Terrorisme ? Lutte de libération nationale ? Le paramètre du désordre.

Xavier Raufer

L'usage du mot terrorisme n'est pas innocent : c'est clair. Les autorités politiques, les instances internationales, les grands médias ne qualifient jamais un individu, un groupe, un Etat de « terroriste» au petit bonheur la chance, sans avoir une idée derrière la tête.
C'est ainsi que, depuis la fin des années 60, lentement mais sûrement, l'accusation de « terrorisme» est devenue l'une des armes propagandistes favorites des divers systèmes qui se partagent la planète. Sous Reagan, entre 1980 et 1986, les Etats-Unis ont même élevé le «terrorisme» au rang de concept majeur structurant la politique extérieure du pays : un peu comme, Jimmy Carter régnante, le concept de « Droits de l'Homme» tirait toute la machine diplomatico-politico-propagandiste de Washington.

Cela fait que, depuis une décennie, accusations croisées, parties de ping-pong propagandiste («Vous êtes des terroristes» ... « -Non ! c'est vous !» ...» KGB !» ...CIA!» etc.) et argumentations émotionnelles aidant, l'affaire a tourné à la bataille de chiffonniers, et le brouillage est devenu général. Comme l'accusation a beaucoup servi, le stigmate « Terroriste» a perdu un peu de son pouvoir incapacitant ; le terme s'est galvaudé au point où l'expression « Terrorisme conjugal» a été récemment utilisée dans un colloque pour désigner une scène de ménage.

Difficulté supplémentaire : la diversité des sens successifs du terme terrorisme. Lors du grand redémarrage de 1968-70, le mot est venu spontanément dans la bouche des gouvernants, et sous la plume des journalistes. Mais l'expression était déjà ancienne, et avait beaucoup servi. Depuis 1793, « diverses couches de sens s'étaient déposées sur le terme même»26 . Médias et officiels vont donc l'utiliser selon la fonction qu'ils lui assignent dans leurs problématiques propres. Mais «les couches sémantiques précédentes seront restées adhérentes à l'outil conceptuel, vestige de leurs anciens usages»27. Bref, l'instrument, mal accordé avant utilisation, engendre la cacophonie.

Le point de confusion maximal est atteint dès qu'il s'agit de savoir si tel ou tel groupe est une «organisation terroriste», ou un « mouvement de Libération Nationale» (MLN). Concrètement : l'Organisation de Libération de la Palestine est elle un groupe terroriste ? Un MLN ? Poser la question en ces termes permet de voir combien la confusion régnante est tout, sauf un effet du hasard.

Or la recherche sociologique et ethnologique actuelle, et particulièrement un livre récent de Georges Balandier28 nous fournissent une voie nouvelle, un instrument original pour tenter de mettre un peu ... d'ordre dans la pagaille sémantico-propagandiste régnante. Ceci, naturellement, en restant en dehors des registres sentimental et / ou paranoïaque, d'usage si fréquent.

Pour Balandier, le monde tend à être ordonné, mais incomplètement et pas constamment : la création d'ordre procède par désorganisations et réorganisation successives. D'où, existence de deux formes de désordre. Le premier débute, normalement, par perte de l'ordre ancien : les éléments se dissocient et tendent à ne plus constituer une structure, une organisation, mais une addition, une simple somme. Un «ordre de sommation», selon Balandier.

La seconde forme de désordre, elle, devient créatrice du fait qu'à une perte initiale succède un gain d'ordre, générateur d'un ordre nouveau substitué à l'ancien, et pouvant lui être supérieur. Dans ce cas, le processus opère, non par addition, mais par substitution à un niveau plus élevé.

Dans le premier cas, la réalité est amputée de formes d'ordre qui disparaissent sans compensation. Dans le second, elle est enrichie de nouvelles formes d'ordre.

Appliquons maintenant cette grille d'interprétation à notre problème. Cette organisation armée se heurte à un ordre installé. De trois chose l'une. Cette organisation peut être hors d'état d'ébranler sérieusement l'ordre en place. Elle peut l'amener à des changements transitoires. Elle peut enfin le faire basculer, bouleverser sa nature même.

Songeons aux «avant-gardes» auto-proclamées qui appliquent la stratégie provocation - répression, avec l'objectif de contraindre le pouvoir - une «pseudo-démocratie»- à révéler sa vraie nature -dictatoriale, ou «fasciste». Cette révélation étant supposée suffisante pour entraîner les «larges masses», précédemment assoupies, dans la lutte.

Là encore, trois hypothèses :

- L'organisation armée peut être démantelée grâce à des opérations de simple police.

- L'affaire étant plus sérieuse, des «lois scélérates» doivent être votées, et rester plus ou moins longtemps à l'oeuvre .

- Dans le pire des cas, l'anarchie devenant incontrôlable, l'armée doit intervenir comme elle l'a fait en Turquie ou en Uruguay.

Mais dans tous les cas évoqués ci-dessous, il est inimaginable que l'organisation -Action directe, la Fraction armée rouge, Dev-yol ou les Tupamaros, par exemple- puisse susciter autre chose qu'un désordre plus ou moins grave et prolongé. Il est exclu qu'elle parvienne à substituer un ordre nouveau à l'ancien ; supérieur a fortiori. Laissons un instant, pour le plaisir, vagabonder notre imagination. Voit-on sérieusement Jean-Marc Rouillan dans le rôle d'un Staline français ? Le Camarade Gonzalo Abimaël Guzman, « lider maximo» du Sentier lumineux, prenant la parole aux Nations-Unies ? ... Fusako Shigenobu quittant la direction de l'Armée rouge nipponne pour la présidence d'un Japon marxiste-léniniste ? Le bon sens suffit pour répondre à de telles questions. De telles organisations, en dehors même de tout qualificatif donné aux actes de violence qu'elles perpètrent, peuvent sans problème être qualifiées de terroristes. Qu'elles s'opposent à une démocratie (Brigades rouges) ou à une dictature (Front révolutionnaire antifasciste et Patriotique, FRAP, dans l'Espagne Franquiste) ne les rend ni plus ni moins légitimes. De même que le slogan «à bas l'État policier» peut être crié par un partisan fervent des libertés publiques, ou par un criminel gêné aux entournures, et ne doit pas emporter l'absolution automatique de celui qui l'exprime, l'«antifascisme» des résistants de 1941 dans l'Allemagne Nazie et celui de la Fraction Armée rouge ne sont-ils comparables qu'au niveau de l'emballage : la marchandise n'a rien à voir.

Tout autre est le cas des authentiques Mouvements de Libération Nationale. Répondant aux aspirations d'une population, du moins d'une fraction de celle-ci, leur objectif -jouir du droit des peuples à disposer d'eux même, fonder leur propre Etat- est clair, réalisable, même au prix de grandes difficultés. De nombreux gouvernements, de nature très différente, les soutiennent. Que l'on prenne le cas des organisations de libération juives dans la Palestine mandataire, ou du FLN algérien, il est clair que la phase de violence initiale correspond à un désordre créateur, dans la mesure où lui succède un ordre nouveau, qui peut légitimement -selon la sensibilité de tel ou tel observateur- être considéré comme supérieur.

Si l'on prend le cas des organisations Palestiniennes, il apparaît avec une grande limpidité que l'OLP est à ranger dans la catégorie des Mouvements de Libération Nationale, même si elle a fait, même si elle continue parfois à faire usage de méthodes terroristes. Des groupes scissionistes comme le Fatah-Commandement Révolutionnaire d'Abou Nidal, ou le FPLP-Commandement Général d'Ahmed Jibril sont en revanche de nature terroriste. Au fil des années, ils sont évolué jusqu'à devenir de purs et simples mercenaires n'usant de la « Libération de la Palestine» que comme prétexte légitimant de purs et simples «contrats», ainsi qu'on dit dans le milieu.

Gageons qu'un territoire palestinien libéré ramènera l'ordre. Les groupes mercenaires rentreront dans le rang, ou connaîtront le sort des «gendarmes Katangais», de l'Armée rouge japonaise. Les cadres de l'O.L.P échangeront le treillis-Keffieh contre le costume cravate et s'affronteront en des joutes exaltantes sur les mérites comparés des scrutins de liste et d'arrondissement. Cette voie, Valéra, Shamir, Bendjedid l'ont suivie en leur temps. Quelle singularité rendrait Arafat et ses compagnons incapables de l'emprunter ? Concluons par un exemple concret de désordre -celui de l'Intifada -créateur d'ordre. Il est tiré du mensuel «The Middle-Easb», d'avril 1989

«Quand, en mars 1988, 500 policiers ont démissionné, dont les deux tiers de la police [palestinienne, NDLR] de la bande de Gaza, les officiels israéliens ont immédiatement prédit une vague de criminalité. C'est exactement l'inverse qui s'est produit. A la fin de janvier 1989, le chef israélien de la police de Gaza, Shimon Lévy a admis, alors qu'il annonçait la fermeture de plusieurs postes de police pour cause d'absence de main-d'oeuvre , que la criminalité à Gaza, si on la comparaît avec les années précédentes, avait baissé de 25 % en 1988» .
Voir en annexe «Ordre, désordre et société humaine».

26 «Freud et Nietzsche», Paul-Laurent Assoun, P.U.F.-1980

27 Id. 3

28 Le désordre», Fayard-1988

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