Violence, médias, fin de siècle.

Xavier Raufer

La violence n'a jamais été expulsée de l'horizon humain ; aujourd'hui pas plus qu'hier : évidence moins banale qu'il n'y paraît. Car si la lecture de la presse, n'importe quel jour de l'année, montre que cette fin de siècle n'est en rien moins violente que les décennies précédentes, cette constatation contredit à peu près totalement les prévisions que faisaient, unanimes ou presque, les sociologues, les philosophes les plus éminents des années 1880-1910.

A de rares exceptions près ceux-ci voyaient en effet dans l'économie la source de tous les affrontement violents entre les hommes : la rareté était le facteur fondamental des conflits : l'abondance verrait une régression de l'instinct belliqueux de l'espère humaine. Cette abondance, également répartie, générerait concorde et paix.37

Or la seconde moitié du XX° siècle a vu proliférer des micro-conflits de natures très diverses, même là où régnait l'abondance, y compris dans les lieux où l'égalité était, sinon réalisée, du moins à portée de main. Ces conflits fin-de-siècle sont idéologiques ; leur contenu précis est toujours difficile à déterminer et à expliquer. Leurs règles sont floues ; leurs limites imprécises dans l'espace et dans le temps. Ils mettent en scène un type de combattant original, le partisan, dont la figure -vêture para-militaire, cagoule; Kalachnikoff- est désormais celle du guerrier, à l'égal du « poilu» de 1917, du para des guerres coloniales.

Ces groupes de partisans ont en commun de considérer la violence qu'ils exercent comme légitime ; la mission politique qu'ils s'assignent comme tragique; la société dans laquelle ils vivent comme l'obstacle principal à la réalisation de leurs objectifs. Observateurs passionnés d'un monde qu'ils veulent abattre, ils n'ont pas mis longtemps à comprendre que le carburant, le lubrifiant primordial du système d'échanges de notre époque était la communication. Ils ont ainsi été conduits à devenir des metteurs en scène ; des experts en manipulation d'émotions collectives.

Cette adaptation -rationnelle- doit moins à Lénine, Mao Zedong ou Frantz Fanon qu'à l'assimilation des théories de Mac Luhan38. Pour celui-ci, depuis le début des années 50, l'information n'est plus un moyen de faciliter la production économique : elle est devenue l'industrie lourde par excellence. En cette seconde moitié de siècle, le pouvoir économique -donc g pouvoir- est entre les mains des propriétaires de grands médias. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, tous ceux qui aspirent à un pouvoir majeur doivent développer une stratégie leur permettant d'accéder à -ou, mieux, de contrôler- de grands moyens de communication: hommes politiques, capitalistes, dirigeants de groupes de pression ou de lobbies sont, de ce point de vue, logés à la même enseigne.

Mouvements de Libération Nationale, organisations terroristes, doivent impérativement entrer dans ce jeu-là, ou demeurer à jamais ignorés. Ils vont le faire, à leur manière, avec leurs armes. Et avec un succès tel qu'à partir du début des années 70, le terrorisme va proliférer non pas sous l'effet d'un complot ourdi par une « main invisible», mais du seul fait qu'il est une voie d'accès inégalée aux médias, d'un imbattable rapport qualité-prix.

La communication va être squattée comme on squatte un immeuble ; les messages détournés, comme on détourne un avion de ligne. Les ondes de choc des bombes médiatiques atteindront des milliards d'hommes. Tout cela d'autant plus efficacement que, dans le monde moderne, la culture de la mort est instable. Hiroshima, Bhopal, Tati, le virus HIV : elle s'organise autour de figures fluctuantes et le spectacle du jour, vite oublié, laisse demain la place à un autre spectacle; manège médiatique devenu a-historique au point où, comme le dit un critique américain : «la semaine dernière, c'est déjà le Moyen-âge». Voilà, selon nous, le contexte dans lequel apprécier la «responsabilité des médias» dans la propagation des violences stratégiques, tarte à la crème de toutes les tables rondes, lieu commun 8 combien obligé de tous les débats où l'on traite du terrorisme.

37 Voir à ce propos les travaux du professeur Julien Freund, sociologue et polémologue, dont nous nous inspirons ici. «Utopies et Violence» Marcel Rivière ed. 1978 «Sociologie du conflit» , P.U.F., 1983 «L'essence du politique» Sirey ed. 1986

38 Lire à ce propos «La guerre du faux.. Umberto Eco - Livre de poche - Essais -1987

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