INTRODUCTION

Xavier Raufer

Une étude comme celle qui suit n'est utile que quand elle est analysée et intégrée par ceux qui ont en charge - à un niveau ou à un autre, dans une instance ou dans une autre - la répression du terrorisme.

Lapalissade? Non, si l'on veut bien se souvenir du fait que la lutte anti-terroriste est, au fond, une vieille histoire pour la police française1 mais dont (aspect discontinu, par vagues, rend difficile, sinon impossible la transmission des réflexes à avoir, des méthodes à employer. D'où, à chaque épisode commençant un redémarrage à zéro ; une longue période de tâtonnement; une ignorance assez grande de la nature et de (idéologie de l'adversaire; une tendance instinctive de chacun à ramener le terroriste sur un terrain connu: celui du criminel de droit commun ou de l'agent secret, selon les cas. D'où surtout, une grande difficulté à anticiper les mouvements dudit adversaire.

Anticiper les mouvements de l'organisations terroriste, arriver avant elle sur le terrain de ses futurs crimes n'est pas impossible ; nous pensons l'avoir montré lors d'un précédent séminaire2. Nous avions vu alors que cela supposait réunies deux conditions essentielles

- partir du réel,
- disposer de la longue mémoire.

Ou, en d'autres termes, faire en sorte que le regard posé par les instances de répression sur les terrorismes soit plus pertinent, et le soit plus vite, que celui posé par ces derniers sur la Justice et la Police.

Cela suppose chez ceux qui luttent contre le terrorisme un niveau d'expertise qui ne peut être atteint que par une pratique continue de (adversaire, par (existence d'un flux régulier et abondant d'informations le concernant; ce, au minimum, sur le moyen terme. Or cette pratique, ces informations ininterrompues sont bien là dans le cas de la criminalité de droit commun; elles font défaut ou offrent un aspect discontinu dans le cas du terrorisme. Du fait de leur éloignement dans le temps, les vagues de terrorisme passées n'ont jamais permis la transmission directe de l'expérience antiterroriste d'une génération policière et judiciaire à une autre.

D'où (aspect "éternel retour" de la lutte antiterroriste, surtout au niveau international. A comparer la presse des années 1898-1910 avec celle des années 1981-87 on a l'impression d'un voyage dans le temps, d'un très exact retour de l'identique 3.

C'est ainsi que la première grande conférence internationale contre le terrorisme (anarchiste) se déroula à Rome à la fin de l'année 1898, à l'initiative du gouvernement italien "Tout fier de ses succès à Milan"4. Lucides et clairvoyants les socialistes français de l'époque s'opposèrent vigoureusement à la dite conférence. Ils distinguaient deux anarchies, celle d'en haut, des grands exploiteurs qui sont au-dessus des lois ; celle d'en bas, "pure action individuelle provoquée soit par (indignation aveugle, soit par la main clairvoyante de la police. Contre celle-ci, qu'elle soit maladie comme dans le premier cas, ou simple moyen de gouvernement, la société actuelle ne peut rien... L'anarchie ne disparaîtra qu'avec le capitalisme" ("Le Socialiste" 4-12-1898).

L'objet de la conférence était de réaliser entre les gouvernements "une entente pratique et permanente destinée à combattre avec succès les associations anarchistes et leurs adeptes"5.

Le gouvernement italien proposait le programme suivant :

a - définir (anarchiste comme délinquant,

b - considérer le délit anarchiste comme un crime de droit commun,

c - adopter des mesures spéciales contre la presse excitant au délit anarchiste,

d - établir (extradition,

e - organiser un service de police pour rendre plus faciles les rapports entre les gouvernements. Remplacez le mot "anarchiste" par "terroriste" et songez un instant aux programmes des réunions internationales contre le terrorisme, quatre-vingt dix ans plus tard...

Dans la circulaire qui convoque la conférence de quoi parle, au nom du gouvernement italien, (amiral Canevaro ? " De "théories criminelles dont il s'agit d'enrayer autant que possible la propagation". Il dénonce comme devant être l'objet d'une "entente pratique permanente" entre tous les gouvernements " se sentant solidaires ... la classe dont les agissements n'ont d'autre but que de saper les bases sur lesquelles est assise la société telle qu'elle est actuellement constituée".

La plupart des gouvernements européens envoyèrent des représentants à la conférence. Ce fut le cas du gouvernement français. Le président du Conseil, Charles Dupuy fut interpellé à ce sujet ou fin novembre, ou le 1 ou 2 décembre, par les socialistes Dejéante, Vaillant et Zévaès (Le Socialiste, 4-12-1898).

L'Angleterre était également représentée, mais «Lord Salisbury, au banquet du Lord-Maire, a pris soin d'aviser l'Europe gouvernementale" qu'elle ne laisserait pas toucher au droit d'asile "en des termes qui ne permettent aucune espérance à la "Troisième section" et d'autres police, monarchique ou républicaines en quête d'extradition».

La conférence se réunit fin octobre, début novembre. il semble qu'elle se soit rapidement scindée en deux "Les diplomates gênaient les policiers. Aussi ont-ils fait au fond deux congrès : ambassadeurs à part, policiers à part. Ces derniers ont seuls fait de la besogne sérieuses. Ils ont constitué leur Mafia et leur Camorra pour le brigandage international sur le dos des anarchistes. En vraie Camorra, ils ont brûlé leurs protocoles, afin qu'il ne reste nulle trace de leurs conspirations" (Temps nouveaux 7-13 janvier 1899).

Vers le 15 décembre, la conférence de Rome suspendit ses travaux pour 5 ou 6 semaines. "Il paraît que les délégués ont vainement dépensé d'énormes efforts intellectuels pour codifier un règlement assimilable à la législation sociale de chaque État. Les représentants de la Russie, de (Allemagne, de la France, de (Autriche et de l'Italie sont uniquement d'accord sur le principe qu'il faut frapper de terreur les partis subversifs" (Le Socialiste 18-12-1898)6.

Les Temps nouveaux des 7-13 janvier 1899 signalaient dans leur style approximatif, que "le but principal de cette conférence, l'extradition, avait échoué (sic) parce que (Angleterre, la Belgique et la Suisse avaient refusé d'adhérer à cette proposition".

Le moins que l'on puisse dire est que ces textes presque centenaires procurent un fort sentiment de déjà -vu, dans l'actualité la plus immédiate... Que resta-t-il de cette conférence ? Rien. Et les policiers et les magistrats confrontés à la vague de terrorisme des années 30 repartirent bien évidemment de zéro, en attendant qu'un homme politique ou un diplomate se touche le front et déclare : "J'ai une idée ! Convoquons une conférence internationale !"...

Un second obstacle sur la route qui mène à la connaissance de la réalité des terrorismes est celui du malaise - inconscient ou subconscient le plus souvent - que ressentent juges et policiers au contact avec les criminels politiques. Une fois de plus c'est la vague anarchiste des années 18901910 et la littérature qu'elle a engendrée qui vont nous fournir un texte de référence, lui - aussi frappant de modernité : il s'agit d'un extrait de "L'agent secret" de Joseph Conrad

"Au début de sa carrière, le commissaire Heat avait eu en charge la grande criminalité. C'est dans ce milieu qu'il avait fait ses preuves et, bien entendu il avait gardé pour cette forme de délinquance, après qu'il ait été muté dans un autre service, un sentiment pas très éloigné de (affection. Le crime, le vol, n'étaient pas, pour lui, des actes absurdes. C'était une forme de (industrie humaine perverse, certes, mais bien une industrie, exercée par des professionnels. C'était une tâche dont les fins étaient les mêmes que la poterie, le travail dans les mines, dans les champs, ou dans les ateliers. C'était un travail dont les conséquences pratiques différaient des autres du fait du risque encouru : ankylose, silicone, saturnisme dans un cas; dans (autre ce qu'il exprimait, dans son langage professionnel, par "sept ans ferme".

Le commissaire Heat était évidemment sensible à l'aspect immoral du crime, mais ceux des criminels qu'il il avait approché l'étaient aussi. Ils supportaient les condamnations que leur valaient la réprobation morale de la société avec résignation. Les criminels étaient ses concitoyens, ayant mal tourné du fait d'une éducation imparfaite, pensait le commissaire Heat. Mais, conservant de fait en mémoire, il comprenait la psychologie d'un cambrioleur, qui était la même que celle d'un officier de police. Tous deux suivent des règles en gros identiques, ont une connaissance concrète des méthodes et des habitudes de (autre. Il se comprennent, ce qui est avantageux pour les deux parues et met, dans leurs relations, une espèce d'aménité. Produits par la même machine sociale, l'un étant considéré comme nuisible et (autre tenu pour utile, ils tiennent tous deux cette machine pour acquise, de façon différente, mais, dans les deux cas, sérieusement.

L'Esprit du commissaire Heat était, en revanche, imperméable à la notion de révolte. Mais les criminels n'étaient pas des rebelles. Sa vigueur physique, ses manières froides et inflexibles, son courage mais également son sens de la justice lui avaient valu, dans le domaine de son activité d'origine, beaucoup de respect et, même, un peu d'admiration.
Et le commissaire Heat, à six pas du chef anarchiste surnommé "Le Professeur", eut une pensée de regret pour le milieu et pour ses délinquants - moralement sain, dépourvu d'idéaux morbides, traditionaliste et respectueux des autorités, dépourvu, au fond, de haine et de désespoir".

Le commissaire Heat avait peu d'estime pour l'anarchisme. Il n'attachait que peu d'importance à la doctrine, et n'avait jamais pu se résoudre à la prendre au sérieux. Elle tenait, pour lui, du désordre sur la voie publique, sans avoir (excuse bien humaine de l'alcoolisme, qui implique au minimum de bons sentiments et un sens assez développé de la fête. En tant que criminels, les anarchistes ne constituaient pas, pour lui, de catégorie distincte, résolument pas.

Et, se souvenant du "Professeur" le commissaire, marchant du même pas, murmura entre ses dents "espèce de cinglé".

Arrêter les criminels, ça, c'était autre chose. Cela avait la qualité de sérieux d'un sport où le meilleur gagne, dans le respect de règles claires et compréhensibles.

Avec les anarchistes, il n'y avait pas de règles. Et cela, pour le commissaire, était détestable.

C'était, au fond, une histoire de fou, mais qui inquiétait et rendait furieuse l'opinion publique, affectait les sphères supérieures de l'Etat et les relations internationales.

Tout en marchant, le commissaire arborait une expression sévère et méprisante évocant, dans sa tête, sa clientèle d'anarchistes, il conclut qu'aucun d'entre eux n'avait le cran d'un de "ses" cambrioleurs, loin de là".

Seule une transmission interrompue des connaissances sur la criminalité à finalité politique pourra mettre fin à cette série de démarrages au niveau zéro en matière de lutte antiterroriste, et donnera à ceux qui en ont la charge une meilleure compréhension de la nature et des réflexes de leur adversaire.

Les textes qui suivent, sur Action Directe, Black War, etc. sont une participation de l'Institut de Criminologie de Paris à ce nécessaire effort.

(Voir Annexe p.85 le texte sur la lutte antiterroriste en 1900)
 

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1 Une vague terroriste, de type "carbonariste" au milieu du 19° siècle ; une seconde, anarchiste à la fin du 19° / début du 20°; une troisième, balkanique, dans les années 30 et une quatrième, multiforme, à partir de la fin des années 60, qui dure toujours.

2 Novembre 1986

3 Une bonne partie des informations qui suivent nous ont été communiquées par (éminent historien du mouvement social et de (anarchie qu'est Claude Hamel. (voir son texte p . ... )

4 D'avril à juin 1898, l'Italie avait connu des troubles sanglants, notamment en Sicile et dans le Milanais, espèces de jacqueries que les socialistes condamnèrent (ce qui n'empêcha pas certains d'entre eux non des moindres : Turati, d'être arrêtés et condamnés) mais que les anarchistes revendiquèrent ("Dès ses premiers moment, la révolution à Milan s'est annoncée franchement populaire, anarchiste" Temps nouveaux 21 mai 1898). Une répression sévère suivit, des lois "scélérates" furent votées, et le gouvernement italien prit l'initiative de la conférence. '

5 "Le Socialiste" 4.12.1898.

6 Souligné par nos soins. "Terroriser les terroristes" déjà...,