Un trafic parfaitement organisé

La place du trafic d'êtres humains par rapport aux autres trafics du crime organisé peut varier, notamment selon le niveau de professionnalisme des groupes, selon le type d'individus pris en charge et la finalité de la filière. Les groupes débutant dans les trafics illégaux peuvent gagner beaucoup d'argent, avec un investissement initial limité, en réalisant des opérations de transport d'envergure modeste (passage d'une frontière pour de petits groupes de personnes). Les sommes gagnées progressivement peuvent permettre ensuite de développer la filière ou d'investir dans des trafics plus lucratifs. Les réseaux actifs dans l'exploitation de la prostitution ont pu commencé leurs activités en ayant recours à l'enlèvement, s'assurant ainsi des gains élevés pour un investissement très faible, particulièrement dans les pays pauvres. Les organisations albanophones semblent procéder le plus régulièrement de la sorte. Les groupes qui se livrent d'abord au trafic d'êtres humains (une activité souvent peu ou mal réprimée) acquièrent une expérience, des contacts et des moyens très utiles pour aborder plus tard d'autres trafics (cigarettes, drogues, armes). Le plus souvent ils continueront cette activité initiale, même de façon moins régulière.

Néanmoins, le trafic des êtres humains est également devenu en quelques années une source de revenus alternative pour des organisations criminelles puissantes, impliquées de longue date dans d'autres activités illicites. Un certain nombre de familles mafieuses de Turquie ont ainsi pris les rennes des principales filières de ce trafic européen. La situation géographique de la Turquie, pont naturel entre l'Orient et l'Occident, et la question kurde, qui génère entres autres un mouvement d'exode vers l'Europe occidentale, expliquent cette implication des trafiquants turcs. Leur position de force repose à la fois sur l'expérience des réseaux illicites et les connections internationales acquises par le trafic d'héroïne, sur le potentiel logistique à leur disposition (une partie de l'argent de la drogue a longtemps été recyclée dans l'économie des transports, du tourisme et des migrations de populations), et enfin sur la volonté de trouver d'autres ressources criminelles depuis le recul des réseaux turcs sur le marché de l'héroïne européen5. L'implication d'autres organisations criminelles internationales dans ce trafic et leur coordination entre elles sont mises en lumière par les évolutions constatées sur l'origine des personnes transportées par les filières balkaniques. On a pu observé ainsi des accords passés avec différents groupes, liés à des triades chinoises (Vlora en Albanie), à des organisations russes (Istanbul ou Sofia), ou encore à des réseaux basés en Afrique (Istanbul ou Sarajevo).

Les groupes qui contrôlent et animent les filières d'immigration clandestine se répartissent en trois catégories distinctes, dont les acteurs sont souvent en relation les uns avec les autres, de façon individualisée et limitée, mais régulière. Des organisations internationales, dont la direction se trouve souvent en Turquie, disposent de lieutenants ou d'associés dans les principaux pays empruntés par la filière, qu'elles supervisent. Ces organisations s'appuient dans chacun des pays traversés sur des groupes installés localement et spécialisés sur une section du trajet ou une activité bien précise, assurant la circulation sur leur territoire, le franchissement de la frontière du pays suivant ou la réception dans le pays de destination finale. Enfin ces groupes peuvent déléguer à des acteurs occasionnels des tâches spécifiques.

Le transport illégal d'êtres humains sur de longues distances et à travers plusieurs frontières comporte des contraintes plus importantes que le trafic de marchandises diverses (armes, drogues, cigarettes). Ainsi une coopération étroite existe souvent entre les acteurs de deux pays voisins, tout au long de la filière, avec la participation d'individus bilingues aux endroits clés du parcours, en Turquie, dans le pays voisin de l'Union européenne (UE) et dans le premier pays de l'UE. L'importance d'individus polyglottes dans ces organisations est à la fois déterminante et trop peu soulignée. La segmentation nécessaire de ce trafic a été rendue possible par l'ouverture plus grande des pays d'Europe de l'Est depuis 1989. Les réseaux criminels régionaux ont cherché à se ramifier dans chaque pays emprunté par leurs trafics, afin de renouveler et de multiplier les filières possibles. Il est évident que dans chaque pays traversé opèrent des membres locaux de ces réseaux et qu'aucun pays n'échappe à ces pratiques criminelles.

Dans le cadre des filières de prostitution, nos recherches précédentes sur les réseaux criminels régionaux et leurs activités illégales ont mis en lumière la place de trois groupes dans les Balkans, dont les réseaux sont étroitement liés entre eux. Il s'agit des trafiquants serbes, monténégrins et albanais. Ils animent ensemble des filières reliant efficacement les pays d'origine de bon nombre des femmes exploitées (l'Ukraine, la Moldavie, la Roumanie ou la Bulgarie), avec l'Italie ou les pays germanophones (par l'Europe centrale), les premiers territoires de l'UE. Belgrade joue le rôle d'un carrefour entre plusieurs axes (aussi bien pour les prostituées que pour les migrants clandestins), d'Europe orientale vers le nord de l'Italie par les pays de l'ancienne Yougoslavie (où interviennent des trafiquants bosniaques, croates et slovènes), de Turquie vers l'Europe centrale par la route des Balkans, enfin d'Europe orientale vers le sud de l'Italie par les ports monténégrins ou albanais. On a pu également constater que de nouvelles filières émergent, puisque des prostituées achetées à Belgrade et qui transitent par la Turquie sont acheminées vers l'Extrême Orient.


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5 « La `maffya' diversifie ses activités », dans la Lettre internationale des drogues, février 2001, lettre mensuelle de l'Association d'études géopolitiques des drogues (AEGD), disponible sur Internet : www.geodrugs.net