LES GRANDS ANCETRES

LE TERRORISME EN FRANCE DE 1880 À 1914 DE RAVACHOL À LA BANDE À BONNOT

DEUX VAGUES D'ATTENTATS TRÈS DIFFÉRENTES
Claude Harmel

La France a connu deux grandes vagues de terrorisme anarchiste fort différentes l'une de (autre, la première de 1892 à 1894, qui a laissé dans la mémoire collective le nom de Ravachol, peut-être celui de Vaillant, l'autre en 1911 et 1912, marquée par les exploits de la "Bande à Bonnot", formule qui a subsisté dans les souvenirs, peut-être à cause de sa consonance, comme y a subsisté aussi le nom de Raymond-la-Science, sans qu'on sache toujours bien ce que désignent ces deux formules: n'appliquait-on pas récemment la dernière à ... Raymond Barre ?

Dès que (anarchie a commencé à s'organiser en France - si l'on peut parler d'organisation pour l'anarchie, - aux alentours de 1880, les "groupes" ont été séduits parce qu'on appelait "la propagande par le fait". Le congrès international anarchiste qui se tient à Londres en juillet 1881 _ pour tenter de reconstituer l'Association Internationale des Travailleurs avait, si l'on ose dire, "légalisé" cette pratique, car "le plus simple fait dirigé contre les institutions actuelles parle mieux aux masses que des milliers d'imprimés et des torrents de parole", et, constant que "les sciences techniques et chimiques" avaient défia rendu des services à la cause révolutionnaire et qu'elles étaient appelées à leur "en rendre encore de plus grands dans l'avenir", le Congrès avait recommandé à chacun "de donner une plus grande importance à l'étude et aux applications de ces sciences comme moyens d'attaque et de guerre".

MODÈLES ÉTRANGERS

Il est vrai que le 13 mars 1881, le tsar Alexandre II avait été assassiné à la bombe par ceux qu'on appelait à tort "les nihilistes", et que cet attentat avait suscité parmi les anarchistes, mais aussi dans d'autres milieux révolutionnaires, une sorte de délire : Louise

Michel avait adressé aux meurtriers un salut grandiloquent, du Hugo de parodie : "Nihilistes, mes frères, vous êtes vengés. Sur vos gibets, plane la liberté. Russie, nous te saluons".

Dès lors, les publications anarchistes avaient multiplié les exhortations à la violence, donné des recettes pour la fabrication des explosifs, des bombes, mais sans résultat: il y eut bien çà et là des attentats, comme la bombe de Cyvoct en octobre 1882 au restaurant du théâtre Bellecour à Lyon, mais le mouvement restait épisodique si même on pouvait parler de mouvement : rien là qui puisse ébranler l'État et la bourgeoisie ni susciter la puissante révolte populaire qui devait les précipiter au néant !

DANS LE SILLAGE DE RAVACHOL

Tout changea avec l'intervention d'un "spécialiste", si l'on ose parler' ainsi, un criminel de droit commun, un nommé Koenigstein, qui se faisait appeler Ravachol et dont la main, il s'en vantait, avait tué autant de bourgeois qu'elle comptait de doigts. Poursuivi pour ses crimes, il s'était réfugié dans la région parisienne, à Saint-Denis, où, bien qu'il n'eût pas caché qu'il était recherché pour une "expropriation" accompagnée de meurtre, il avait été accueilli en ami par les "compagnons". Dévoué à la cause, ne manquant pas d'argent, sobre, rangé, "ne se livrant pas à la femme", il conquit tous les coeurs.

Une grande colère agitait alors les groupes anarchistes dans ce coin de banlieue. On y parlait sans cesse de venger les "martyrs de Clichy", trois "compagnons" durement condamnés en août 1891 pour avoir, le 1er mai 1891 à Clichy, tiré sur les policiers qui les appréhendaient. On se répétait avec indignation qu'ils avaient été sauvagement brutalisés au poste de police et que le président de la cour et le procureur avaient fait preuve d'une odieuse partialité. Indigné, Ravachol fabriqua des bombes, les déposa aux domiciles des deux magistrats (la première éclata le 11 mars 1892) et il s'ensuivit une sorte d'épidémie d'attentats qui culmina le 24 juin 1894 avec (assassinat du président de la République, Sadi Carnot, Caserio, son meurtrier, voulant ainsi venger l'anarchiste Auguste Vaillant, condamné à mort et exécuté pour avoir lancé une bombe au Palais Bourbon ("la séance continue"). Quelques jours après son exécution, Émile Henry, le 12 février 1894, avait déjà - autre "sommet" de cette période terroriste - jeté une bombe dans la salle du café Terminus à la gare St-Lazare : un mort, vingt blessés.

Ces attentats répandirent l'épouvante dans l'ensemble de la population, dans le peuple comme dans la bourgeoisie (ce qui explique la rigueur de la répression) mais ils reçurent dans de larges milieux intellectuels un accueil enthousiaste. Auprès des intellectuels anarchisants, bien sûr (tel Laurent Tailhade, qui buvait "d la vaillance" ou qui, le soir de l'attentat d'Émile Henry, déclarait : "Qu'importent les victimes si le geste est beau! Qu'importe la mort de vagues humanités si par elle s'affirme l'individu !") Beaucoup d'autres aussi, de gauche et de droite, de Mirbeau à Drumont, déploraient le prosaïsme de (époque, la chute des énergies, l'épuisement de la race et, en quête d'âmes fortes, célébraient un peu au hasard les violences qui leur paraissaient primitives, ce qui pour eux signifiaient saines et régénératrices. Ils croyaient y voir (annonce du prochain réveil des énergies, les uns devaient dire sociales, les autres nationales. Barrès, qui semble avoir vu en Émile Henry une âme fraternelle, alla assister à son exécution: c'était une sorte d'hommage.

Le "procès des trente", en août 1984, fit apparaître en pleine lumière cette solidarité des intellectuels avec les anarchistes, avec ceux qui justifiaient le vol comme un acte révolutionnaire, y compris ceux qui joignaient le geste àla parole, sans qu'on pût toujours déceler ce qui avait été chez eux l'élément premier, la justification doctrinale, la condamnation de la propriété qui est elle-même un vol, puisque Proudhon fa dit, ou la pratique du vol qu'on est tout heureux de légitimer par des théories sociales. Les "trente" furent acquittés, et l'anarchie tout entière entonna un chant de victoire. Ce fut un peu un chant du cygne. Déjà, des doctrinaires expliquaient que "la bombe" avait fait son temps, que "la propagande par le fait" pouvait revêtir d'autres formes que (attentat terroriste. Au lendemain du vote des lois visant à la répression des "menées anarchistes", - les fameuses "lois scélérates" que dénonçaient les socialistes du temps - nombre d'anarchistes avaient cherché refuge dans les syndicats et trouvé dan s l'action syndicale une autre forme de la propagande par le fait, et d'utilisation de la violence, cette fois collective : "l'action directe". Tels furent les débuts de l'anarcho-syndicalisme qui, s'il contribua pour une large part au durcissement des conflits sociaux et, disons-le crûment, au fourvoiement du mouvement syndical dans l'impasse du syndicalisme révolutionnaire, offrit au moins l'avantage d'ouvrir un dérivatif aux énergies anarchistes : de 1894 à 1914, on ne peut citer que deux attentats du style Vaillant, Henry et Caserio.

LA BANDE A BONNOT

Toutefois, certains anarchistes empruntèrent une autre voie qui les conduisit à leur tour à des violences criminelles. Eux aussi répandirent la terreur, mais la terreur n'était pas vraiment leur but. Les premiers terroristes mettaient en avant des rêveries de fraternité universelle. C'est au nom d'un individualisme effréné qu'agiront ceux de la seconde vague. "Il est idiot que ceux qui ont compris soient forcés d'attendre que la masse des crétins ait évolué. Le troupeau sera toujours le troupeau. Laissons-le piétiner surplace et travaillons à notre propre émancipation", lisait-on le 17 octobre 1907 dans "Les Temps nouveaux", alors quelque chose comme le Monde de la presse anarchiste. Et fauteur -que la rédaction n'approuvait pas - d'affirmer qu'après avoir mis au rancart "les vieilles rengaines", la Patrie, la Société, la Morale, on ne devait pas susciter de nouvelles entités, l'Idée, la Révolution, la Propagande, la Solidarité, qui à leur tour, exigeraient qu'on se sacrifie pour elles.

"L'individu a droit à tout le bien être possible, et il doit chercher d le réaliser à chaque instant, par n'importe quels moyens".

Ainsi débuta !individualisme il légaliste qui, s'armant de théories scientifiques ou philosophiques plus ou moins bien assimilées "la lutte pour la vie" de Darwin, "l'égoïsme, base de toute société", de Félin Le Dantec ("la biologie ne nous apprend que la nécessité de la lutte et la noble utopie de la justice n'a pas de fondement scientifique', Nietzsche et son "surhomme" - justifiait tout, et d'abord "l'expropriation individuelle", autrement dit le vol, fût-il accompli pour l'usage personnel de "l'expropriateur". On vit alors fleurir dans les "milieux" anarchistes (les individualistes préféraient ce mot à celui de "groupe") d'étranges discussions :Peut-on "estamper" un camarade ? Et pourquoi pas, s'il est assez bête pour se laisser "exproprier" ? Et n'est-il pas normal de dénoncer un camarade à la police si l'on n'a pas d'autres moyens de sauver sa propre liberté ?

Cette philosophie eut des effets pernicieux au-delà des milieux anarchistes proprement dit (elle affecta notamment la C.G.T. à la veille de la Grande Guerre), mais - et c'est pourquoi nous en parlons ici -elle justifia et provoqua à la fois (apparition de deux bandes illégalistes qui répandirent la terreur.

Celle de Marins Jacob qui, de 1900 à 1903, pratiqua sur une vaste échelle "le cambriolage à main armée" (il reconnut avoir effectué personnellement cent six vols), ce cambriolage n'étant, prétendait-il, "qu'un moyen de révolte propre d combattre le plus inique de tous les vols la propriété individuelle".

L'autre, la fameuse "Bande à Bonnot", plus illustre, opéra en 1911 et 1912. Son chef, comme Ravachol, était un criminel de droit commun, qui, par son âge et son énergie, s'imposa à un groupe de jeunes illégalistes. Ils étaient plus ou moins rassemblés à Romainville, autour du journal l'Anarchie (animé alors par une étudiante Rirette Maitrejean et son ami Kibaltchiche, qui signait le Rétif et qui devait rendre illustre le nom de Victor Serge). N'en avaient-ils pas assez de l'existence misérable que leur procuraient de maigres cambriolages, la vente de bicyclettes
volées le long des trottoirs, des chapardages aux étalages ? Il fallait agir en grand.

Alors commence une brève mais brutale et abondante série d'agressions et de meurtres dont le vol était le but et qui sont demeurés célèbres dans l'histoire de la criminalité par la méthode employée (mécanicien de profession, Bonnot fut l'inventeur du "hold-up" en auto), par l'insensibilité (bestiale chez les uns, juvénile chez les autres) avec laquelle "les bandits en auto" abattaient ceux qui les gênaient, par les péripéties rocambolesques et sanglantes de leur arrestation, enfin par la philosophie dont ils firent étalage : une seule valeur acceptée, le moi, une seule règle l'égoïsme, le droit de s'affirmer et de satisfaire ses désirs par tous les moyens, quels qu'ils soient, s'ils sont efficaces, le droit d'exercer librement sa volonté, le tout associé assez illogiquement à la croyance dogmatique en un déterminisme absolu qui enlève à l'individu toute responsabilité personnelle, y compris quand il assassine : la bête qui tue n'est pas responsable, et l'homme est-il beaucoup plus qu'elle ?

On vit non sans raison dans cette criminalité à base philosophique - associée à de la criminalité tout court - l'extrême (et pour certains fatale) conséquence d'un scientisme que l'esprit du temps commençait à répudier fortement et l'un de ç es "bandits tragiques" (une expression bien littéraire) demeura même un moment comme le symbole de ces autodidactes empiégés dans un savoir qu'ils n'ont ni assimilé ni dominé : le malheureux Caillemin, dit Raymond la Science - vingt et un ans - qui avait horreur de la violence physique, mais qui tua avec un sang-froid cynique pour se montrer à lui-même et pour montrer aux autres qu'il n'était point prisonnier de la morale courante.

On a souvent cité, comme le signe d'une maturité acquise dans l'épreuve, (expression d'une philosophie qui ne se fait plus d'illusion sur (humanité, le mot que jeta Raymond la Science à ceux qui le regardaient monter sur l'échafaud de la guillotine : "C'est beau, n'est-ce pas, l'agonie d'un homme ?".

Mais était-ce beaucoup plus que le cri hargneux d'un adolescent rageur ?

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