L'extrême-gauche, la crise, l'euroterrorisme

Xavier Raufer

Au début des années 50, les éléments jeunes d'un mouvement poétique d'avant-garde, le lettrisme, entament une réflexion critique sur le monde qui les entoure. Etouffant dans le ghetto littéraire rive-gauche ils posent un regard neuf, poétique et révolutionnaire à la fois, sur l'art, l'urbanisme, la vie quotidienne.

L'évolution de ce cénacle réduit -même s'il compte des éléments de valeur dans plusieurs pays d'Europe- l'amène à réfléchir de plus en plus en fonction du concept de spectacle ; puis à décider de la fondation, à l'été 1957, de l'Internationale situationniste.

De 1957 à 1972, année où il s'auto-dissout, ce mouvement conduit la seule tentative intellectuellement sérieuse, à ce jour, d'un renouvellement radical de la pensée révolutionnaire. Et sans doute, au train où vont les choses, la dernière. L'échec sans rémission de cette tentative -nous en verrons plus loin la cause laisse en effet, dès le début des années 70, la voie libre à l'exacte antithèse du situationnisme, le «parti armé», le communisme combattant, dont le projet n'est pas vraiment «rénovateur».

Artistes et poètes à l'origine, restés poètes et esthètes dans l'âme, les «situs» ont, à l'extrême, les qualités et les défauts des natures poétiques.

Vomissant tout ce qui est bureaucratie, militantisme, discipline aveugle, ils posent un regard neuf, et réceptif, sur la réalité qui les entoure. Mieux, ils ont une réelle capacité visionnaire et sont parfois capables d'intuitions brillantes. Et comme ces visions viennent sous la plume d'individus plutôt sarcastiques, maniant un français élégant, le résultat -souvent des diagnostics posés sur de grands événements de l'époque- est ravageur. Pour mémoire .

Au début de la «Révolution culturelle» en Chine

(A propos des liens entre Moscou et Pékin)

« Ce qui déjà n'était pas socialiste a cessé d'être un camp»

(Sur la « Révolution culturelle» elle-même)

«La Chine s'enfonce lentement dans une guerre civile confuse, qui est à la fois l'affrontement entre diverses régions du pouvoir bureaucratico-étatique émietté, et l'affrontement des revendications ouvrières et paysannes avec les conditions d'exploitation que doivent maintenir partout les directions bureaucratiques déchirées»39.

Lucidité -grinçante- bien méritoire si l'on se souvient des sottises répandues sur la Révolution culturelle jusque dans les quotidiens les plus prestigieux ; et de la Maolâtrie ambiante.

Définition prophétique (1963) de l'évolution de la condition salariale

«Suivant la réalité qui s'esquisse actuellement, on pourra considérer comme prolétaires les gens qui n'ont aucune possibilité de modifier l'espace-temps social que la société leur alloue à consommer (...). Les dirigeants sont ceux qui organisent cet espace-temps, ou ont une marge de choix personnel (...). La séparation tracée ici entre ceux qui organisent l'espace-temps, (ainsi que les agents directement à leur service) et ceux qui subissent cette organisation, vise à polariser nettement la complexité savamment tissée des hiérarchies de fonctions et de salaires, qui donnent à penser que toutes les gradations sont insensibles et qu'il n'y a presque plus de vrais prolétaires ni de vrais propriétaires aux deux extrémités d'une courbe sociale devenue hautement plastique»(40

Mais ces critiques fulgurantes ont une contrepartie constructive, le moins que l'on puisse dire, moins séduisante. Les yeux dans les étoiles, les «situs» ne tardent pas à se prendre les pieds dans la carpette politique. Selon eux, le rôle révolutionnaire de l'art moderne, dont ils sont issus, a été de détruire toutes les conventions. Cette exigence artistique de table rase, les «situs» l'ont portée dans la vie. En conservant les mêmes outils de travail : des concepts artistiques utilisés de manière non artistique, dans un champ nouveau, celui de la politique révolutionnaire. Cette transhumance conceptuelle s'accomplit sous le patronage d'un Panthéon où figurent « Fourier, Pancho Villa, Lautréamont, les dinamiteros des Asturies, les marins de Cronstadt et de Kiel», qualifiés d' «émissaires de la nouvelle poésie».

S'intéresser à la politique révolutionnaire, disent «les situs» c'est d'abord s'interroger sur son absence, puis rechercher les raisons de cette absence. Elle réside d'abord dans la domination qu'exerce le pouvoir sur la communication : «Quand le pouvoir économise l'usage de ses armes, c'est au langage qu'il confie le soin de garder l'ordre opprimant».

Une insoumission des mots est donc nécessaire. Mais ne peut se concevoir sans une insoumission dans les faits. En rester au stade du mot, c'est s'exposer à être récupéré. Les «situs» désignent d'ailleurs du doigt deux récupérateurs particulièrement spectaculaires : le Club Méditerranée, dans le registre des loisirs, et Godard dans celui du cinéma. La communication authentique ne peut donc s'épanouir que sur la base d'une activité créatrice libérée. Qui présuppose une appropriation du travail par ceux qui l'effectuent. Lesquels doivent impérativement, s'ils veulent embrayer sur le nouveau mouvement révolutionnaire, dès ses premiers signes avant-coureurs

a) Quitter le terrain de l'activité révolutionnaire spécialisée (militantisme borné et bureaucratique),

b) engager la lutte - contre la dictature de la marchandise, - pour le projet de l'homme total.

Moyen et fin de ce projet : l'autogestion généralisée, refusant toute hiérarchie en elle-même et hors d'elle-même ; reposant sur des comités de gestion révocables à chaque instant par leur base. Comme la seule force potentiellement révolutionnaire reste la classe ouvrière, ces comités seront d'abord des conseils ouvriers. Cette forte analyse conduit nos «situs» à l'envasement irrémédiable dans le sous-ensemble marxiste le plus marécageux qui soit, celui du «Communisme des conseils». Les «Conseillistes», qui se survivent depuis les années 20, sont divisés en douze micro-sectes absolument coupées du monde, déchirées de guerres atroces à propos d'un point-virgule dans telle lettre de Rosa Luxembourg à Anton Pannekoek (les divinités tribales). Comparés aux «Conseillistes», le lama tibétain dans la grotte la plus reculée de l'Himalaya; l'ayatollah nonagénaire le plus intégriste de Qom sont des modèles d'ouverture au monde.41

Enfermés dans une impasse aussi totale, les «situs» peuvent théoriser autant qu'ils veulent sur les conseils ouvriers et l'autogestion généralisée ; l'effet sur le «prolétariat» de chair et d'os sera nul. Prolétariat dont les «situs» n'ont d'ailleurs jamais vu un représentant de leur vie ; sans que cela les gêne particulièrement. Disons que l'ouvrier joue pour eux le rôle de la bien-aimée dans la poésie élégiaque : une abstraction ; un prétexte à écrire de jolies choses ; ou bien alors provocatrices ; parfois même farfelues.

Obsédés par la vie quotidienne, mais incapables de pensées opératoires, les «situs» sont aussi de grands naïfs. L'un de leurs représentants les plus fameux, Mustafa Khayati, auteur de la célèbre brochure « De la misère en milieu étudiant» s'engage dans le Front démocratique pour la libération de la Palestine, mais revient bien vite, dépité de n'y avoir point trouvé de «fraction prolétarienne»...

Mais ni l'aveuglement doctrinaire, ni une certaine dose de naïveté n'ont jamais empêché la longévité politique. L'erreur majeure -tout autant que classique- commise par les «situs» aura été de prolonger étourdiment les courbes de l'évolution économique.

1957-68 : l'ascension du situationnisme s'effectue au coeur des «trente glorieuses». Ils ont tout compris, tout prévu, sauf la crise. Devant eux, la prospérité s'étendait à l'infini : « les prémices du dépassement de l'économie ne sont pas seulement mûres : elles ont commencé à pourrir» disaient-ils. Et encore : « Le fait fondamental n'est plus tant que tous les moyens matériels existent pour la construction de la vie libre d'une société sans classes ; c'est bien plutôt que le sous-emploi aveugle de ces moyens par la société de classes ne peut ni s'interrompre, ni aller plus loin».

Ce blocage va céder, séance tenante, du fait du « choc pétrolier» de 1973. La crise qui s'ensuit balaye les gauchismes devant elle, anéantissant les uns, réduisant les autres à leur état antérieur, celui de sectes. Et permet a posteriori de comprendre leur belle capacité d'attrait des années 66-72 : celle de gadgets pour étudiants nantis, à l'avenir garanti par la croissance, une fois jetées les gourmes militantes...

Pour n'avoir pas saisi que les arbres ne montent jamais jusqu'au ciel, le bébé situationniste s'est trouvé jeté avec l'eau du bain soixante-huitard. Dans son dernier texte collectif, l'I.S., théorisant son propre échec -mais honnête au point de s'auto-dissoudre - conclut : « maintenant (...) nous allons devenir encore plus inaccessibles, encore plus clandestins. Plus nos thèses seront fameuses, plus nous serons nous-mêmes obscurs». Mais pendant ce temps-là, par un classique mouvement de balancier, le relais de la théorie activiste-révolutionnaire passait à ce que les «situs» abhorraient le plus, à leur exact opposé : les archéokominterniens de type Brigades rouges, ou Fraction armée rouge.

Prophétiques une fois de plus, les « situs» avaient, dès 1962, défini ainsi le plus détestble de la société contemporaine : «Les éléments contre lesquels nous nous définissons en priorité restent : l'organisation de l'apparence en spectacle où chacun se nie; la séparation qui fonde la vie privée, puisqu'elle est le lieu où la séparation objective entre possédants et dépossédés est vécue et répercutée sur42 tous les plans ; et le sacrifice. Les trois éléments sont solidaires, cela va de soi» spectacle (de la terreur) ; séparation ultime (clandestinité) ; sacrifice (de l'avant-garde, pour l'avenir): quelle meilleure définition donner de groupes du type Brigades rouges ? Et dans tout ce qui a poussé ces puristes dévoyés à l'action, quel aiguillon plus douloureux que l'accusation terrible, inlassablement jetée par les « situs» à la face des organisations révolutionnaires, à savoir que leur marxisme avait dégénéré en une idéologie, et leur activité militante, en un dérisoire spectacle ?

LECTURE Histoire de l'Internationale Situationniste

Jean-François Martos - Éditions Gérard Lébovici 280 pages - Février 1989
 
 
SITUATIONNISTES  COMMUNISTES COMBATTANTS
Flexibles
Antibureaucratiques
Humour
Esthète
Conseillistes
Activité publique spectaculaire
Bataille d'idées
Horreur des militants
agit- prop intellectuelle 
Rigides
Bureaucrates dans l'âme
pas un atome
brutes
stalino-maoïstes
clandestinité, propagande
activisme
militants perinde ac cadaver
lutte armée

39 «Le point d'explosion de l'idéologie en Chine», brochure de l'I.S., 1966

40 «Domination de la nature, idéologies et classes» I.S. N° 8, Janvier 1963

41 Ah ! les textes théoriques conseillistes ! Exemple de titre dans «Programme Communiste», de septembre 1988. Il s'agit du bulletin d'une sous-sous secte, «Bordiguiste» celle-là : «La reconquête du patrimoine théorique et politique de la gauche communiste passe aussi par la réappropriation de la praxis de parti correcte»
«Ça ?» disait Cyrano, «Ça, c'est le titre»...

42 «Banalités de base» I.S. N° 7, avril 1962.

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