus » et présentent tous en grand détail ce que l'Amérique officielle nomme « al-Qaida ». Avant le 11 septembre 2001, la Salafiya était en effet inconnue du public américain comme nébuleuse terroriste, du fait du total désintérêt de la médiasphère. Après « 9/11 » bien sûr, les médias en font des tonnes. Mais du fait de l'inertie temporelle ci-dessus signalée, ce que dépeint alors la presse n'est nullement l'« al-Qaida » réelle de l'automne 2002, mais la persistance rétinienne de ce qu'elle était un an peut-être auparavant - entité depuis lors dix fois bouleversée, en partie démantelée puis reconstituée - mais à coup sûr, autre.

Quelle importance ? Cruciale, dans un pays très conformiste où, de sondages en gourous médiatiques, la logique même du pouvoir exclut le leader qui s'écarte tant soit peu des évidences du moment. Un pays où s'impose forcément, par intoxication circulaire, une vision médiatique d' « al-Qaida » - qui par construction retarde sur le réel et condamne l'Amérique à la réalisation tardive - contraire, on l'a vu, du décèlement précoce et facteur premier de la « guerre de retard ».

Voici donc comment éclôt, ce que produit, une « sphère des évidence courantes ».

Reste à envisager le cas du principal « partenaire » de cette sphère : la classe politique.

Gouverner, c'est d'abord avoir une vision, un projet, puis les réaliser, au sens étymologique. Cette entreprise nécessite un socle ferme de convictions plus un minimum de contacts avec le réel - ce malgré les obstacles qui s'interposent d'habitude entre dirigeants politiques et réalité des choses :

- Pouvoir d'intimidation médiatique,

- Pouvoir d'injonction de divers lobbies,

- Rigidité d'une caste politique peu disposée à admettre, ou à imaginer, que des logiques, des moyens d'agir existent, hors de ceux conçus en son sein.

Pour les décideurs politiques, conduire une politique à partir d'évidences courantes - c'est à dire, se laisser guider par la médiasphère - revient, pour un militaire, à préparer la guerre d'hier et non de demain ; et pour un gardien de but, nous l'avons dit, à se trouver sans cesse face à des tirs de penalties. Pourtant, le gouvernement à partir d'évidences courantes est courant. Eminent professeur de sciences sociales à l'Université de Chicago 11, Mark Lilla observe récemment que nombre de gouvernants fondent toujours leur politique étrangère sur l'opposition totalitarisme/démocratie ; évidence dominante, mille fois ressassée - et cependant absurde, dans un monde où 150 nations sur 180 ne sont ni totalitaires, ni démocratiques, mais tyranniques, ce qui est tout différent. Le professeur Lilla émet l'hypothèse que cette avantageuse posture « antitotalitaire» interdit l'émergence de tout concept politique neuf, universel et réaliste depuis la fin de la guerre froide.

Ainsi, la « sphère des évidences courantes » condamne au rétrospectif ceux qui s'y confinent, elle trompe l'opinion ; elle aveugle celui qui cherche à voir loin devant. Mais cette sphère ne produit, puis ne véhicule, que des idées reçues. Elle ne tente pas d'imposer des dogmes. En cela, elle diffère du cercle des représentations régnantes.

 

 

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9 « La France déboussolée », Odile Jacob, 2002.

10 Martin Heidegger « Introduction à la métaphysique », Tel - Gallimard, 2001.

11 « The new age of tyranny » New York Review of Books, 24/10/2002.