LE CAS MAX F

J-M. Artola
Docteur en Médecine, Psychiatre.

Cette étude psychologique porte sur les documents manuscrits suivants

1 - Un texte de 29 pages sans intitulé,
2 - Un texte de 5 pages intitulé "mes rapports avec les individus",
3 - Un texte de 3 pages que nous appellerons "autocritique".

Le but de cette étude sera

I - Tenter de cerner la personnalité de l'auteur, Max Frérot,

II - Tenter de voir si l'on peut, à l'aide de ces textes : suspecter, affirmer ou rejeter une pathologie psychiatrique propre au personnage de l'auteur, en rapport ou non avec ses engagements politiques,

III - Élargir l'analyse vers d'autres réflexions.

REMARQUES PRÉLIMINAIRES:

Il est tout d'abord difficile d'observer une totale objectivité vis à vis de ces textes. On comprend rapidement le type d'activité de leur auteur, et l'on risque fort d'être influencé dans notre jugement par tout ce que notre imaginaire et nos propres conceptions morales contiennent.

Ensuite, l'étude de quelques pages, sans avoir eu d'entretien direct avec l'auteur, est une entreprise aléatoire.

PERSONNALITÉ DE L'AUTEUR

Remarques sur la forme

L'impression générale qui se dégage de la lecture de ces textes est celle d'un profond ennui. Cette lecture est très vite fastidieuse et serait interrompue au bout de 3 à 4 pages si l'on n'était pas autrement motivé pour la mener jusqu'au bout.

Il semble important de nous interroger sur les raisons de cet ennui car c'est un élément important de la personnalité. Parmi ces raisons, je vois la présentation même du texte.

L'écriture est petite, micrographique, d'une grande régularité, très serrée ; les lignes sont presque rectilignes, pratiquement toujours horizontales, spontanément régulières, l'auteur n'a pas utilisé de lignes prétracées par transparence. La marge est également partout très proche de la verticalité, l'auteur ne fait passer aucune émotion dans sa graphie bien qu'il s'agisse d'une confession. Notons également la grande rareté des ratures.

Malgré la maîtrise de (écriture, nous pensons qu'il s'agit d'un premier jet plutôt que d'une recopie. A part quelques fautes d'orthographe systématiques, il y a des fautes d'inattention qui n'auraient pas passé à la relecture et à la copie.

Pour employer une image, nous dirions que l'auteur écrit comme une machine, ses émotions ne transparaissent pas dans sa graphie : nous pouvons à coup sûr en déduire que contrairement à ce dont il s'accuse, il est capable d'une grande maîtrise de ses émotions, ou qu'il en éprouve peu.

Autre cause d'ennui, toujours dans le registre de la forme, examinons le vocabulaire, la syntaxe, les tournures, le style, la ponctuation.

Là encore, c'est la régularité qui semble le fait saillant; Après avoir lu une page, il n'y a plus de surprises. Le style est simple, toujours circonstancié, les phrases sont peu élaborées, sans inversion. Ce sont les parenthèses, les guillemets, les points d'exclamation ou d'interrogation qui signifient les mouvements de la pensée, jamais les tournures. Là encore, il y a quelque chose de très machinal, les nuances sont absentes, le maigre registre affectif est rendu par des artifices d'écriture.

De ces remarques sur la forme, nous pouvons affirmer, sans grand risque d'erreur, que nous avons affaire à un sujet de caractère obsessionnel. Nous ouvrons là un registre et nous verrons que le contenu ne dément pas cette impression.

Qu'appelle-t-on caractère obsessionnel en psychologie ? Ce sont des sujets méticuleux, ordonnés, propres, précis, ponctuels, soumis, ayant le sens de la hiérarchie, économes, introvertis, ayant tendance à l'introspection, travailleurs, réguliers, honnêtes, sérieux, volontiers sombres, polis, besogneux. L'obsessionnel ritualise son existence par des gestes répétitifs, des habitudes et il a horreur que cela soit changé. Il a la manie de la vérification.

Lorsqu'il s'aggrave (ce qui n'est pas une règle), l'obsessionnel de caractère devient un névrosé obsessionnel qui vit une existence totalement ritualisée, répétitive et régulière, en proie au doute et à l'angoisse. Ceci confine ces sujets dans une vie totalement stérile, uniquement centrée sur l'accomplissement de leurs rites, fermée au monde extérieur, centrée sur leur propre personne, égocentrique au sens littéral du terme. Cela aboutit à l'aboulie, à(apragmatisme, c'est-à-dire à l'incapacité d'entreprendre ou de faire face à une situation nouvelle.

C'est pour cela que j'avais à dessein employé les termes de "écrire comme une machine" et de "style machinal". Pour être irréprochable comme il le désire, l'obsessionnel finit par être ainsi automatique et désincarné, expulsant de sa présentation tout ce qui pourrait être affectif.

Cependant tout obsessionnel (ou névrosé) faillit à cette image parfaite et maîtrisée qu'il voudrait donner de lui-même et il peut alors traverser des périodes qui sont à l'inverse de ce qu'il est habituellement. Il peut passagèrement être sale, intempérent, grossier, irrespectueux, inconséquent, faire du scandale, et ces écarts sont ensuite pour lui l'occasion d'analyses interminables, de culpabilité anxieuse, d'autopunition, pouvant évoluer vers une dépression authentiquement pathologique. Il s'accuse de vétilles, en fait des monstruosités va jusqu'à réclamer une punition, un châtiment, voire la damnation. Sa tendance à l'introspection se donne libre cours en des ruminations des plus pénibles, des plus morbides.

Mais ces périodes d'introspection et d'écarts ont un trait commun avec les périodes d'automatismes et de rituels que j'avais qualifiées d'égocentriques : elles montrent la nature profondément narcissique de ces sujets. Même lorsqu'il se met plus bas que terre, il n'est toujours question que de lui-même ; là encore, il n'y a pas d'ouverture vers la société -même une microsociété- ou vers le monde extérieur.

Ceci devrait nous servir de transition avec la suite de l'étude, en soulevant une curieuse contradiction.

Ce caractère obsessionnel est certainement la base de belles réussites d'études et professionnelles ; ce sont des sujets travailleurs qui devraient fournir le prototype idéal de l'exécutant et du militant de mouvements clandestins pour qui la maîtrise de soi et des conditions extérieures est une nécessité pour la survie. Cependant l'égocentrisme de ces sujets finit par être en contradiction avec l'idéal généreux communiste / communautaire; Et dans les conditions de vie ou de survie de tels sujets, cette contradiction peut devenir insurmontable ; il semblerait que cela soit le cas ici.

Remarques sur le contenu

Il est assez difficile de fixer une chronologie de ces trois textes. Il semble cependant que le texte N° 3 fait référence à des événements tous contenus dans le texte N° 1 et qu'il corresponde à une demande d'autocritique de "X".(André Olivier)

Texte N° 1

P. 10 : "X critiquait mon attitude, ma façon de penser pour me faire évoluer "
P. 14 : "X m'arrache l'autocritique ".
Ces trois textes sont tous des confessions, ils font en gros référence aux mêmes événements ; le sujet en est toujours le même, c'est l'auteur. Ce qui les distingue, c'est le point de vue adopté par l'auteur pour s'observer
N ° 1 : point de vue historique et biographique,
N° 2 : point de vue psychologique. L'auteur tente de s'analyser dans ses rapports aux autres et à l'organisation,
N° 3 : point de vue de X, X pris comme personnage à la fois vivant et fantasmatique, représentant toutes les vertus humaines, révolutionnaires, communistes : c'est l'autocritique.

Chaque page apporte des informations nouvelles, événements ou situations, mais bien répétitives et la lecture de deux d'entre elles suffit à se faire une idée du tout. Le maître - mot est auto-accusation. Il n'y a strictement aucune place pour la valorisation et lorsque l'auteur est obligé de convenir qu'une de ses actions a eu un déroulement et un dénouement positif, il met cela sur le compte de la chance (miracle, gentillesse des adversaires) ou sur celui de X qui a fait la véritable préparation. Il en vient même à se reprocher d'avoir été satisfait de lui par moments.

Rien que dans la première page, j'ai relevé quatorze auto-accusations

1° Il ne réagit pas à son transfert de lycée,
2° il se sauve lorsque la police intervient à la diffusion de -tracts,
3° il se sauve lors de 1"'attentat" chez X,
4° sa rencontre avec Annie est celle d'un individualiste,
S° il privilégie la vie de couple par rapport à la vie communautaire,
6° il privilégie sa vie sentimentale par rapport à la vie politique,
7° il se tait devant une contradiction (finalités des études psychologiques),
8° il se reproche de ne pas faire avancer Annie politiquement,
9° il se reproche de ne pas construire une dynamique militante alors qu'il est dans un groupe,
10° il se reproche de jouer avec une mission politique ("Je me prends pour James Bond "),
11° il s'accuse d'avoir entretenu une correspondance sentimentale,
12° ... de ne pas avoir critiqué son amie sur ses "lettres d'amour à l'eau de rose",
13° il s'accuse d'être devenu idiot en se "lavant le cerveau " pour évacuer son modèle politique,
14° ... d'avoir substitué un modèle bourgeois, fasciste et capitaliste à son modèle révolutionnaire.
... Etc.. cette litanie se poursuivant tout au long des 29 pages.

Si l'on veut se faire une idée un peu plus claire de fauteur à travers ce qu'il dit de lui-même, il faut essayer de sortir de (état de somnolence qu'il induit par ses répétitions, en se demandant ce que veulent dire toutes ces accusations et en essayant de dégager des thèmes, d es idées-forces latentes derrière ce contenu manifeste.

Le contenu du texte vient renforcer les idées proposées dans l'étude de la forme, sur le caractère obsessionnel de son auteur: tendance à l'introspection, recherche de la perfection, culpabilité morale. En gros, il passe son temps à se reprocher de ne pas être assez obsessionnel, ce qui est assez typique de l'obsessionnel.

De toutes ces accusations, nous pouvons dégager trois thèmes qui se recoupent dans la finalité :

Auteur :

- Thèmes moraux,
- Thèmes personnels de faiblesse de caractère,
- Thèmes d'incapacité technique.
(il est un mauvais ouvrier de la Révolution).

Ces thèmes se recoupent, se recouvrent, car leur dénominateur commun est fauteur, et, par une sorte de retournement, on pourrait dire que le narcissisme est le trait principal à retenir. L'auteur se regarde dans sa biographie, à travers les événements où il a participé, à travers les autres, à travers (idéologie. Il n'est préoccupé que de lui-même, plus que par les idées qu'il est censé défendre, et sa capacité à s'accuser a pour symétrique sa capacité à savoir ce qui est parfait, ce vers quoi il faut aller et en ce sens peut-être se sent-il plus fort que d'autres de son groupe.

Par exemple lorsqu'il s'accuse d'avoir saboté une opération de financement, les trois thèmes se regroupent et se recoupent le plus souvent.

- N'a pas fait attention à la sécurité de ses compagnons (individualisme) (lâcheté)
- A voulu sauver sa peau (peur) (faiblesse)
- N'avait pas bien prévu l'opération (mauvais exécutant)

Après avoir tenté de cerner la personnalité de fauteur, essayons maintenant de nous faire une idée sur ses intentions lorsqu'il a écrit ces textes.

En épigraphe du texte N° 1, il écrit :

"Dans un procès capitaliste on ne cherche pas à aider les gens, on les accuse et on les enferme. Dans un procès révolutionnaire, on aide les militants en leur montrant leurs erreurs".

Ceci pourrait faire penser que le texte qui va suivre est une autocritique commandée par sa hiérarchie. Cependant, (ensemble des trois textes permet certainement de ne pas retenir cette hypothèse.

L'auteur n'aurait probablement pas adopté un plan biographique mais plutôt le style du texte N° 3. Compte-rendu de sa personnalité, il aurait organisé cela en thèmes, il se serait certainement moins mis à plat, il aurait argumenté ses erreurs.

Au contraire, le texte N° 1 (comme le N°2) sont une tentative de mise à plat de son existence. Ils sont d'un pessimisme total. Le sujet se sent structurellement et irrémédiablement inapte à la vie de militant clandestin combattant.

N° 2

"J'ai trahi mes camarades, en clair je ne mérite que la mort "

"J'ai écrit ce texte pour (je l'espère) dire qui j'étais ce que je voulais -et en même temps (...) je me suis découvert "

L'auteur dit qu'il a 30 ans, il fait le bilan, il ne se donne qu'un petit espoir : "il faut que j'écoute et obéisse. Peut-être devrais-je faire de petites tâches pour me tester ? Ne pas mentir et dire ce que je penser serait une bonne base ".

Dans le texte N° 3, le ton est légèrement différent : il tient tête à X dans un dialogue imaginaire, il propose un service bien concret dans le post-scriptum. Quant à la critique de ses activités, elle est précise et circonstanciée il y a beaucoup moins de place pour la morale que pour les faits. Certes, fauteur fait référence à lui, mais dans le cadre objectif de ses rapports aux autres, dans les situations traversées. Il se regarde de (extérieur alors que dans les textes N° 1 et N° 2 il s'analyse de l'intérieur.

Cet ensemble d'observations me permet de penser que le texte N° 1 de 29 pages n'est pas une commande, qu'il s'adresse à fauteur lui-même, qui, dans un moment dépressif, tente de savoir qui il est. C'est pour cela que nous nous sentons autorisés à nous en servir pour aller au delà de ce qui y est dit, et tenter de percevoir la dynamique de (engagement du sujet et la problématique qu'elle lui pose.

Si le caractère obsessionnel de notre auteur est prédisposant à l'activité qu'il a choisie, il n'est en rien déterminant dans ces engagements. Disons que c'est ce type de caractère qui peut trouver dans les idéaux rigides et généreux un terrain sur lequel il peut s'épanouir et que c'est ce type de caractère qui peut, lorsqu'il rencontre une personnalité forte, autoritaire et dominatrice, comme doit l'être X, se placer dans un état de dépendance, d'admiration et de soumission. X devient un modèle inaccessible et le lieu d'une relation qui peut devenir perverse.

Dans cette confrontation avec X, fauteur ne peut être que perdant. X est irréprochable, sans faiblesse, sans faille, et c'est probablement là qu'il faut voir la véritable genèse de ces écrits. Au mépris des règles élémentaires de sécurité, notre auteur rédige ces confessions pour trouver une raison ... raisonnable et rationnelle à ses divers manquements.

Sa tendance à l'introspection se donne libre cours pour limiter les moments d'angoisse et de dépression qu'il traverse. Il touche parfois du doigt les raisons de ces angoisses lorsqu'il dit que ses comportements échappent à sa volonté mais le problème est trop brûlant pour qu'il puisse réellement le concevoir.

La première contradiction est que si, primitivement, le caractère obsessionnel vient s'allier avec une personnalité forte (comme l'est probablement X), secondairement, cette alliance devient pesante ; le modèle est inatteignable et devient persécutif dans ses fantasmes.

La deuxième contradiction vient des idéaux dans lesquels s'engage l'obsessionnel. Lui-même déjà très rigide, très critique de lui-même, trouve primitivement de quoi s'épanouir. Mais secondairement, sa culpabilité, son introspection permanente le fait tourner autour de lui de façon très égocentrique, et l'éloigne de plus en plus de l'altruisme et de la fraternité qui devraient régner dans une société idéale.

Ces deux contradictions sont intimement mêlées et il me semble que la séduction opérée par X, dès les premiers temps de leur rencontre, alors que l'auteur était adolescent, recouvre largement l'aspect idéologique des déterminations de ce dernier. X est venu occuper la place d'un père déficient et peut être déjà détesté à cette époque ; cela se retrouve en maints endroits :

N° 1

Page 1

- Sympathie pour X, lectures, actions politiques,
- Il se reproche d'avoir accepté d'être transféré, c'est-à-dire séparé de X,
- Il se reproche d'avoir sauté du balcon de X, de l'avoir abandonné,
- Il se reproche de s'être éloigné de X au profit d'une (autre) relation amoureuse.

C'est là qu'Annie devient un personnage très important, comme un coin que l'auteur essaye inconsciemment mais désespérément et avec insistance d'enfoncer entre lui et X. Cela est évident à chaque page, comme s'il voulait toujours rompre ce lien de fascination qu'il ne maîtrise pas. C'est à travers tout ce qui se passe entre Annie et lui qu'on finit par comprendre ce qui se passe ente lui et X.

L'auteur en veut à Annie de ne pas être parfaite et se reproche de ne rien faire pour la rendre telle. C'est un cercle vicieux car sa perfection l'eut rendue capable de concurrencer X, mais son imperfection l'éloigne de son modèle, donc de X.

- Pas de discussion sur la finalité des études psy,
de rose,
- Il ne critique pas ses lettres d'amour à l'eau
- Ne lui donne pas d'informations sur s. propre action politique,
- (P.2) "Je la conforte dans sa connerie".

Il se reproche de se laisser entraîner dans une vie de couple bourgeois. Mais il dit, sans bien s'en rendre compte, qu'il était nécessaire qu'Annie reste ce qu'elle est, c'est à dire un point de discorde entre lui et X et il faut tout pour aggraver cette discorde en allant la recherche alors que leurs relations étaient terminées. Sentant cela, X a tenté quelques manoeuvres que fauteur a ressenties et très mal prises:

P. 3 : "Bi vient me trouver avec le journal en me disant que quelqu'un ressemblant à X était décédé - mon premier réflexe c'est ouf je vais être tranquille ";

P. 5 : "Quand X draguait Annie, j'étais jaloux";

P. 6 : "X m'envoie chercher sa fille pour l'été (...) c'est moi le héros gui ait récupéré sa fille (...) je fais traîner les retrouvailles ";

P. 7 : Il est assez furieux que X envoie Annie seule dans un appartement avec tout à sa disposition. "Je fais mon malin en essayant d'imiter X dans la façon de parler et d'expliquer"

P. 8 : Annie essaye de sortir avec X

"Par moment elle respectait X plus que moi... elle me prenait pour un con ";
"Grâce à X rien ne s'est passé pour personne";

P. 12 : "X (et mes camarades) ne pensaient qu'à construire un monde juste et égalitaire. "

P. 14 : "X m'arrache l'autocritique "

P. 19 : "Époque des cadeaux, elle offre à X tin chapeau et lin pull ";
(En d'autres circonstances, il se reproche de ne pas lui avoir donné sa chaîne Hi-Fi et sa télé)

Ceci est encore plus flagrant dans le texte N° 2, lorsqu'il est question de X, il énumère ses trahisons

- 1er signe de lâcheté,
- Le coup de l'attentat,
- 1ère trahison,
- 2ème trahison, (armée.

Mais X est indissociable des idées : "Pour parler de X je suis obligé de parler du groupe, car il ne vit que pour son développement ".

Cette série qui est totalement noyée dans la densité et l'ennui du texte, n'apparaît que lorsqu'on veut traquer les endroits où il place son affectivité. Jamais l'auteur ne l'envisage ainsi. En fait, s'il a adhéré à ce groupe (et ces idées), c'est pour X et s'il veut en sortir, c'est à cause de X. Tout le reste est de la littérature et du remplissage pour ne rien y voir, l'engagement politique n'est pas dissociable de la personne de X et l'auteur fait tout pour ne pas s'en rendre compte.

Plus qu'une lente évolution et dégradation des rapports entre X et l'auteur, il est vraisemblable que tout s'est joué dès les premiers mois de leur rencontre. Très vite l'auteur a tenté de se libérer de cette emprise, par des actes qu'il interprète comme des trahisons (un obsessionnel veut tout maîtriser et ne supporte pas l'idée qu'une force inconsciente le pousse à un destin contraire) mais qui sont en fait autant d'actes manqués. Notre auteur n'est certainement pas aussi lâche et peureux qu'il le dit (sinon, il aurait été incapable d'accomplir les autres actions). La fuite par le balcon est probablement le premier mouvement d'une fuite définitive, il dit qu'il ne fait rien pour revoir X lorsqu'on le change de lycée. La rencontre avec Annie vient à point nommé pour creuser l'écart. Mais c'est surtout au service militaire qu'il aurait pu effectuer une véritable rupture. Par deux fois, l'auteur parle d'un "auto lavage de cerveau", expression inquiétante sur le plan mental, mais qui montre qu'il avait saisi, à ce moment-là, la profondeur et l'ampleur de tout ce qu'il fallait jeter pour se débarrasser de X. Il dit qu'il avait mis à la place le modèle fasciste et bourgeois. Je ne pense pas que ce sont simplement des conceptions d'un manichéisme puéril ; c'était le prix à payer pour se désassujétir, mais ce prix était trop élevé pour lui, représentait plus que sa propre vie ; lorsqu'il s'agit de fuir, il n'envisage que la capture, la mort, ou la fuite dans un pays socialiste, jamais un renoncement à ses idées qu'il réaffirme fermement

N° 2 : "je sais que le monde capitaliste mène à l'impasse : l'individualisme total (mon cas) avec tranquillisants, plus de rapports humains...
... "Je. sais que le combat que mène le groupe est juste... etc. "

L'auteur est empêtré dans une situation complexe dont il ne peut sortir et pour laquelle le contexte politique est purement contingent ; la même histoire aurait pu s'écrire autrement en d'autres lieux ou en d'autres temps. Cette situation le plonge dans une profonde déreliction, ce qui donne la tonalité générale du texte.

Voilà ce que l'on pouvait dire à partir de ces 29 pages de la personnalité de l'auteur, compte-rendu des réserves faites au début.

PEUT-ON PARLER D'UNE PSYCHOLOGIE OU D'UNE PSYCHOPATHOLOGIE PROPRE AUX TERRORISTES ?

Si nous nous en tenons à l'étude précédente, portant sur le caractère et la personnalité de l'auteur, nous devrons nous contenter de quelque chose d'assez banal. Même les traits morbides et la problématique psychologique que nous avons cru déceler ne peuvent mériter le qualificatif d'originaux. Rien, en tous les cas dans l'étude psychologique de ces textes, ne peut nous permettre d'évoquer une typologie particulière aux terroristes.

Nous serions peut-être moins affirmatifs (ou négatifs ?) s'il s'agissait d'analyser la personnalité des chefs ; mais là encore, nous émettons des réserves. En effet, un certain nombre d'intellectuels bien en vue et bien installés dans notre société, ont rédigé à certaine époque des écrits révolutionnaires qui sont de véritables appels au meurtre et à l'insurrection. Qui se demandera s'ils ont une pathologie mentale les poussant à rédiger de tels textes ? Personne, car il y a une liberté de pensée et ceux là ne sont passés ni à l'acte, ni à la clandestinité.

Ce ne sont donc pas les idées, mais le passage à l'acte, qui nous posent question. Ce sont des actes que nous condamnons, pas des idées; pourtant les deux, actes et idées, sont intimement liés lorsqu'on est terroriste.

C'est peut-être tout ce qu'il y a de déroutant dans ces actes terroristes, qui fait que nous nous posons ces questions : le terroriste est-il un déséquilibré ? Y a-t-il une pathologie qui pourrait mener au terrorisme ? Nous nous posons ces questions parce que nous ne comprenons pas les terroristes ; pour nous, leurs actes sont illégitimes, disproportionnés à leur but. Nous jugeons leurs actes par rapport à nos idées. Comme nous trouvons leurs raisons mauvaises, nous pensons que ces actes sont irraisonnés, et c'est tout naturellement que nous nous reposons ces questions : y a-t-il une pathologie du terroriste ou du terrorisme ?

Ces actes sont d'abord illégaux. Le meurtre, les coups et blessures, le vol, les déprédations sont poursuivis par la police et sanctionnés par la loi. Le terroriste n'est pas arrêté pour ses idées, mais parce que c'est un criminel; mais ce n'est pas un criminel comme les autres et si nous persistons dans la question que nous nous posons, demandons-nous ce qui différencie le terroriste du criminel qui commet le même type d'actes.

· Chez le criminel ou le délinquant, on peut souvent parler de pathologie ou de sociopathie; c'est ce que l'on classe dans la vaste catégorie des psychopathes. Le délinquant se met en marge de la société parce qu'il est incapable de supporter la moindre contrainte, la moindre frustration. C'est même plutôt la société qui le met en marge. La microsociété qu'il constitue avec d'autres est une société de rejet, c'est plus une association forcée qu'une construction délibérée. Le délinquant est la plupart du temps un être seul et solitaire et s'il est solidaire d'un groupe, c'est provisoirement, c'est pour un intérêt de groupe qui n'est qu'une somme d'intérêts particuliers. Même si les sociétés marginales (milieu, gangs) ont leur structures, ce sont des structures de contrainte et de survie imposées par la société normale. Tous les délinquants ne le supportent pas, il y règne la méfiance, la violence et la loi du plus fort. Ces sociétés sont grégaires, elles se heurtent les unes aux autres (guerre des gangs) pour des raisons d'intérêt et de domination de territoires.

Les terroristes, même s'ils pactisent avec eux, n'ont que du mépris pour les criminels "de droit commun" : tout les oppose, il suffit de voir comment notre auteur parle du "fils".

· Le terroriste est parfaitement capable de vivre en société et il le fait ; s'il se marginalise et passe à la clandestinité, c'est pour des raisons de sécurité; Il refuse la société sur un plan théorique et idéologique : son but est précisément de la changer. C'est un être hypermoral pour qui notre société est un scandale, il veut une société égalitaire, sans exploitation. Pour lui, patrons et banquiers sont des délinquants, les riches des égoïstes. Dans son code personnel, ses actes violents sont des actes justes alors que le délinquant sait très bien qu'il est en faute. De son point de vue, le terroriste fait acte de résistance, et preuve de courage.

Nous voyons donc bien l'indissocialibilité des actes et des idées des terroristes. Ce qui veut dire en clair que si nous cherchons une pathologie dans leurs actes, c'est dans leurs idées que nous devons en trouver (origine. Ces idées sont-elles délirantes ? On serait tenté de refuser de répondre à une telle question. Mais là, pour le coup, la psychiatrie peut donner des éléments de réponse sans s'engager moralement (comme je l'avais dit dans les remarques préliminaires).

Les délirants constructeurs de systèmes et ayant perdu pied avec la réalité commune, ayant perdu le sens critique habituel, ayant suffisamment de froideur pour aller jusqu'au meurtre, ne peuvent se recruter que chez les schizophrènes ou les paranoïaques. On peut affirmer que notre auteur n'est ni l'un ni l'autre. On peut affirmer également que de tels individus (qu'on peut rencontrer chez les psychopathes) seraient incapables de constituer, et de se maintenir dans, une organisation terroriste telle qu'elle apparaît dans ces écrits. La dimension perverse me semble également à exclure pour les mêmes raisons. Tout au plus peut-il exister un paranoïaque ou un pervers dans ces groupes et ils ne pourraient exercer qu'une fonction de chef. Mais je doute que des groupes ainsi manoeuvrés puissent survivre longtemps.

En conclusion, la seule déviance à observer chez un terroriste ne peut se juger que sur le terrain de la morale et des idées ; cela est donc hors du champ de la psychiatrie et même de la psychologie. Quant aux actes terroristes, ils ne partagent pas l'aspect pathologique d'autres actes criminels de même nature.

PEUT-ON FAIRE D'AUTRES RÉFLEXIONS

Revenons plus directement au texte. Nous avons déjà exprimé notre sentiment, à savoir que sur le plan psychologique celui-ci ne pouvait en rien être révélateur d'une pathologie qui établirait un lien de causalité entre l'auteur et les engagements politiques qui l'ont conduit à cette marginalisation et ces actes délinquants.

En revanche, et en l'absence de plus amples informations, il est possible d'émettre certaines hypothèses concernant la personnalité de l'auteur, à savoir que ses écrits sont plus certainement le fruit d'une profonde remise en question psychologique que celui d'une commande d'autocritique par sa hiérarchie.

Enfin, poussant plus loin les spéculations, il nous a semblé que les raisons profondes de cet engagement politique et la solidité des liens qui unissent l'auteur à sa cause, se situent au niveau d'une relation d'emprise et de séduction exercée par la forte personnalité de X sur notre sujet ; relation qui trouva un terrain favorable en la personnalité obsessionnelle, dépendante et idéaliste de ce dernier.

Nous avons parlé par la suite insisté sur cette idée, qui nous est personnelle, qu'il fallait abandonner l'idée d'une pathologie ou d'une typologie du terroriste comme cela a pu être fait en criminologie et en d'autres temps, avec la notion de psychopathie.

Le bilan de ce travail serait donc assez maigre ; mais peut-être ce texte nous renseigne-t-il plus, à ses dépends, sur les comportements de groupe de ces fractions combattantes. Nous voyons que ces groupes sont assez hiérarchisés et surtout morcelés. Il y règne une division et une hiérarchisation du travail. Il n'y a, semble-t-il, jamais de grandes assemblées, surtout des réunions à deux ou à trois, et certains ne se rencontrent jamais. Ceci pourrait sembler hors sujet sur le plan psychologique si ça ne débouchait pas sur une autre observation qui est que, mis à part X, (qui doit être extrêmement motivé, solide, intelligent et doué d'un grand charisme) la plupart des sujets mentionnés semblent assez fragiles, assez peu solidement engagés dans leurs convictions idéologiques.

Certes, ces groupes ne sont ni anarchistes, ni anarchiques, mais au contraire bien organisés. Il semble malgré tout que X a bien du mal à contrôler et à motiver ses troupes. Si les militants sont animés d'un même idéal, les relations interpersonnelles semblent souvent difficiles, voire conflictuelles. Notre auteur parle d'un militant peu sûr, inconséquent même, et parle d'une raclée administrée à celui-ci par X et lui-même. L'engagement d'Annie semble des plus précaires, il fait référence à certains (Manu) comme à des êtres assez frustres (de la campagne) etc..

Bref, aucun de nos sujets, et surtout pas l'auteur, ne semblent être des surhommes, ni sur le plan de l'intelligence, ni sur celui du caractère.

D'autre part, dans ces textes du moins, l'idéologie et la finalité de leurs actions semble des plus puériles. Le style, la syntaxe, le vocabulaire sont d'une grande pauvreté ; les adjectifs et les adverbes sont curieusement absents; l'imagination semble avoir déserté. Les mots capitalistes, fascistes, bourgeois, communistes sont des expressions valises, des fourre-tout sans nuance avec leur connotation manichéenne infantile ; ils vivent dans un monde sans nuance, où il y a les bons et les méchants.

Cependant certains d'entre eux (dont X et notre auteur) ont fait des études supérieures et si l'on en croit la presse, ils réussissent avec une grande maîtrise un certain nombre d'opérations de financement.

Il y a entre ces différentes constatations une apparence de discordance sur laquelle il nous semble utile de méditer.

Pour ma part, et cela n'engage que moi, je pense qu'un engagement politique n'est pas une question d'intelligence mais de circonstances. Qui pourrait se vanter d'avoir opéré un choix totalement délibéré, raisonné et indépendant en cette matière ? Il y rentre beaucoup de facteurs : historiques, biographiques, émotionnels, familiaux, etc. Mais l'homme en général déteste penser qu'il n'est pas maître de tous ses choix. Et de même que dans sa vie amoureuse, un être apparemment intelligent, fin et cultivé peut se comporter d'une façon infantile et irrationnelle, je pense qu'il en est ainsi pour les choix politiques. II ne faut donc peut-être pas juger l'intelligence de nos protagonistes en fonction de la simplicité de leur idéologie. Il est parfaitement possible d'avoir une. intelligence pratique normale, voire au dessus de la moyenne, et à côté de ça avoir dans les domaines de réflexion abstraits, des raisonnements rigides et tout faits.

La réussite des opérations, la capacité à vivre très longtemps dans la clandestinité, laissent à penser que ces sujets ne sont pas aussi simples que leur idéologie, et pas aussi asociaux que leurs actes le montrent. N'étant pas capable d'avancer plus loin dans cette analyse sans sortir de mon rôle, il me semblait nécessaire de faire ces dernières remarques et d'attirer l'attention sur le collectif et sa dynamique plus que sur la psychologie individuelle de ses membres. Tout se passe comme si "l'intelligence" des actions ne se situait pas sur un plan individuel comme chez les délinquants, mais au sein d'une entité que nous, psychiatres, n'avons pas coutume d'appréhender, le groupe.

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