III - Décider

Voici donc les obstacles majeurs sur la voie du décèlement précoce. Il s'est agi d'appréhender puis de discriminer ; nous voici enfin presque en mesure de décider sérieusement. Presque, car, dans une ultime étape, restent à assimiler deux notions cruciales en terme de décèlement précoce. Qui les aura comprises pourra directement détecter, sans risque d'« aller à la dérive dans la confusion sans issue » ; accédera sans difficulté à l'essence de la menace.

Déceler précocement les menaces nécessite en effet d'avoir compris que :

- Nommer correctement (ici, des entités, des actes, des territoires dangereux) est vital ;

- Le surgissement premier d'une menace - qu'il faut à tout prix déceler - est fugace.

· « Les noms attestent leur souveraineté magistrale sur les choses »

Dans la société de l'information, la médiasphère, les communiquants et le personnel politique vivent dans l'illusion folle que les mots sont leur propriété. Ils croient pouvoir plaquer impunément des mots sur des choses ; ou jouer avec ces mots, les tordre en tout sens ; ou les édulcorer selon leurs intérêts, lubies ou phobies ; ou enfin vouer les mots qu'ils détestent, qu'ils craignent, à l'« enfer », les étouffer dans le silence.

Cette habituelle manipulation des mots est fort dangereuse. Bienséance, « politiquement correct », besoins propagandistes, termes indéfinis et concepts flottants, proscrivent en fait tout diagnostic efficace et, par l'effet de boomerang décrit ci-dessus (l'intoxication circulaire) trompent ceux-là même qui, à l'origine, falsifient, édulcorent, camouflent, pour abuser ou endormir les autres. Reprenons l'image médicale : ne pas nommer correctement une maladie condamne le patient à dépérir ; ne pas nommer correctement une menace condamne l'Etat attaqué à perdre. Deux exemples :

- Artifice - les attentats du 11 septembre 2001 nous sont d'emblée présentés par l'Amérique officielle comme l'_uvre d'une organisation nommée « al-Qaida ». Notamment dans des infographies, celle-ci est dépeinte comme une sorte d'IRA ou d'ETA islamiste, avec structure pyramidale et direction centralisée comportant des « numéro 2 » ou des « numéro 3 ». Or cette représentation est fausse et il est douteux qu'existe même, de façon permanente, ce que la justice des Etats-Unis nomme « al-Qaida » 13. L'auteur a ainsi défié d'importants analystes officiels américains de produire, partant de l'énorme masse des textes, déclarations, fatwas, interviews (authentifiés) d'Oussama ben Laden une seule mention du nom « al-Qaida » , sous la plume ou dans la bouche de l'homme censé en être le « chef » ; un seul document officiel matériel (papier à en-tête, élément de propagande, brochure, etc.) portant le nom « al-Qaida » : ils ont vite convenu en être incapables. On a compris qu'à l'inverse, trouver une mention du Hamas dans la bouche de cheikh Yassine, ou du papier à en-tête du Hamas, n'offre nulle difficulté ; de même pour l'ETA ou tout autre organisation terroriste existante.

L'organisation fictive « al-Qaida » est donc, pour la propagande d'Etat américaine, un commode pavillon de complaisance. Le moyen trompeur de présenter une entité protoplasmique, amorphe, à coup sûr mutante et peut-être acéphale. On comprend l'objectif des créateur de la « marque » « al-Qaida » : sans elle, comment « vendre » une sorte d'amibe anonyme, ou de paramécie secrète, au public américain, à l'opinion mondiale, comme danger mondial N°1 ? De mois en mois, depuis lors et par souci de correction de trajectoire, on est subtilement passé - l'opinion et la presse étant aisément bernés - de l'organisation al-Qaida au réseau al-Qaida, puis enfin au réseau de type al-Qaida (« al Qaida-type network »).

Mais en pareil cas - effleurons ici la seconde notion, développée plus bas - l'initial est toujours le plus fort, le plus frappant. En même temps que l'image des deux tours foudroyées sur fond de ciel bleu, une certitude s'est donc à jamais gravée dans l'esprit des milliards d'êtres humains alors collés aux télévisions : l'attaque était le fait d'une organisation terroriste nommée « al-Qaida » .

Or l'usage des mots fait naître dans l'esprit humain des représentations, lesquelles lui dictent ensuite sa conduite, son comportement. Le mot organisation re-présente ainsi une entité mécanique (poulies, leviers, systèmes d'horloges à l'ancienne, etc.). Or manifestement - et contrairement au vieux terrorisme de la Guerre froide - « al-Qaida » n'est pas de nature mécanique, mais en réalité biologique. Arrosées par la prédication (les prêches fanatisés, ou dawa) des cellules sortent du terreau islamiste comme champignons après la pluie. Cellules qui peuvent ensuite faire allégeance à Oussama ben Laden et suivre ses consignes.

Là est l'énorme différence : le mécanique est mort et le biologique, vivant. Une automobile ne se répare pas toute seule. En revanche, une plaie se cicatrise seule - et même, la queue du lézard repousse seule. Forcer, par falsification propagandiste, une entité de type biologique dans un schéma mécanique provoque in fine une grave erreur de diagnostic - dont nous savons désormais la cause : l'absence de toute étude du champ préalable d'inspection dans lequel s'inscrivent Oussama ben Laden et ceux, individus ou groupes, qui gravitent autour de lui. Cette erreur de diagnostic n'a profité qu'aux terroristes ; elle explique dix-huit mois d'insuccès dans la traque des chefs de la nébuleuse salafiste.

- Refoulement - Depuis plusieurs années, les médias et les officiels français ont refoulé le mot crime. Le ministère de l'Intérieur publie, et la presse reproduit, les statistiques de la délinquance - bilan policier où, en réalité, crimes et délits se côtoient. Les crimes (vols à main armée, vols avec violence, etc.) sont bien sûr ceux qui inquiètent une population qu'il s'agit d'anesthésier à coup d'euphémismes - grande délinquance, délinquance organisée - contournant, évitant, oubliant ces mots sinistres, ces mots qui fâchent, que sont « crime » et « criminel ». Rappelons que quand deux malfaiteurs armés d'un couteau blessent et dépouillent un passant, ce ne sont pas des délinquants mais, dit le Code pénal (vol en réunion avec armes, tentative de meurtre), des criminels, passibles de la Cour d'assises. Ainsi, l'obsessionnel mot délinquance n'est-il pas innocent : c'est un édulcorant fait pour imposer l'idée d'une criminalité light, comme les aliments allégés du même nom.

Ce cataplasme psychologique émerge vers 1960, au début d'une forte vague criminelle ; il vise déjà à en atténuer l'effet négatif sur l'opinion, comme le démontre ce texte d'époque : « Le mot délinquance ne figure ni dans le dictionnaire Larousse, ni a fortiori dans le Littré. Nous pensons toutefois qu'il correspond à une sorte de nécessité du vocabulaire moderne. Et s'il est vrai que le langage doit évoluer et s'enrichir, nous proposons que le mot délinquance puisse acquérir, d'ores et déjà, droit de cité » (Michel de Saint-Pierre L'école de la violence, La Table Ronde, 1962).

On voit quelles ravages de simples mots peuvent provoquer dans la conscience collective. De fait, comment mobiliser police et justice contre une réelle vague criminelle ; comment justifier l'adoption de lois réprimant les criminalités les plus graves (mafias, etc.) en n'invoquant que la délinquance - donc le délit, infraction bénigne, équivalent social du bobo anodin?

Les deux exemples ci-dessus, choisis entre dix autres tout aussi frappants, attestent du pouvoir de nommer - d'autant plus formidable que la situation est de type « dislocation - in-stabilité - in-adaptation - désordre », termes précisément employés par Heidegger et qui définissent parfaitement la conjoncture New York - 9/11. Ne pas pouvoir nommer c'est en effet s'interdire l'accès du champ préalable d'inspection, se rendre incapable de poser un diagnostic. Deux dernières citations sur ce point :

« De quel genre est-ce nommer ? Que veut dire même en général nommer ? Nommer consiste-t-il dans le fait d'affubler quelque chose d'un nom ? Et comment en vient-on à un nom ? [...]. Le verbe « nommer » dérive du substantif « nom ». Là-dedans persiste la racine « gno », c'est à dire, connaissance. Le nom fait faire connaissance. Qui a un nom est connu au loin. Nommer c'est dire, c'est à dire montrer [...] Nommer dévoile, libère de l'abritement ».

« Les noms sont des mots qui exhibent. Ils présentent à la représentation ce qui est déjà. Par la vertu de l'exhibition, les noms attestent leur souveraineté magistrale sur les choses »(les deux citations, MH, Introduction à la métaphysique, op. cit.).

· Le précoce est crucial : « déchirure dévoilante » et « l'éclair gouverne tout »

Cette ultime notion nous permet d'expliquer ce qu'est le décèlement précoce : transformer en une vision d'ensemble la clarté aveuglante de l'éclair déchirant la nuit. Le danger surgissant est une « déchirure dévoilante » ; le déceler, c'est donc discerner au plus vite sa gravité - ou à l'inverse son innocuité. Discerner, c'est poser un diagnostic - ce qui permet ensuite d'avertir, de prévenir, d'agir.

L'image de l'éclair dans la nuit est d'Héraclite, qui vécut vers 576-480 avant JC., à l'aube même de la pensée. Les traductions du fragment B 64 DK (de ce qui subsiste de lui) sont multiples : « l'éclair gouverne toute chose », « c'est l'éclair qui dirige tout », etc. Il signifie cependant clairement que « l'éclair qui permet à toutes choses d'être présentes d'un seul coup, procure de la présence pour une très courte durée » (H. G. Gadamer Les chemins de Heidegger, Textes philosophiques-Vrin, 2002), En d'autres termes : tout est clair le temps d'un éclair, puis sombre tout aussi vite dans la nuit. La menace initiale est ainsi d'ordinaire une fulguration - d'où l'absolue nécessité d'être attentif à tout péril émergeant, lorsque brièvement, il se révèle pour la première fois.

Dans le cas d'Oussama ben Laden, le décèlement précoce du danger devait s'opérer dès le 23 août 1996. Il publie en effet depuis la province de Khorasan, Afghanistan, une déclaration stratégique de trente pages, fondant théologiquement tout son futur parcours. A supposer même que la CIA ait déserté le théâtre afghan, et que ce mois-là, son poste de Peshawar (au Pakistan) ait été en vacances, la révélation (au sens photographique) devait s'opérer le 12 octobre 1996 : ce jour là, la « fatwa » est mise (pour y rester deux ans...) sur le site Internet de l'association des étudiants musulmans aux Etats-Unis : MSANews, www.mynet.net/-msanews (aujourd'hui fermé). Ce texte de ben Laden est en effet d'une terrible et aveuglante clarté- un éclair dans la nuit.

Il commence par cette formule : read and get ready for jihad. Son titre : « Déclaration de guerre contre les Américains occupant la terre des deux Saintes Mosquées - expulsons les infidèles de la péninsule Arabe ». Le texte désigne déjà comme ennemi « l'alliance des sionistes et des croisés » - formule que nous retrouvons plus bas. En conclusion, ben Laden s'adresse ainsi à l'Amérique : « Nos jeunes [moujahidin] savent que vous combattre est deux fois plus glorieux qu'affronter tout autre peuple. Leur seul désir est d'accéder au paradis en vous tuant. [Entre vous et nous] il n'y a rien à discuter. Il n'y a qu'à vous trancher la gorge ». Après les deux attentats d'août 1998 en Afrique, l'auteur a évoqué ce texte avec des experts officiels américains. Ceux - rares - qui l'avaient lu estimaient qu'il s'agissait des élucubrations d'un esprit dérangé - alors que le texte était très précisément ce qu'il affirmait être : une déclaration de guerre.

Mais au pire, l'immensité du péril devait apparaître le 23 février 1998. Ce jour là était créé à Peshawar, Pakistan, le « Front mondial du jihad contre les Juifs et les Croisés ». Fondaient cette alliance islamiste internationale : Oussama Ben Laden ; le chef du Jihad égyptien, Amine Dhaouahri ; le chef de la Jama'a Islamiya, Rifaï Ahmed Taha ; le patron du jihad Bangladeshi, Abdessalam Mohamed ; et le chef du mouvement Al Ansar-Pakistan, Fazlur Rehman. Le front édictait sur le champ une fatwa légalisant l'assassinat des américains - sans laquelle ces fanatiques ne pouvaient licitement agir. Les premiers attentats massifs suivaient six mois plus tard, à Nairobi et Dar es-Salaam.

Ces deux éclairs déchirant la nuit, l'exécutif américain les a ignorés. Prisonnier de ses routines de pensée, incapable de s'extraire du mode courant de représentation, enivré de technologie, il n'a rien décelé, rien pré-vu. Que les grandes nations continuent ainsi à piloter, l'_il fixé par routine sur le rétroviseur, et d'autres tragédies surviendront, d'origine terroriste ou criminelle.

Tel est notre avertissement - qui est tout sauf stérile ou négatif, puisque nous proposons aussi une voie. Est bienvenu quiconque voudra s'y engager avec nous, sur la base d'une pensée ferme, hors du bienséant et du routinier.

 

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13 Des documents de travail, ou des notes internes, ont en revanche été saisies en Afghanistan, évoquant l'Afghanistan des Taliban comme « base du jihad ». « Base » (donc, « Qaida ») étant ici à prendre au sens militaire de « position » - lieu temporaire, susceptible d'être conquis ou perdu - et ne constituant en rien un nom d'organisation fixe et donné une fois pour toutes, comme ETA ou IRA. Obnubilé par l'idée - au fond rassurante - d'affronter une organisation, l'appareil américain de renseignement a pris la période afghane de la nébuleuse ben Laden pour le tout, une phase de son existence pour sa totalité,