Ce cycle, c’est celui dans lequel sont entrées beaucoup de banlieues françaises ; on y trouve les mêmes ingrédients qu’en Californie même si certains paramètres diffèrent. En France aussi, la jonction entre les grandes “zones grises” du monde et celles des cités s’est opérée et se solidifie ; En France aussi, l’argent de la drogue détourne du travail ; la facilité de son acquisition et sa quantité font rêver. La violence conduit à une désertification économique, parallèlement attisée par les économies souterraines.
Dans les cités françaises il y a des bandes, mais pas toujours bien structurées de manière très formelle. Il s’agit plus d’une agrégation circonstancielle, autour d’un noyau dur permanent, qui se crée pour agresser les éléments allogènes de toute nature : c’est autant l’”étranger” que la police, mais aussi les médecins ou les pompiers. Il s’agit essentiellement ce qui peut représenter une forme quelconque d’autorité, même si elle vient porter secours .
Les chasseurs des “Biscottes”
En juin 1993, émue jusqu’aux larmes, la France écoutait
des “jeunes” expliquer devant les caméras qu’ils avaient “chassé
les dealers pour protéger de la drogue leurs petites soeurs et leurs
petits frères”.
Brutalement, les Français apprenaient qu’il y avait, dans le
sud de Lille, aux “Biscottes”, des clandestins qui inondaient la zone frontalière
franco-belge d’une héroïne achetée aux Pays-Bas, à
deux heures de voiture de là. C’était ces dealers que les
“jeunes” des “Biscottes” avaient un jour attaqués.
A l’époque, Mme Veil voyait dans l’affaire “un aspect positif,
celui de la responsabilité des jeunes”. Son collègue de l’Éducation
nationale parlait de “réflexe sain”. Robert Broussard, alors coordinateur
de la lutte contre la drogue trouvait “saine” la réaction des “Biscottes”.
Bernard Tapie, lui, encensait ces “mômes immigrés qui sont
en train de virer des clandestins qui fourguent de la drogue”. C’était
le consensus général autour des “Biscottes”.
Pourtant, les spécialistes des violences urbaines considéraient
ce consensus avec amertume. La réalité était bien
différente. Les “jeunes” avaient bien “chassé”, mais chassé
la concurrence, qui cassait les prix et coupait la poudre. La poudre ?
L’héroïne, bien sûr...
Aujourd’hui, aux “Biscottes”, les choses ont évolué. L’héroïne
est passée de 200 francs à 80 F. la dose , c’est la
loi du marché et la conséquence de la baisse des cours à
Amsterdam. Elle va encore baisser. Et, en juin 1994 , trois “jeunes”
tuent un automobiliste dans une collision, en voulant échapper à
la Police. Dans le trio, deux des “vedettes médiatiques” de l’an
dernier, reçus à la mairie pour réclamer “plus de
police” et filmés par la télévision en pleine “chasse”.
Dans leurs poches, de “fortes quantités” de haschisch et d’héroïne.
Les autres stars des “Biscottes” ? En prison, elles aussi, pour la plupart.
Et des quartiers comme les “Biscottes”, il n’en manque pas en France.
Sur quelque 600 quartiers en “difficulté socio-économique”,
selon la terminologie officielle, 500 au moins présentent
les symptômes visibles du narco-trafic.
La banalisation du cannabis
Tout vient de la banalisation du cannabis, qui tient aussi bien aux
traditions culturelles de populations habituées de tout temps à
sa consommation, qu’à la quasi-dépénalisation dont
le haschisch fait l’objet . On le fume très jeune, le plus
souvent en ignorant totalement que c’est interdit.
Là où les dealers montrent ostensiblement des signes
extérieurs de richesse sous la forme, notamment, de
voitures - toujours intactes, dans des parkings où pourrissent plutôt
des épaves et hors de proportion avec leurs éventuels revenus
- c’est que le territoire prend réellement de la “valeur”. En général,
toutes les drogues sont présentes, ce que manifeste la diversité
de l’âge des consommateurs , qui viennent de plus en plus de
l’extérieur de la cité ; les seuls étrangers à
pouvoir y entrer.
Selon la police, le tiercé gagnant de l’héroïne de la région parisienne, c’est le “quartier des Fleurs”, à Asnières, la “cité des Marguerites”, à Nanterre et la “cité du Luth” à Gennevilliers. Là, un dealer de “brown sugar” ou de “blanche” qui contrôle quelques caves ou cages d’escalier, “travaillant” sous la protection de gardes cagoulés et armés de fusils à pompe, “tourne” aux alentours 20 à 25 000 F. par jour, quelque chose comme 700 000F. par mois ; le grossiste, dix fois plus…
“Chat-Sida”
C’est dans ces quartiers qu’on voit des enfants jouer à un nouveau
jeu, “chat-sida”, qui consiste à menacer de se piquer avec une seringue…
qu’il suffit de ramasser par terre ; bien triste modernisation de ce jeu
ancestral. Et si les dealers tiennent ces zones interdites aux autorités,
la présence de nombreux toxicomanes crée non seulement un
malaise tangible, mais surtout une délinquance de profit erratique.
Elle est souvent violente du fait de l’état de manque ou des modifications
du comportement qu’engendre la drogue et le plus souvent sans relation
réelle avec le besoin d’argent. Il arrive ainsi que l’on tue pour
quelque sous, comme ce fut le cas pour le libraire de la “cité des
4000”, à la Courneuve, en avril 1993. Criminalité spécifique
aussi, l’été 1994 a vu une recrudescence considérable
de vols violents commis sous la menace de seringues par des drogués
se disant séropositifs. La peur s’installe et l’équilibre
de la violence devient de plus en plus fragile.
Quand le trafic est ainsi ancré, ceux qui le pratiquent font profiter de ses revenus une part toujours plus large des habitants du quartier, pour mieux asseoir leur contrôle. Cela va des “colonies” des petits guetteurs aux loyers en retard. Mais c’est aussi représailles et intimidations à l’encontre d’une population qu’on ne veut pas voir intervenir dans les affaires. C’est là aussi qu’apparaissent les éléments de la violence spécifique à la drogue : défense du marché contre toutes les formes de concurrence et volonté d’hégémonie. C’est la chasse aux dealers… aux autres dealers.
Le droit et l’économie cèdent à la violence et la relation entre l’argent et le travail disparaît, au profit du mythe de la réussite du dealer. Comment, par exemple, expliquer le monde du travail à un garçon de 13 ans qui peut gagner jusqu’à 4 000 F. par jour en faisant le guet ?
Une violence très perceptible
Et de ces cités, émane une violence latente extrêmement
perceptible, beaucoup plus qu’en Californie. Dans certains endroits, la
police ne peut plus agir, voire même entrer ; des objets de toutes
natures lui sont jetés des fenêtres. Des policiers de province,
venus faire une interpellation de routine aux “Bosquets”, à Montfermeil,
qui ne connaissaient rien au climat de la cité, ont retrouvé
leur voiture en feu, en redescendant quelques minutes après l’avoir
laissée.
Les incidents sont quotidiens : les transports en commun sont harcelés
- ± 300 agressions en région parisienne en 1993 -, des commerçants
sont tués, des postes de police sont régulièrement
attaqués. On organise même des embuscades contre SOS-médecins
comme à la “Grande Borne”, à Grigny, ou contre les pompiers,
comme aux “Grands Champs”, à Thiais. On pille les magasins, les
supermarchés ; on terrorise les vigiles avec des chiens “Pit-Bull”,
comme au mois de juin 1994, au “Champion” des Tarterets, à Corbeil.
Aujourd’hui, le supermarché a fermé, au désespoir
de la population. En fait, il règne une ambiance d’“intifada”.
Vers une désertification économique
Dans ces cités, le processus de désertification économique
est largement entamé. Car cette économie de la drogue n’est
pas la seule activité parallèle : celui des faux papiers
d’identité, des chèques volés, des armes y prospère
également. Mais surtout, signe de l’apparition d’une réelle
économie souterraine, on y trouve des supermarchés clandestins,
dans des caves, comme au nord de Marseille, dans des appartements squattés,
comme à la cité des “Sablons”, à Sarcelles, voire
même itinérants à la manière des épiciers
de nos campagnes, comme au “Luth”, à Gennevilliers. Là, on
écoule le produit des vols et des razzias pratiqués
dans les grandes - ou moins grandes - surfaces voisines, les vraies, dans
les entrepôts comme dans les magasins de luxe.
Déjà, l’économie locale en souffre : directement car régulièrement atteinte, physiquement, financièrement et psychologiquement, jusqu’à sa disparition ; indirectement aussi, par la présence d’argent illicite et de ces circuits parallèles mais aussi à cause le la peur qui chasse les clients.
La jonction des zones grises
Cette évolution de la situation des cités, par la pénétration
de plus en plus massive de drogues, tient essentiellement à la jonction
des bandes avec la criminalité internationale qui met de plus en
plus de produit sur le marché : l’approvisionnement est plus direct,
plus facile et surtout plus lucratif.
Des mouvements comme le PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan , ou l’organisation révolutionnaire turque Dev. Sol , ont évolué du terrorisme politique au trafic de drogue, sous le prétexte de financer de manière autonome une cause que personne ne soutient plus. Ils acheminent vers l’Europe et la France de l’héroïne d’Asie centrale.
Sans réseaux préétablis, c’est naturellement à
travers les bandes, pour des raisons semblables à celles qu’on a
rencontrées à Los Angeles, qu’ils en écoulent la plus
grande partie. Il s’agit le plus souvent des bandes informelles des cités
qu’ils côtoient, parce que c’est là que se trouvent leurs
foyers, mais aussi de groupes plus organisés. La “SECTE Abdulaï”,
par exemple, une galaxie de bandes, idéologiquement proche des Black
Muslims, gravitant autour de Sarcelles et Garges, est depuis longtemps
impliquée dans ce type de trafic et ses liens avec ces foyers de
travailleurs turcs semblent étroits.
A côté de cela, le “trafic international” , selon la terminologie
policière, montre que de très nombreux grossistes de bandes
vont s’approvisionner directement à l’étranger. C’est parfois
en Afrique du Nord, comme ces français d’origine algérienne
de la cité des “Francs-Moisins”, à Saint Denis, arrêtés
en février 1993 en possession de plus de deux tonnes de haschisch,
rendus milliardaires par leur trafic et propriétaires, entre autres,
d’un restaurant apprécié.
Mais la source la plus fréquente est la Hollande, confluent de tous les trafics, de toutes les mafias, de l’ouest comme de l’est, de l’héroïne, comme de la cocaïne ou du crack. C’est en en revenant que sont interpellés la plupart de ces convoyeurs de bandes, souvent des drogués manipulés et rémunérés en nature, une spécialité de la “SECTE”, aussi.
L’arrivée du “crack”
Où en est-on aujourd’hui. La première saisie de vrai
“crack” en France a eu lieu à la fin du mois de juillet
1993. Il s’agissait de quelque grammes. En mars 1994, le ministère
de l’intérieur faisait état d’une “augmentation fulgurante”
des saisies de “crack” , plus de 5 kilos en 1993, notamment à
travers ce qu’on appelle le “deal de rue ou d’appartement”. C’est en fait
la vente au détail par les bandes. Et cela révèle
la montée en puissance de la demande du produit au niveau de la
rue. On a vu le tournant que l’arrivée de cette drogue a représenté
en Californie. On doit aujourd’hui s’interroger sérieusement en
France.
Le redéploiement vers les cités périphériques,
notamment en région parisienne, tient beaucoup au fait que les zones
de deal traditionnelles - Stalingrad, Les Halles, Strasbourg-Saint-Denis…
- subissent une pression accrue de la police. Mais il signifie également
un développement de la clientèle qui explique un élargissement
de la zone de chalandise et une multiplication des points de vente. De
même, une recrudescence très récente de meurtres de
membres connus de bandes semble indiquer un raidissement de la concurrence.
Et dans la plupart des affaires, la drogue.