A Los Angeles , qui représente un exemple très caractéristique, cette jonction de la production à la rue est avérée même si des responsables de l’Office of National Drug Control Policy ont longtemps nié l’évidence. C’était d’autant plus surprenant que les membres des gangs parlent facilement, dans leurs ‘hoods , pas seulement dans les interrogatoires. Les policiers de du LAPD et des services du Shérif du Comté sont en permanence dans la rue et connaissent beaucoup des gangsters. Après les contrôles qui s’imposent, on a tout loisir de discuter, hors leur présence, avec celui qui se présente comme Gamby, Tiny Vamp ou Vato Loco, toujours son surnom, membre connu du 18th Street Gang ou des Rollin’ Sixties. Au bout de quelques minutes, il dira que son gang est le plus fort, puis qu’il a participé à des “opérations” - des drive-by shootings - contre d’autres gangs. Il vous parlera aussi de la drogue ; souvent, il niera en consommer, mais dira qu’il en revend. Et il vous citera en exemple des OG’s qui ont réussi dans le trafic, en rêvant des les imiter.
Crips et Colombiens
En janvier 1992, à Los Angeles, le FBI fait inculper dans une
même affaire de trafic de stupéfiants des membres des Muslim
Crips Gang et des représentants du cartel de Medellin
. On leur reprochait d’avoir vendu plus ou moins 400 kilos de “crack” par
mois… depuis longtemps.
L’évidence de cette association donnait aux Street gangs une
nouvelle dimension.
De l’image de gros consommateurs qu’ils avaient, les gangs devenaient une pièce importante d’un système beaucoup plus menaçant, en équilibre permanent sur une violence originelle. Car à Los Angeles, il y a un millier de gangs pour environ 150 000 membres . Par exemple, dans un quartier hispanique de East L.A., Ramona Gardens, 100 000 habitants, il y a, selon un inspecteur des CRASH teams , environ 7 000 gangsters répertoriés .
L’explosion du “crack”
C’est le “crack” qui a tout changé, d’abord dans
la communauté noire. Grâce à cette invention des colombiens,
aux environs de 1982, la cocaïne, produit à la mode, mais cher
, s’est trouvée totalement repositionnée sur le marché
; elle est devenue un produit abordable, disponible en grandes quantités
et apte à une consommation de masse dès, 1984. En bref, une
fabuleuse opération de marketing qui a permis d’augmenter la consommation
en divisant le prix par dix et en multipliant d’autant les bénéfices.
Brusquement, une industrie importante était née avec des
ramifications dans tous les quartiers, avec des dizaines de milliers de
nouveaux consommateurs potentiels et des milliers d’emplois à créer.
Et la situation n’a pas tarder à basculer.
Qui mieux que les gangs était placé ? Sur leurs territoires, les Crips, les Bloods, les divers groupes hispaniques garantissent des conditions de développement du trafic particulièrement favorables : réseaux d’information, de services, de protection dans un climat propice aux activités illégales protégé par une violence sans limites. Ils ont fourni des territoires “viabilisés”, comme le disent les urbanistes. D’où des liaisons directes voire des “joint-venture” avec les représentants des sources de production, les grandes mafias mondiales et d’abord les cartels colombiens. Au mois d’octobre 1993, des policiers citaient l’exemple d’une petite bande du nord de Los Angeles, les “Pacoïma Knock Knock Boys”, des Hispaniques, qui distribuaient de la cocaïne pure à 90%. Pour les ceux-ci, une preuve de liens nouveaux et directs avec des producteurs.
Et, depuis 1984, dans l’explosion de la violence, c’est la désertification de ces zones de plus en plus gris-sombre. Le nombre , des meurtres liés aux gangs pour le Comté de Los Angeles, qui va de 351 à 212 de 1980 à 1984, atteint 805 en 1993, soit environ trois fois plus qu’en 1984. Si le chiffre de 1993 ne montre pas de hausse spectaculaire, il faut compter, dans la courbe de tendance, avec les émeutes de mai 1992 : 58 morts. La pente est donc constante. La part des gangs dans la criminalité totale du comté passe de 14,7% en 1984 à près de 38% en 1993.
33 milliards de dollars
Le coût économique de cette “violence urbaine” a représenté,
en 1993, 33 milliards de dollars pour la Californie . Ce sont tous
les jours des entreprises qui quittent les quartiers les plus difficiles,
des commerces qui ferment sous la pression des agressions, des vols, du
racket, du chantage et des frais. Ce sont des boutiques à allure
de tiers-monde au cœur d’une des villes qui incarne le plus le luxe. A
côté de cela, il y a d’une sorte d’économie parallèle
où tout se vend et s’achète en dehors des réseaux
traditionnels et en particulier les armes.
Dans la filière des stupéfiants qui relie narco-trafic et gangs californiens, après la Colombie, le Mexique joue un rôle croissant, d’autant que la ratification du traité de libre échange de l’Amérique du nord (NAFTA) le place dans une position stratégique. Les américains estiment qu’il est responsable de la pénétration de 40% des 1 300 à 1 600 tonnes de cocaïne transportées de l’Amérique du Sud vers l’Amérique du Nord chaque année. Mais il a aussi a une capacité de production autonome de marijuana et d’héroïne. Et on voit désormais les cartels mexicains de la drogue ou des gangs spécialisés dans le rôle d’interface, comme les Border Brothers, créer des sociétés de transports au sud d’une frontière perméable, qui s’étend sur 3200 Km. Ce n’est pas tout : en juin 1993, les douaniers américains découvrent un tunnel, une sorte de mini-métro de 430m de long, équipé de wagonnets, éclairé et aéré, qui passait sous la frontière entre Tijuana et San Diego et dont on imagine l’usage…
En plus de la cocaïne du “crack” et de la marijuana, il y a l’héroïne. Il en arrive du Mexique, mais aussi d’Asie. C’est une autre jonction : celle des Street gangs asiatiques avec la criminalité organisée de la côte ouest du pacifique. S’il existe des différences entre les bandes de Vietnamiens, de Chinois ou de Coréens - les plus récentes et les plus violentes - elles ont en commun cette recherche essentielle de profit et des liens avérés avec le crime organisé d’origine asiatique. C’est particulièrement le cas des Chinois pour lesquels le Street gang est en quelque sorte le premier degré de l’échelle du crime organisé, très ancré dans leurs traditions.
Les Chinois se regroupent en pays d’origine, Hong Kong, Taiwan ou Vietnam par exemple. Le premier gang chinois de Californie, le Wah Ching , s’est formé d’immigrants de Hong Kong voulant se protéger des Chinois nés aux États-Unis. A travers les Tongs locaux, on sait que le Wah Ching a des connexions directes avec les Triades de Hong Kong , dont on connaît l’activité en matière de trafic de l’héroïne en provenance du Triangle d’or, mais aussi d’armes, d’émigrants, de cartes de crédit et de bien d’autres produits. Les Street gangs d’origine taïwanaise se tournent plus volontiers vers le réseau de crime organisé United Bamboo, le plus important de la “République de Chine”. Quant au Viet Minh Street Gang, composé de chinois originaires du Vietnam, il a des relations avec ces deux pôles.
Des puissances mutantes
Depuis quelque temps, les activités des gangs se diversifient
et certains d’entre eux deviennent des puissances mutantes, qu’on peut
situer entre la rue, la grande criminalité et le show business.
Ces relations avec les mafias mondiales ont permis aux bandes californiennes,
surtout Noires, d’acquérir une autre dimension. Fortes de la notoriété
que leur a fait la presse et le cinéma , certaines
d’entre-elles rayonnent à l’extérieur de l’État et
jouent ainsi le rôle de véritable réseau pour ces puissances
criminelles internationales. En 1988, déjà, la DEA
considérait que des Crips étaient présents dans 46
États .
La mise en place de ces réseaux est relativement facile, surtout
à cause de leur réputation des bandes de Los Angeles qui
fascine les gangs locaux et leur inspire du respect. Ce qui permet aux
plus entreprenants, soit qu’ils aient de la famille, soit qu’ils aient
été contactés, de gagner des marchés où
les prix sont plus élevés et la concurrence faible.
Par exemple, les Rollin’ Sixties, un gang Crip très puissant à Los Angeles, est comparé par les policiers à une véritable mafia noire. Il est implanté dans pratiquement tous les États de l’ouest et du Sud, de Seattle, à la Nouvelle Orléans ou à Kansas City . Avec le trafic de drogue, ils pratiquent la domination territoriale de quartiers sensibles, où ils exercent des activités de racket, mais sont aussi capables de monter des attaques à main armée sophistiquées et de remplir des “contrats” pour le compte de divers commanditaires.
Les gangs Chinois aussi, participent à cette dispersion de la
drogue sur tout le territoire et on trouve des “filiales” des gangs les
plus importants dans la plupart des Chinatown des grandes villes des États-Unis,
sans préjudice d’organisations plus anciennes et plus directement
issues des structures traditionnelles, comme c’est le cas sur la côte
est.
En matière de diversification, les Hispaniques ne sont pas en
reste : par exemple, l’assassinat de Donaldo Colosio , le 23 mars
1994, à Tijuana, au Mexique, avait été sous-traité
à des opérateurs appartenant à bande de San Diego,
Californie . Et dès la ratification du NAFTA, la “Mexican
Mafia” , une puissante organisation carcérale
hispanique, décidait d’interdire la pratique des Drive-by Shootings
aux gangs de Chicanos et tentait d’imposer une union. Pourquoi ? Pour réduire
la publicité négative provoquée par la médiatisation
de ces pratiques et mieux contrôler le marché de la drogue
dans les quartiers hispaniques de Los Angeles. Après un an, il semble
cela ait été efficace.
Et depuis quelques mois , pour la première fois, noirs
et asiatiques s’affrontent dans certains quartiers de l’ouest de la ville,
Venice en particulier, à propos de drogue, évidemment. C’est
le début d’une nouvelle guerre.
Quant à l’argent de la drogue, il est recyclé en dehors
des quartiers concernés, selon les habitudes ou les traditions de
chacun : garages, blanchisseries, restaurants, peu importe. C’est le cas
de B-Dog, un Crip “retraité” de 25 ans, qui a “réussi”. Aujourd’hui
il vit des investissements qu’il a fait avec son argent sale, il paye des
impôts, il a une grande maison dans un quartier aisé, un grand
bateau et il collectionne les voitures . Cette évacuation
par le haut est assez caractéristique de ceux qui ont réussi
très vite à amasser des sommes considérables… Et à
rester en vie.
Il y a aussi ceux qui acquièrent une réputation suffisamment solide pour rester dans le circuit, au-delà d’un seul gang, et commanditer toutes sortes d’opérations, tant dans le trafic que dans d’autres activités criminelles. Ce sont ceux qu’on appelle maintenant les Shot callers. Et on cite les exemples - notoires - de Freeway Rick, un ancien des Hoover Crips, qui a blanchi son argent dans une société de dépannage automobile ou de L’il Tommy, des Rollin Thirties dont beaucoup envient les deux Ferrari. Les nouveaux héros des enfants des ghettos.