ANTIDOTES

A longueur de colonnes, les "Notes & Etudes" publient l'indigeste prose des nationalistes, des communistes combattants et des révolutionnaires islamiques. Ce faisant, nous sommes dans notre rôle : pas d'analyses correctes sans matériel original et non dénaturé, selon nous.

Mais, ces substances idéologiques ne se contentent pas d'être indigestes elles sont également toxiques à haute dose. D'où l'idée de cette nouvelle rubrique destinée à fournir, çà et là, à nos lecteurs, des contre poisons d'origine et de sens très divers. Ils seront éclectiques et sélectionnés selon deux critères très simples

- critiques, mais intellectuellement. Nous laissons à d'autres la morale et le registre indigné-larmoyant.
- ironiques quand c'est possible, féroces quand ça le mérite.

Tout de suite, un démarrage en fanfare. Ci-après, deux courts textes tirés du dernier livre du philosophe Clément Rosset

LE PRINCIPE DE CR UAUTE Editions de Minuit-Collection critique Juin 1988-92p., 59F.
dont la lecture intégrale est hautement recommandable.
X.R.

N.B.: Les titres des deux morceaux choisis sont de Notes & Etudes. "Chahadat" signifie témoignage, et par extension, martyre.

1- CHAHADAT, AYATOLLAH, Etc.

"On touche ici à un point assez mystérieux, et en tout cas non encore élucidé de la nature humaine : l'intolérance à l'incertitude, intolérance telle qu'elle entraîne beaucoup d'hommes à souffrir les pires et les plus réels des maux en l'échange de l'espoir si vague soit-il d'un rien de certitude. Ainsi le martyr, incapable qu'il est d'établir et même seulement de définir la vérité dont il se prétend certain, se résout-il à en témoigner, comme l'indique l'étymologie du mot martyr, par l'exhibition de sa souffrance : "Je souffre, donc j'ai raison" -comme si l'épreuve de la souffrance suffisait à valider la pensée, ou plutôt (absence de pensée, au nom de laquelle le martyr - témoin se dit prêt à souffrir et mourir. Cette confusion de la cause à laquelle il se sacrifie explique incidemment le caractère toujours insatiable de l'amateur de souffrance (alors qu'il arrive à l'amateur de plaisir d'être comblé) : aucune cause n'étant véritablement en vue, aucune souffrance ne réussira vraiment à l'établir, si fort et si longtemps que fion vous frappe. D'où la surenchère au supplice, qu'évoquent de manière drolatique A. Aymard et J. Auboyer : "Il y a une psychologie du martyre et elle est éternelle (...) Aussi y eut-il même des volontaires du martyre, comme ces chrétiens d'Asie qui sous Commode, se présentèrent si nombreux au proconsul que celui-ci, après avoir prononcé quelques condamnations, les refoula en les invitant à recourir aux cordes et aux précipices" (...)

Je remarquerai en terminant que le goût de la certitude est souvent associé à un goût de la servitude. Ce goût de la servitude, très étrange, mais aussi universellement observable depuis qu'il y a des hommes et qu'ils pensent trop, dirais-je pour parodier La Bruyère, s'explique probablement moins par une propension incompréhensible à la servitude pour elle-même que par l'espoir du gain d'un peu de certitude obtenu en échange d'un aveu de soumission à l'égard de celui qui déclare se porter garant de la vérité (sans pour autant, il va de soi, en rien révéler). Incapables de tenir quoi que ce soit pour certain, mais incapables de s'accommoder de cette incertitude, les hommes préfèrent le plus souvent s'en remettre à un maître qui affame être dépositaire de la vérité à laquelle ils n'ont pas accès eux-mêmes : tel Moïse face aux Hébreux, Jacques Lacan face à ses fidèles (...). Plutôt que d'assumer leur ignorance, ils préfèrent troquer leur liberté contre l'illusion que quelqu'un est là qui pense pour eux et sait ce qu'ils ne réussissent pas à savoir. L'adhésion à une cause, le fanatisme sous toutes ses formes, est ainsi moins l'oeuvre de la personne qui s'y rallie que de la personne intermédiaire et fantasmatique au nom de laquelle s'opère le ralliement. Le fanatique ne croit lui-même à rien, il croit en revanche en celui ou celle dont il pense confusément qu'il croient à quelque chose. Ce n'est pas moi qui croit, c'est Lui; et c'est pourquoi en Lui, quoique je ne sache rien de Lui ni de ce qu'Il sait. Cette croyance par procuration en dit long sur la nature de la crédulité humaine."

2- SUR LE DÉSIR DE MORT AU SEIN DES AVANT-GARDES

"Ce désir d'aucune chose réelle relève en somme d'un attrait du vide qui se manifeste aussi, et de manière plus exemplaire encore, dans une hallucination qui fait périodiquement la "Une" de l'actualité prétendument philosophique et littéraire : l'idée d'une fin du monde probable et imminente, -ou encore d'un fin de la culture, de la civilisation, de la nature, etc.- que chacun de ses prophètes successifs annonce comme un fait à la fois absolument nouveau et absolument certain. Deux supercheries sont à prendre ici en considération. La première est de présenter comme neuf ce qui est vieux et usé jusqu'à la corde, aussi vieux que le monde lui-même et l'aversion que celui-ci a toujours pu inspirer à tel ou tel. Témoin Pline l'Ancien qui, il y a presque deux mille ans, diagnostiquait tout au long de son Histoire naturelle une dégradation de la nature et une fin du monde prochaine qui se sont en fin de compte résumées à la disparition de la seule personne de Pline lui-même, imprudemment aventuré sur les flancs d'un Vésuve en pleine éruption. La seconde, plus grave, est de représenter comme vérité de fait , dont on assure par surcroît de duplicité qu'on est le premier à s'en désoler, ce qui est en réalité un simple fait de désir , fruit d'une banale lassitude ou angoisse face à l'existence. Il me semble que Cioran inverse, sinon l'ordre de ses propres pensées, du moins celui de la pensée habituelle des annonciateurs du désastre, lorsqu'il déclare : "l'homme va disparaître, c'était jusqu'à présent ma ferme conviction. Entre temps, j'ai changé d'avis : il doit disparaître". Le désir de mort suit un ordre inverse : je désire d'abord que tout finisse; ce n'est qu'à partir de ce terrain propice que s'élabore (hallucination d'une fin effective et imminente, dont j'avise alors mon entourage après m'être composé un visage consterné.

Que la crainte de la catastrophe soit le plus souvent l'expression mal déguisée d'un désir impérieux de cette catastrophe même est une évidence que confirme quotidiennement tant la lecture de certains livres que celle des journaux. Je trouve à cet égard beaucoup de sens dans un macabre fait divers survenu dernièrement en Espagne : un employé d'une centrale nucléaire, pénétré du sentiment d'un désastre imminent et général, tue sa femme et ses trois enfants et explique son acte, dans une lettre trouvée auprès des cadavres, par son désir d'"éviter aux siens la fin du monde". Curieuse façon de conjurer le pire que de le convoquer ainsi séance tenante. Mais le pire n'est jamais assez sûr, aux yeux de celui qui prétend le redouter mais ne réussit à s'en assurer qu'en en provoquant lui même l'accomplissement. Cette malheureuse aventure illustre à merveille le caractère hautement improbable de la catastrophe, au gré de celui-là même qui la déclare inéluctable et assurée. (... )

Une même vérité ressort de ces exemples : d'abord que la catastrophe n'est pas objet de crainte, mais de désir; ensuite et surtout qu'elle n'est pas tenue par celui qui l'annonce pour un fait assuré, mais pour une réalité des moins certaines. D'où la nécessité de prendre les devants, puisque décidément le cataclysme tarde, et de rassembler tous les moyens artisanaux dont on peut disposer afin d'en précipiter l'événement."

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