Des lois inapplicables

Plus grave encore : de nombreuses lois anti-blanchiment ont été concues dans un tel souci de préservation des libertés publiques qu'elles sont, de fait, totalement inefficaces.

• New-York, été 1993 : malgré un grand luxe de preuves, acquittement pur et simple de deux grands avocats d'affaires américains accusés d'avoir permis à la banque-pirate BCCI de contrôler secrètement la "First American" - banque N°1 de Washington DC. Le jury a été incapable de prouver que les deux hommes avaient "sciemment" - le mot clé en matière de recyclage - dissimulé l'existence de ce contrôle occulte.

• A Luxembourg, dans une affaire plus humiliante encore pour la justice, la cour suprême du Grand-Duché ordonne fin 1993 de restituer à l'épouse du chef du cartel de Cali, José "Don Chepe" Santacruz Londono, 36 millions de dollars saisis en plein processus de blanchiment. La loi, disent les magistrats s'applique à coup sûr aux auteurs de l'infraction. Mais aux produits de celle-ci ? Pas sûr. Et comme le doute profite inévitablement à l'accusé...

Ajoutons à cela qu'aucun paradis fiscal ne fait partie d'Interpol et que les autorisations d'enquête y attendent parfois trois ans avant d'être honorées d'une réponse. Résultat : aujourd'hui, le recyclage de l'argent noir est une activité sans risque : entre 1982 et 1992, seuls 20 milliards de francs - dont 12 pour la seule Italie - ont été confisqués à la grande criminalité organisée : si l'on en croit le GAFI, moins de 0,50% des 4400 milliards de narco-devises blanchies pendant cette décennie...

Opacité bancaire, absence de motivation des politiques, terrible complexité des affaires, systèmes juridiques anémiques : face à cette constellation de difficultés, le Groupe d'Action Financière Internationale, instance suprème planétaire en matière de blanchiment, est virtuellement privé de moyens. Dans le monde développé, où s'exerce l'essentiel de son influence, il ne dispose que d'un pouvoir d'incitation et ses "recommandations" se voient, trop souvent encore, traduites au niveau national en mesures purement cosmétiques. Ailleurs, dans ces "parties du monde où même la sensibilisation au problème du blanchiment demeure très faible" comme le dit avec pudeur le GAFI lui-même ? Caraïbe Amérique centrale et latine : influence superficielle - quoique grandissante. Afrique, Proche et Moyen-Orient : absence virtuelle. Paradis fiscaux dépendant de métropoles européennes : silence gêné. Au point qu'en 1993, quand la Grande-Bretagne, qui contrôle une majorité des centres offshore mondiaux, préside le GAFI, un haut fonctionnaire des Communautés européennes ne peut s'empêcher de ricaner : "Encore un peu, et Toto Riina va se retrouver à la tête d'Interpol"...

En Asie - la locomotive économique de la fin du siècle - l'effet GAFI ne s'étend pas au-delà des réseaux financiers officiels, banques, établissement de crédits, etc.. Il ignore totalement ces systèmes parallèles, qui, depuis des siècles, permettent de faire circuler rapidement et efficacement l'argent, les pierres et métaux précieux d'un bout à l'autre de la planète. Très structurées, ces banques occultes s'appellent "Hawala" dans le sous-continent indien, ou "Hui-Kuan" en Chine. Elles fonctionnent sur une base familiale ou clanique, au sein de communautés qui se méfient par tradition des circuits financiers officiels. Par compensation, Quelle que soit la monnaie, bijoutiers ou changeurs d'argent affiliés au réseau peuvent faire parvenir, rapidement et dans le respect d'un total secret, toute somme ou presque, où que ce soit dans le monde. De tels réseaux associent inextricablement la manipulation d'argent propre ou sale, la contrebande, notamment d'or, le transport et le recyclage des narco-devises ou des profits des marchés noirs de l'armement.

En France ? L'année 1993 a marqué le dixième anniversaire d'une politique anti-blanchiment décousue, qui en est encore à attendre son premier succès réel. Depuis qu'en 1983 Pierre Joxe, alors ministre de l'Intérieur, déclarait qu'il était "urgent et important de lutter contre les véritables filières du blanchiment d'argent" les mesures prises, les textes votés n'ont pas vraiment permis de maîtriser le problème, ni même d'avoir une idée de sa véritable ampleur. En 1988, une nouvelle bouffée d'activisme anti-argent noir inspirée par le président de la République lui-même - il déclare à l'occasion d'un voyage en Amérique Latine : "ceux qui blanchissent l'argent de la drogue sont des criminels" voit la création de l'Office Central de Répression de la Grande Délinquance Financière au ministère de l'Intérieur et de "Tracfin" aux Finances. Ce dernier organisme centralisant désormais tous les avis de transaction suspectes transmis par les établissements dépositaires de fonds.

Au plan pénal, les lois de décembre 1987 puis de juillet 1990 se sont révélées, à l'usage, inefficaces. Convaincre un prévenu de blanchiment oblige en effet :
 

• A établir d'abord qu'il s'agit bien d'argent du narco-trafic; mafieux, trafiquants d'armes, braqueurs de banques peuvent faire recycler leurs fonds en France, même par milliards : ce n'est pas, en soi, un crime.
• A prouver de surcroit que toutes les personnes impliquées dans l'affaire ont sciemment participé à l'opération.
Résultat : si l'on apprend qu'un criminel vient de recevoir un virement énorme d'un paradis fiscal - qu'il déclare avoir gagné à la loterie de Panama; si la justice ne peut prouver que l'argent, au su de "l'heureux gagnant", provient du narco-trafic, ce dernier peut jouir de son pactole en toute tranquilité.

Ajoutons à cela l'extrème difficulté technique de distinguer par les voies d'une enquête policière le blanchiment du recel et de l'escroquerie et on comprend le bilan négatif d'une décennie de lutte anti-blanchiment : à ce jour, en France, aucune poursuite pour recyclage d'argent noir n'a abouti à une vraie condamnation. Des malfaiteurs ayant blanchi de l'argent ont bien sur été sanctionné pour trafic, ou recel, ou association de malfaiteurs. Mais aucun intermédiaire n'a jamais été condamné pour avoir réinjecté dans les circuits financiers légaux des fonds provenant d'un trafic de drogue auquel il n'avait pas participé directement.

De fait, au cours des cinq dernières années, plusieurs affaires ont été présentées par les policiers comme relevant du recyclage d'argent du crime : la maison de retraite de Joinville-le-pont, la "Mexican connection" marseillaise, la faillite d'un groupe de banques libanaises, le Cercle républicain, un bureau de change de Bayonne, une société de gestion de brasseries appartenant à un homme d'affaires du Maghreb, enfin l'affaire de "Djeff" présenté comme un important trafiquant d'héroïne : aucune des accusations de blanchiment n'a réussi à tenir. Comme le dit un magistrat spécialisé : "ce n'est pas une loi que nous avons, mais l'équivalent pénal de la Ligne Maginot".

Que faudrait-il, alors, pour que la lutte anti-blanchiment ne trouve sa pleine efficacité ?
 

• Plus de renseignement, d'abord. Dans ce domaine, des projets comme "Eastwash" d'Interpol, une base de données sur la - gigantesque - circulation d'argent noir dans l'ex-bloc de l'Est, les Balkans et en Asie centrale, permettront une intelligence précoce des problèmes de recyclage, donc une répression plus aisée.
• Une loi commune aux pays de l'Union européenne, ensuite, qui seule interdira, dans l'espace européen, aux narco-trafiquants de jouer aux Horaces et aux Curiaces avec des législations nationales inadaptées.
• Une modification de la loi française, enfin, en s'inspirant du modèle Belge qui prévoit la condamnation du chef de blanchiment de tous ceux "qui connaissaient ou auraient du connaître l'origine criminelle des biens".
Mais en attendant que ces mesures ne se concrétisent, le blanchiment va son petit bonhomme de chemin. En mars dernier, la police italienne a démantelé une entreprise de recyclage dirigée par Gustavo de Jesus Upegui Delgado, un important cadre financier du cartel de Cali. Contrôlant notamment trois sociétés de négoce d'or, cette équipe italo-panaméenne avait réussi en quelques mois a blanchir 300 millions de narco-dollars...
 
retour | suite