Terrorisme et «nouvelle pensée» soviétique

Quelques réflexions à propos de l'ouvrage de V. Vitiouk et S.A. Efirov

« Le terrorisme « de gauche» en Occident: histoire et présent»
Moscou 1987

Françoise Thom

Les tenants de la «nouvelle pensée» ne cessent de reprocher aux chercheurs en sciences sociales leur inertie et leur attachement aux «stéréotypes dépassés»; ils appellent de leurs voeux une propagande new look, moins caricaturale et plus crédible. Le livre de Vitiouk et Efimov montre que ces directives ont été entendues et que les sciences sociales ont entamé leur « perestroïka». Cet ouvrage n'est pas seulement intéressant par ce qu'il dit sur le terrorisme : il montre surtout comment s'articule le discours idéologique, comment s'élabore cette propagande subtile qui contraste fort avec les gros sabots des productions caractéristiques de l'époque brejnévienne.

La grande innovation consiste en ceci que le propos cesse d'être univoque. On peut distinguer deux niveaux de lecture dans cette analyse du terrorisme.

Le premier niveau est celui de la propagande de bois «ancien style». On nous apprend à faire la différence entre le terrorisme et les luttes de libération nationale, le critère essentiel étant «le soutien des masses populaires»; on nous incite à refuser la critique de la «terreur en général», car ce serait là dénier à toute révolution le droit de se défendre. Ainsi lit-on (P. 27) que « la terreur jacobine était une forme de lutte politique réelle, alors que les aventures terroristes des extrémistes en sont l'imitation». Le terrorisme moderne est avant tout un «individualisme bourgeois», il sert objectivement les intérêts de la réaction quand il n'est pas manipulé par elle consciemment ou inconsciemment. Pour lui la violence devient une fin en soi, une esthétique. Lénine écrivait que la terreur désorganise «les rangs des révolutionnaires et non ceux du gouvernement», nous rappelle-t-on. Les Etats bourgeois utilisent le terrorisme pour mettre en cause les acquis démocratiques et compromettre les forces progressistes; parfois ils deviennent terroristes ou soutiennent les terroristes (I. e. la guérilla anticommuniste). « On peut considérer comme du terrorisme d'État le soutien accordé par les Etats-unis, la RSA, Israël, le Pakistan et certains autres Etats à des bandes réactionnaires qui mènent une lutte terroriste contre leur propre peuple et les régimes progressistes qui ont le soutien de ces peuples» (P. 238). Cette première grille explique les jugements relativement favorables portés sur le terrorisme latino-américain, les Tupamaros surtout, et la condamnation sans appel des terroristes ouest européens; les premiers ont bénéficié d'un certain soutien des masses, ce qui n'est pas le cas pour les seconds. De même les populistes russes du siècle dernier ont-ils droit à une certaine indulgence, à la différence des Socialistes-révolutionnaires condamnés par Lénine qui les accusait de vouloir «escamoter» le mouvement révolutionnaire.

Le deuxième niveau de lecture se dessine en pointillé derrière cette façade idéologique bétonnée. Jamais ce second discours n'interfère directement avec le premier : il s'y superpose ou plutôt l'accompagne comme une ombre. Cette «ramification» de la propagande est typique de la production idéologique actuelle. Le discours souterrain véhicule le message suivant : le terrorisme est la vérité du bolchevisme; ou encore : le bolchevisme réalise le projet terroriste. Cette ligne commence prudemment. Les auteurs soulignent d'abord les analogies entre l'extrémisme de droite et de gauche, rappellent que le fascisme italien préconisait un «parti révolutionnaire» et «des actions anticapitalistes» : «l'activisation du processus de déclassement, la frustration et la haine du monde environnant qu'elle entraîne, l'envie, la soif de revanche(...) débouchaient sur l'idée de négation totale, qui dans la conscience des gens prend souvent la forme d'une orientation anticapitaliste (...) l'histoire de notre siècle a montré comment la protestation contre le capitalisme a été utilisée (pp. 98-99). L'itinéraire des terroristes ouest-allemands est résumé comme suit : « Le passage obligé du maximalisme utopique originel à une totale absence de principes, au nihilisme, à la cruauté absurde et à la haine du genre humain s'est fait très vite.» (p. 167). Voici comment nos auteurs commentent le pillage des banques, activité dans laquelle, Staline s'était illustré

«Même les attaques contre des cibles matérielles afin de trouver des fonds pour l'organisation causent constamment des victimes, ce qui prépare psychologiquement à des assassinats prémédités.» (p. 168).

Pour le terroriste, «la démonisation du présent s'accompagne de l'idéalisation de l'avenir ...il ne doute pas un instant qu'après la destruction du «vieux monde» un nouveau monde radieux surgira à ses ordres... La mythologisation du monde dans la conscience extrémiste est soumise à une érosion constante, de même que le fanatisme dont elle émane ...A mesure que les mythes se dissipent, une «double morale» se met en place... Ainsi le maximalisme idéologique se double d'une soif insatiable de destruction ...l'extrémisme implique forcément le passage du rigorisme idéologique et moral au relativisme éthique et même au cynisme. D'ailleurs ces deux traits coexistent toujours en lui ...l'impératif «révolutionnaire» absolu se conjugue au relativisme moral ...Pourquoi avoir des scrupules de conscience, si on possède la vérité ultime, la recette du «salut» de l'humanité? Et le «but grandiose» se transforme en lutte pour le pouvoir ...Les moyens utilisés au début, qui semblaient provisoires et extraordinaires, continuent à être employés et deviennent ordinaires, accèdent à un statut d'État. Alors l'élite despotique instaure un régime de terreur ...Comme le montre la pratique historique, à mesure que le caractère utopique des bonnes intentions initiales apparait au grand jour, les moyens deviennent de plus en plus inhumains et cyniques» (p. 261-4). «Si la réalité ne correspond pas à l'idée, tant pis pour elle, il faut la forcer à «correspondre», à l'aide de la terreur si nécessaire.» (p. 284).

La langue de bois terroriste est évoquée par nos auteurs qui parlent en connaissance de cause : «Cette conjonction bizarre d'extrémisme et de bureaucratisme, haute en couleur et sinistre, reflète la transformation des extrémistes en bureaucrates, phénomène qu'a connu l'histoire à une grande et petite échelle ...Ce style (et ce qui se cache derrière) devient parfois le style officiel d'un Etat, quand les extrémistes parviennent au pouvoir ...Cet abracadabra bureaucratique a pour fonction l'auto-justification, le refoulement des doutes ...On se drogue soit-même et les autres en prononcant des formules magiques, en transformant ses adversaires en «cochons» et en monstres, en célébrant des «victoires» et des «succès» mythiques ...Par ce code formel, ces symboles «canoniques» (et souvent sans contenu), qui ne servent pas à exprimer des fins mais à se les cacher, on signale son appartenance au «clan» ...» (p. 265-6).

Plus loin les points sont mis sur les I : « Un groupe terroriste est une mini-variante de ce qui se produit au niveau de l'État dans les dictatures terroristes. Nous voyons dans les deux cas une hiérarchie rigoureuse et autoritaire, dans laquelle le simple citoyen ne participe pas à la simple décision et n'a pas d'information sur la ligne politique réelle ...Les groupes terroristes ont souvent porté des condamnations à mort non seulement contre des «renégats», mais contre ceux qu'on soupçonnait de dissidence, de «libéralisme», de «révisionnisme», et de diverses «déviations» ...Les ennemis ne sont pas considérés comme des êtres humains ...On croit en voir partout ... Les terroristes ont repris la pratique purement nazie consistant à persécuter la famille des « ennemis» et des «traîtres» ...La parodie sinistre des «tribunaux populaires» a bien sûr des précédents historiques à une échelle infiniment plus grande, mais l'essentiel n'est pas dans les paramètres quantitatifs. Ceux-ci dépendent des possibilités réelles, mais la nature du phénomène demeure identique, dans la clandestinité comme au niveau de l'État. La chose essentielle est que la pratique terroriste, quelle qu'en soit la forme, repose sur des méthodes totalitaires ...De ce point de vue G. Marchais avait raison de dire qu'il existe un lien direct entre «le terrorisme et le totalitarisme». Les méthodes des terroristes contemporains n'ont rien de nouveau. Tout cela a déjà eu lieu, tout cela est une variante à petite échelle de ce qui se produit à grande échelle quand de pareilles gens parviennent au pouvoir ...Et ceux qui nourrissent des illusions à ce propos sont des libéraux sympathisant avec les terroristes, qui ont tendance à idéaliser le terrorisme « de gauche» et « les mastodontes du dogmatisme révolutionnaire» (pp. 270-4). « Le terrorisme, et en particulier le terrorisme de gauche, est un produit des traditions totalitaires.» (p. 303).
« Le rapport des terroristes au peuple est caractéristique, ils s'en réclament, mais en réalité le méprisent souverainement .. Pour eux, les masses populaires n'existent pas comme elles sont, mais comme elles doivent être ...Prenons par exemple ce « prolétariat» qu'ils ont sans cesse à la bouche ...Aux yeux des terroristes, il est constitué d'eux-mêmes et des groupes sociaux qui leurs sont proches. En fait ce «prolétariat» rassemble des éléments déclassés, du lumpen, des marginaux, les couches les plus arriérées de la classe ouvrière, une partie de l'intelligentsia extrémiste et même des truands à l'occasion ... On peut imaginer à quoi mènerait la «dictature» de specimen de cette espèce ! « (pp. 287-94).

« L'ultramilitarisme (des terroristes) revêt obligatoirement un caractère expansionniste, impérialiste, malgré toutes les imprécations contre l'impérialisme et le bavardage sur «l'internationalisme». De même que la « justice sociale» et le «salut» doivent être imposés au peuple, bien qu'il n'en ait que faire, de même doivent-ils être exportés dans les autres nations - L'histoire montre que lorsque les idées artificielles et irréalisables de ce genre .de fanatiques sont mises en pratique, ceux-ci les imposent aux autres peuples à la pointe des baionnettes.» (pp. 292-3).

Et voici l'utopie terroriste réalisée. Nos auteurs se réfèrent au roman de l'écrivain chinois Lao She Carnets de la ville des chats paru en URSS en 1974, et dont le succès fut immense : « L'État des hommes - chats est dépeint au dernier stade de sa décomposition. Il y règne une paresse absolue, l'économie se désagrège ...Dans cette société le pouvoir est uniquement un moyen d'oppression et de contrainte, il ne se dissout pas dans la chienlit anarchique, mais devient une force purement négative, incapable de changer quoi que ce soit et d'ailleurs ne le souhaitant pas ...(Un des héros) comprend que pour renaître il faut revenir aux normes humaines, mais il voit que c'est impossible. Les gens ont traversé trop de tempêtes politiques, trop d'actes irréversibles ont été commis. Tout l'humain a été éradiqué, les gens ont perdu toute humanité...» (p. 299).

La «langue d'Esope» atteint des sommets lorsque nos auteurs commentent l'engouement subit des terroristes pour les thèmes pacifistes : «La rhétorique belliqueuse des terroristes de gauche passe maintenant au second plan, leurs thèses «réclamant du sang» se mêlent à des slogans pompeux sur « la lutte pour la paix» ...On les comprend ...A notre époque il n'y a pas de forme de démagogie plus commode et plus avantageuse que « la lutte pour la paix» ostensible ...Derrière la rhétorique antiguerre des terroristes contemporains «de gauche», il n'y a rien que le penchant pour la guerre inhérent à leur idéologie et à leur pratique.» (p. 292). «Les terroristes « de gauche» espèrent visiblement que (cette propagande pacifiste) modifiera l'opinion que l'on se fait de leur nature politique, de leurs motivations réelles, et les aidera à sortir de leur isolement social. Il s'agit « de conférer à la lutte terroriste un contenu pan-européen et de réaliser l'unité des forces terroristes de gauche à l'échelle du continent/». «Le terrorisme « de gauche» n'est pas seulement hypocrite et retors. Il possède aussi une certaine plasticité, une capacité de mimétisme et d'adaptation à des conditions nouvelles, il sait adopter de nouvelles tactiques adaptées à des conditions nouvelles.» (pp. 1623). « Cherchant à sortir de la crise, les leaders du mouvement terroriste de gauche s'efforcent «d'idéologiser» à nouveau leur mouvement à l'étape actuelle, d'injecter à leur programme une base théorique et propagandiste nouvelle, plus attrayante; c'est pourquoi ils ont recours aux idées pacifistes, pourtant fondamentalement étrangères à leur conscience, militariste dans son essence.» (p. 218).

Nous avons cité à dessein de longs passages caractéristiques de ce deuxième discours. Comment expliquer le dédoublement du propos propagandiste à la mode Gorbatchev ? Il serait tentant d'y voir les indices d'un effondrement idéologique. Mais ce livre n'est pas écrit par des dissidents, il ne cesse de réaffirmer la ligne et répond visiblement à ce que l'on appelle en soviétique une «commande sociale». La conclusion est on ne saurait plus orthodoxe : «C'est seulement après la disparition des systèmes sociaux exploiteurs et des conflits politiques, l'élimination totale de la menace d'une catastrophe nucléaire, que l'humanité aura pour la première fois de son histoire la possibilité de se libérer de pratiquement toutes les formes de violence. (p. 315).

La première raison de cette bifurcation du discours de propagande doit être cherchée ailleurs. Aujourd'hui les soviétiques ne s'efforcent pas seulement de rallier la gauche mondiale, ils s'adressent aux conservateurs occidentaux: ils ont compris que sans le consentement de ces derniers aucun acquis ni territorial ni économique ne pouvait être définitif. Ils se garantissent donc de l'alternance en introduisant la «polyphonie» dans leur discours, en adressant à leurs interlocuteurs de droite des clins d'oeil complices, leur laissant entendre que l'URSS est en train de se rallier aux vues du reaganisme ou du thatcherisme, que les résidus de formules marxistes subsistant dans leurs propos sont là pour endormir la vigilance de leurs «conservateurs» et ne doivent pas être pris au sérieux. Ceci ne veut pas dire que l'ouvrage de Vitiouk et Efirov soit uniquement un produit d'exportation; de nombreux textes soviétiques destinés à la consommation intérieure connaissent le même dédoublement entre un propos de bois et un message «subversif».

Nous retrouvons ici un mécanisme caractéristique de la langue de bois. Celle-ci existe sous deux formes, une forme «d'apparat» celle des éditoriaux de la Pravda , ou elle se conforme à tous les canons du jargon communiste, et une forme «polémique», revêtue quand la langue de bois doit résorber un élément de réel désagréable. Dans ce dernier cas elle veut convaincre; elle renonce donc au style de bois et se déguise en langue naturelle. La propagande soviétique, surtout en ces temps de glasnost, fonctionne de manière analogue: la propagande offensive intègre de vastes fragments de discours apparemment non-idéologique, voire maintenant anti-idéologique, comme le montre l'exemple de ce livre, pour devenir efficace. La vérité circulant en réseau souterrain est là pour irriguer et vivier le mensonge de surface. Car cette «vérité» ourdit un deuxième mensonge, d'autant plus persuasif qu'il reste non-dit : elle dessine en pointillé une rupture du régime soviétique avec son passé léniniste. En disant quelque chose de vrai sur ce qu'elle a été, l'URSS nous trompe sur ce qu'elle est toujours. Dans la glasnost gorbatchévienne, elle achève simplement le passage exemplaire du fanatisme rigoriste au cynisme total décrit par nos auteurs.

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