Géographie économique et politique du trafic

On utilise généralement trois catégories pour définir la position de chaque pays dans ce trafic. Il existe des pays de recrutement (notamment en Europe orientale et en Asie), des pays de transit et des pays de destination (principalement au sein de l'UE). Les filières de prostitution fonctionnent souvent effectivement dès la deuxième étape, après un premier achat par des proxénètes, alors que les promesses initiales assuraient aux jeunes filles un voyage jusqu'en Europe occidentale. Les pays les plus pauvres sont les plus concernés par ce trafic. Ainsi la Moldavie figure parmi les principaux pays de recrutement, beaucoup de filières s'organisent en Yougoslavie, tandis que l'Albanie accueille à la fois des réseaux de recrutement et de transport.

En ce qui concerne les filières de prostitution, en dehors des difficultés matérielles, raison essentielle du désir de départ en Europe occidentale, c'est aussi la volonté d'émancipation, encouragée par certaines conditions de vie familiale (mauvais traitement, la charge seule d'enfants) ainsi que le manque d'information, qui peuvent conduire les femmes à devenir des proies plus faciles pour des réseaux criminels.

La nature même de ce trafic en fait l'un des plus révélateurs du niveau élevé de corruption existant dans les pays d'origine des migrants comme dans les pays de transit. Il est très difficile de transporter un groupe important de personnes sans attirer l'attention. Le franchissement d'une frontière par quelques personnes est relativement aisé, mais dans les filières de grande envergure qui se sont développées depuis une dizaine d'années en Europe orientale, la visibilité devrait être un obstacle incontournable. Par ailleurs, les voyages s'étalent sur des semaines voire des mois, et dans de nombreux pays de transit, les migrants doivent être pris en charge durablement (hébergement, alimentation, etc.), avant de pouvoir poursuivre leur périple. Cette prise en charge constitue d'ailleurs une source de revenus supplémentaires pour les populations locales qui participent ainsi à une économie parallèle, en complicité avec les réseaux criminels. Cela implique une corruption étendue et un laxisme évident des autorités locales. L'acquisition de « vrai faux » passeports ou l'obtention de visas, en cas de besoin, résultent également des pratiques de corruption. L'importance de ces pratiques semble capitale dans les trafics des êtres humains, comme en témoigne la place centrale qu'occupe la Turquie dans ces filières illicites. Même s'il s'agit d'un Etat plus stable et plus puissant que les autres Etats que nous avons étudiés, le caractère bien ancré des pratiques de corruption dans ce pays contribue aussi à expliquer son importance actuelle dans les trafics. Il est tout aussi surprenant de considérer la situation en Albanie, où plusieurs dizaines de bateaux pneumatiques puissants (scafi) participent depuis des années au transport de migrants clandestins entre le sud du pays et les côtes des Pouilles en Italie, sans que les autorités albanaises n'aient été capables de réprimer durement cette activité illégale et ce, malgré la présence des forces de l'ordre italiennes qui collaborent avec leurs homologues albanaises. Le même constat peut être fait à propos du Monténégro. Ces situations suscitent légitimement des interrogations sur les responsabilités d'hommes politiques ou de hauts responsables de l'Etat dans ces trafics.

Or la rentabilité du trafic de migrants clandestins se fonde sur le nombre de personnes transportées, bien plus que sur la valeur ajoutée du produit (à la différence de la drogue). Dans le cas des filières de prostitution, la valeur ajoutée existe bel et bien, mais on peut rappeler que ces filières s'animent souvent sous couvert du trafic de migrants.

La situation géographique de chaque pays contribue également à définir leur rôle dans le trafic. Il existe des pays plus perméables que d'autres, l'Italie en est l'un des meilleurs exemples. Deux routes importantes du trafic de clandestins (et des prostituées) aboutissent en Italie, la route « yougoslave », jusqu'à la frontière slovène, et la route Adriatique, par l'Albanie ou le Monténégro. Les pays frontaliers de l'espace Schengen jouent un rôle particulier. A moyen terme, ces pays vont intégrer l'UE et la pression policière y est moins forte que dans les pays de l'UE. De fait, ces pays (particulièrement ceux d'Europe centrale) sont devenus des pays possibles de destination, en fonction du pays d'origine des migrants, de l'activité éventuelle vers laquelle on les dirige ou du groupe qui les a convoyés ou achetés.

Dans le cas des réseaux albanais d'exploitation de la prostitution, l'attrait pour les pays d'Europe occidentale repose sur les considérations suivantes. Le pouvoir d'achat des « clients » est plus élevé, le changement régulier pour les prostituées de pays et de lieu de travail s'effectue manifestement sans trop de difficultés, elles sont très éloignées de leur pays et la pression culturelle et sociale est beaucoup moins importante, ce qui rend plus facile leur soumission à la prostitution, enfin il est plus difficile pour elles de s'échapper d'un environnement inconnu qui peut même leur sembler hostile.

D'autres facteurs politiques jouent un rôle dans la géographie de ces réseaux criminels, qu'il s'agisse de la prostitution ou bien de l'immigration clandestine.

Il est frappant de constater que la prostitution explose dans les zones très militarisées et occupées par du personnel des administrations internationales (Kosovo, Macédoine, Bosnie), des zones de fractures, marquées par des frontières internationales ou seulement locales. Ce marché en développement constitue une importante source de revenus pour des organisations criminelles locales, souvent elles-mêmes liées à des groupes paramilitaires. Par exemple, depuis la fin de la guerre au Kosovo, des mouvements nouveaux dans les filières régionales ont eu lieu. Des prostituées ont été transférées d'Albanie au Kosovo et il existe des cas ou des prostituées « entretenues » par des albanophones en Europe occidentale ont accompagné leurs souteneurs de retour au Kosovo.

Un autre élément d'importance pour le trafic des êtres humains est la politique des visas entre deux pays. Ainsi selon les accords bilatéraux existant, se sont dessinées des filières spécifiques d'immigration clandestine tout au long des années 1990. Le cas des migrants iraniens en Bosnie a été réglé en début d'année 2001 avec l'introduction de visas entre les deux pays, en revanche le problème persiste vis-à-vis de la Turquie, pays dont les ressortissants n'ont pas besoin de visas pour se rendre à Sarajevo et qui joue le rôle de point de départ d'une filière yougoslave passant par la capitale bosniaque. Ces accords passés ou actuels de la Bosnie renvoient au début des années 1990 et à l'appui de l'Iran et de la Turquie (en argent, en armes et en hommes) aux Musulmans menacés puis agressés par les forces armées serbes, puis par les forces armées croates. Nous pouvons encore évoquer l'existence des facilités administratives pour se déplacer entre la Moldavie et la Roumanie, (supprimées très récemment sous la pression de l'UE) ou pour les ressortissants yougoslaves qui veulent se rendre en Hongrie. Les relations privilégiées entre la Chine et la Yougoslavie, renforcées depuis la crise au Kosovo et le bombardement de l'ambassade de Chine à Belgrade en 1999 contribuent à expliquer pourquoi aujourd'hui, les commerçants chinois peuvent acquérir la nationalité yougoslave et s'installent ensuite dans le pays, principalement au Sud (Nis, Leskovac), à proximité du Kosovo et du Sandjak. Conséquence de cette situation, ces deux régions sont devenues les passerelles des migrants clandestins vers l'Albanie et le Monténégro. Concernant cette dernière filière « chinoise » vers le Monténégro, l'implication de soldats de l'Armée yougoslave (VJ) a déjà été démontrée, ce qui renvoie à la participation à ces réseaux de membres de l'armée et de la police régionale, et pose à nouveau la question d'éventuels chapeautages politiques sur l'ensemble de ces filières illégales.


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