IRFAN : LA COMMUNAUTE INVISIBLE AU SEIN DE L'ISLAM CHI'ITE

Les liens entre dignitaires religieux chi'ites sont nombreux, complexes, et situés à des niveaux très divers. Pour aller des plus manifestes aux plus mal connus :

· Liens politiques, entre partisans de la révolution islamique, visibles à l'oeil nu ;
· Liens familiaux et claniques,
· Liens entre maîtres et disciples dans les écoles religieuses, mal connus mais Soupçonnés ;
· Liens tenant à la pratique d'une philosophie mystique de type ésotérique, IFAN, ceux-là à peu pris totalement ignorés.

Or ces "liens du 4° type" ont une importance considérable : c'est la pratique d'Irfan qui donne à Rouhollah Khomeini, et sans doute, à beaucoup de hauts dirigeants de la République Islamique d'Iran, l'audace dont ils ont fait preuve depuis l'assaut lancé contre le Shah à partir de 1977. C'est de la pratique d'Irfan qu'ils tirent une confiance en apparence surhumaine en leurs propres capacités, leur absence d'émotion même face aux menaces les plus formidables. C'est Irfan qui donne à la politique de RI d'Iran son style si caractéristique, et la capacité qui est celle de ses principaux dirigeants de changer brutalement des points essentiels de leur "ligne" politique. C'est Irfan, enfin qui fait de l'équipe au pouvoir à Téhéran une communauté unique au morde ayant à ce point conscience de constituer une élite spirituelle ; des liens de cette nature n'existant ni à l'Ouest, dans les démocraties "bourgeoises"., ni à l'Est dans les Etats socialistes, ni même dans les Etats du monde Arabo-musulman.

I - QU'EST.CE QU'IRFAN

Dans l'Islam, la vérité peut s'atteindre soit par une voie exotérique, en étudiant et appliquant la Charia (loi divine), soit par une voie spirituelle, ésotérique, la Tariqa.

L'Islam chi'ite privilégie cote voie mystique qui est celle de "l'existence totale" où, s'il se conforme à la tradition et suit un bon maître, l'initié peut voir sa conscience s'étendre à 1'infini; peut atteindre un état de communion totale avec la nature et revenir à la source non manifeste de la Création.

Selon la tradition chi'ite, "le Coran a été révélé à sept niveaux, chacun ayant un sens exotérique et un sens ésotérique et Ali Ibn Abi Talib a la connaissance de ces deux sens-là" (propos attribués au Prophète).

L'idée centrale d'Irfan est que le sens réel et profond du Coran - le guide suprême de la vie du Croyant - est caché et inaccessible au musulman "de base". Les érudits ("Modjahid") du fait de leur science, de leur vie exemplaire, des liens qu'ils ont avec la lignée du Prophète, sont l'élément central du processus par lequel la parole de Dieu est révélée. Ce sont ceux qui assurent la liaison entre le niveau du manifeste et le niveau de l'invisible.

Bien que la Révélation pleine et entière ne puisse s'accomplir qu'au bout du 12° Imam, ce sont les Jurisconsultes qui participent à l'émergence du Message pendant l'Occultation.

Seul le Jurisconsulte peut soulever les voiles qui masquent la réalité, pendant que l'homme ordinaire se débat, aveugle, dans un monde où ce qu'il perçoit n'a qu'un lien lointain avec celle-ci.

Pour parvenir aux échelons supérieurs de la Connaissance, une partie du haut clergé Chi'ite emprunte la voie d'Irfan, une voie extatique et mystique dont l'origine lointaine est Soufie, et qui procure, à force de pratique ascétiques, d'extases, une connaissance immédiate du monde authentique ; qui abolit toute distinction entre le sujet et l'objet ; qui permet une expérience de la réalité sensible où le voyant et le vu ne font plus qu'un. L'objectif d'Irfan est "fana fi Allah", l'immersion, l'annihilation volontaire au sein de Dieu.

B - TRANSMISSION ET LIENS

Irfan existe depuis des siècles et est pratiqué à chaque génération par plusieurs milliers d'initiés. Le peu que l'on sait à son propos montre quand même une transmission de maître à disciple sur plus d'un siècle. A l'origine c'est Sohravardi, un sage Perse vivant au XII° siècle, surnommé "Le maître de l'Illumination" qui intègre dans la philosophie chi'ite des techniques venant du mysticisme Soufi, lequel distingue la "voie indirecte" (l'approche philosophique classique) de la "voie directe" ou vision "de plain pied" du monde sensible. Plus récemment au XVIn° siècle, c'est le Mollah Sadra, qui définira les voies d'accès à l'Illumination, (encore en usage) suite à 15 années de dévotion ascétique et de purification personnelle. Hussein Koli Hamadani fut le maître de Jamal Al Din "Al Afghani", qui écrivit un traité de mystique islamique ; il fut surtout le père de la renaissance islamique du 19° siècle : la plupart des mouvements de réforme politique et intellectuelle au Moyen Orient musulman au début du XX° siècle se réclament de son héritage. Hamadani fut aussi le maître Irfani de Javad Maleki Darjazini qui fut lui même le maître de Rouhollah Khomeini.6

La transmission de l'héritage intellectuel complexe que constitue Irfan est de type individuel, secret et généalogique ; une expérience intime passe d'un maître qui en a lui même vécu toutes les phases, à un disciple qui est totalement entre ses mains.

Cette transmission secrète - à l'intérieur même des écoles religieuses et de la communauté religieuse chi'ite - crée entre initiés une cohésion très forte, de véritables réseaux qui s'étendent des centres que sont Qom, Meched, Kerbela, Nadjaf, etc., à tout le monde chi'ite.

Les études mystiques et les exercices d'ascétisme ('Tahajjud") se font donc sous l'autorité d'un "guide", contacté secrètement et dont la direction restera inconnue même des intimes du postulant ; même dans la communauté des autres "Mojtahid".

La base de ces études est une série d'exercices mystiques accomplis au cours de nuits passées en prière. Le postulant se relève à minuit et passe des heures, prostré, jusqu'à l'aube à répéter, longuement, hypnotiquement des formules sacrées. Car, le Coran le dit: "Le paradis va à ceux qui passent peu de la nuit en sommeil et qui sont là, aux petites heures de l'aube, implorant le pardon".

Le postulant, outre une obligatoire chasteté, doit multiplier les mortifications dont la plus banale est de pratiquer Ramadan poux l'année, c'est-à-dire de jeûner constamment de l'aube au coucher du soleil.

La pratique intensive de ces exercices physico-spirituels aboutit quand le postulant, une belle nuit, connaît sa première illumination : un bain de lumière intérieure aussi bien qu'extérieure ; la sensation de percevoir la vibration du monde, de communier avec l'univers : un état de béatitude et de plénitude indescriptible, une véritable extase cosmique au cours de laquelle s'abolit la distance entre celui qui voit a l'objet vu ; au sein de laquelle le manifeste et l'invisible se trouvent de plain-pied.

III - L'IMAM KHOMEINI ET L'IRFAN

Rouhollah Khomeini a été initié très tôt à Irfan, dès son séjour à Qom, en tant qu'étudiant Il fut par la suite un maître d'Irfan très réputé, et dispensa - discrètement, le grand Ayatollah Borouderdji, son maître, n'appréciant pas ces incursions sulfureuses en dehors de la philosophie traditionnelle - entre 1944 et 1961 (date du décès de Boroudjerdi) un enseignement de haut niveau sur les relations d'Irfan avec la philosophie Chi'ite. Khoneini fut également l'auteur, sous le nom de plume d'"Al Hindi", de poèmes mystiques lrfani.

Les allusions à Irfan sont innombrables dans tous les textes de Khomeini, qu'ils soient mystiques ou politiques. Quelques exemples

· "La langue du Prophète était nouée. Il ne pouvait apporter la réalité à l'homme sans s'abaisser au niveau de ce dernier. Le Coran a sept, ou soixante dix différents niveaux de sens. Et le plus bas de ces niveaux est celui qui s'adresse à nous" ("Voiles de ténèbres / Voiles de lumière" ;conférences sur la Sourate Al-Fatiha. Dec. 79 - jan. 80)

· "Certains, dans leur cocon ne manifestent aucun intérêt pour le mysticisme et la gnose. Celui qui vit au niveau de l'animal ne peut imaginer qu'il existe quelque chose au-delà du stade de la bête. Nous, en revanche estimons sérieux ces centres d'intérêt et déclarons que le premier pas dans la direction de notre propre dépassement consiste à s'abstenir de rejeter le mysticisme et la gnose. On ne devrait pas rejeter ce que l'on ignore. Avicenne a dit "quiconque rejette quoi que ce soit sans argument probant rejette ses propres attributs humains".

("Il est de l'intérieur et de l'extérieur". Même conférence que ci-dessus).

L'intérêt de Khomeini pour Irfan a été souligné pas son biographe officiel, Hamid Algar ("Islam & révolution", Écrits et déclarations de l'Imam Khomeini. Mizan Pres, Berkeley, Cal, 1981, en langue anglaise) :

"Il devint célèbre parmi les nombreux étudiants de Ha'eri (Cheikh Abdelkarim Ha'eri Chirazi, disciple de Mirza Hassan Chirazi), excellant en une grande variété de matières, mais tout spécialement en éthique et dans la variété de philosophie spiritualiste connue en Iran sous le nom d'Irfan. A l'âge de 27 ans il écrivît un traité en arabe sur ces sujets "Misbah al Hidaya" qui fut bien accueilli par ses maîtres...".

Très récemment encore, l'Imam Khomeini est revenu sur la dimension ésotérique du Coran :

- "Le Coran est une table qui a été mise pour tous les êtres humains ... il contient un message qui peut être compris par les hommes du commun, par les philosophes, par les mystiques aussi bien que par ceux qui sont familiarisés avec la gnose et la connaissance ésotérique... Le Coran est une langue en soi; il s'exprime à sa façon et aborde tous les problèmes, la plupart du temps en des termes mystérieux dont nous ne comprenons pas le sens..." (Imam Khomeini, à l'occasion de l'anniversaire du Prophète ; Radio Téhéran 10h30, le 10 novembre 1987).

Voici donc exposé 1e peu de ce que nous savons sur Irfan. Nous avons pensé qu'il était utile de le poster à la connaissance de ceux qui, à un niveau ou un autre ont à être attentifs aux manoeuvres de l'équipe dirigeanoe de Téhéran ; non pas par goût de tendre encas plus compliqué ce qui, déjà et sans même cela, n'est pas simple ; mais pour attirer une fois de plus, l'attention des responsables sur la profonde singularité de ceux qui ont accompli, en Iran, l'une des salles authentiques révolutions de ce siècle (avec la révolution soviétique), singularité qui interdit toute analyse simpliste, et les réactions politiciennes de type habituel.

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6 sur Khomeini et Irfan voir plus loin le point III