ANTIDOTES

Frapper quel coeur ? (A propos des Brigades rouges)

Extraits de: LA GUERRE DU FAUX Livre de Poche Biblio/Essais - 1987 Umberto Eco

FRAPPER QUEL COEUR ?

«L'attente frénétique d'un nouveau communiqué des B.R. sur le sort de Moro et les discussions agitées sur le comportement à suivre dans cette affaire ont conduit la presse à réagir de façon contradictoire. (...) La réaction sur le contenu a été elle aussi embarrassée parce que tout le monde attendait inconsciemment un texte parsemé de ach so ! ou de mots formés de cinq consonnes consécutives qui trahissent immédiatement le terroriste allemand ou l'agent tchèque. Au contraire, on s'est retrouvé devant une longue argumentation politique.

Tout le monde a compris qu'il s'agissait d'une argumentation et les plus malins ont perçu qu'elle était adressée non pas à l'«ennemi» mais aux amis potentiels, pour prouver que les B.R. ne sont pas une poignée de désespérés qui tapent dans le vide, mais qu'elles doivent être considérées comme l'avant-garde d'un mouvement qui trouve sa justification dans le cadre de la situation internationale.

Si les choses sont ainsi, on ne doit pas réagir en affirmant simplement que leur communiqué est délirant, fumeux, fou. Il doit être analysé avec calme et attention ; de cette façon seulement, on pourra comprendre quelle est la faille qui, partant de prémisses assez lucides, montre la fatale faiblesse théorique et pratique des B.R.

Il faut avoir le courage de dire que ce message délirant contient une prémisse très acceptable et traduit, quoique de façon un peu confuse, une thèse que toute la culture européenne et américaine, des étudiants de soixante-huit jusqu'aux théoriciens de la Monthly Review en passant par les partis de gauche, répète depuis longtemps. Donc, s'il y a «paranoïa», ce n'est pas dans les prémisses, mais, comme nous le verrons, dans les conclusions pratiques qu'on en tire.

(...) Dans ce dernier tract, les B.R. abandonnent l'idée de coeur , d'État, de capitaliste méchant, de ministre «bourreau». Maintenant l'adversaire est le système des multinationales dont Moro est un commis ou quelqu'un qui tout au plus en connaît les secrets.

Quelle est alors l'erreur de raisonnement (théorique et pratique) que commettent à ce point les B.R., surtout quand elles font appel, contre la multinationale du capital, à la multinationale du terrorisme ?

Première naïveté. Après avoir saisi l'idée des grands systèmes, on les érige à nouveau en mythe en pensant qu'ils ont des plans secrets dont Moro serait au courant. En réalité les grands systèmes n'ont rien de secret et on sait très bien comment ils fonctionnent. Si l'équilibre multinational déconseille la formation d'un gouvernement de gauche en Italie, il est puéril de penser qu'on ait envoyé à Moro des instructions pour défaire la classe ouvrière. Il suffit (par exemple) de provoquer quelque chose en Afrique du Sud, de désorganiser le marché des diamants à Amsterdam, d'influencer le cours du dollar, et la lire entre en crise.

Deuxième naïveté. L8 terrorisme n'est pas l'ennemi des grands systèmes, il en est au contraire la contrepartie naturelle acceptée et prévue.

Le système des multinationales ne peut pas vivre dans une économie de guerre mondiale (et atomique de surcroît), mais il sait qu'il ne peut pas non plus réduire les pulsions naturelles de l'agressivité biologique et l'impatience des peuples et des groupes. C'est pourquoi il accepte de petites guerres locales qui seront peu à peu disciplinées et réduites par des interventions internationales avisées, et accepte aussi le terrorisme. Une usine ici, une autre plus loin sont désorganisées par un attentat, mais le système continue à avancer. Un détournement d'avion de temps en temps, et les compagnies aériennes perdent une semaine, mais par contre les journaux et les télévisions y gagnent. En outre le terrorisme sert à donner une raison d'être aux polices et aux armées qui, laissées sans occupation, ne demandent qu'à se réaliser dans quelque conflit plus important. En outre le terrorisme sert à favoriser des interventions disciplinaires à où un excès de démocratie rend la situation ingouvernable.

Le capitalisme « national» à la Oncle Picsou craint la révolte, le vol et la révolution qui lui soustraient ses moyens de production. Le capitalisme moderne, qui investit dans différents pays, a toujours un espace de manoeuvre assez ample pour pouvoir supporter l'attaque des terroristes en un point, deux points, trois points isolés.

Parce qu'il est sans tête et sans coeur , le système manifeste une incroyable capacité de cicatrisation et de rééquilibrage. Où qu'on le frappe, ce sera toujours à la périphérie. Si le président des industriels allemands y laisse sa peau, il s'agit d'un accident statistiquement acceptable comme les accidents de la route. Pour le reste (et on l'avait décrit depuis longtemps), on procède à une médiévalisation du territoire avec des fortifications et de grands ensembles résidentiels pourvus de gardiens privés et de cellules photo-électriques.

Le seul incident sérieux pourrait être une insurrection terroriste diffuse sur tout le territoire mondial, un terrorisme de masse (comme le voudraient les B.R.) : mais le système des multinationales «sait» (dans la mesure où un système peut « savoir» ) que l'on peut exclure cette hypothèse. Le système des multinationales n'envoie pas des enfants à la mine : le terroriste est celui qui n'a rien à perdre sinon ses propres chaînes, mais le système organise les choses de façon telle que toute le monde aurait quelque chose à perdre dans une situation de terrorisme généralisé. Il connaît le moment où le terrorisme, au-delà de quelques actions pittoresques, commencera à inquiéter trop la journée quotidienne des masses ; elles se lèveront alors contre lui (...).

Le terrorisme, est la conséquence biologique des multinationales, comme un jour de fièvre est le prix à payer pour un vaccin efficace. Si les B.R. ont raison dans leur analyse d'un gouvernement mondial des multinationales, elles doivent reconnaître qu'elles, les B.R., en sont la contrepartie naturelle et prévue. Elles doivent reconnaître qu'elles sont en train de jouer un scénario déjà écrit par leurs ennemis présumés. Au contraire, après avoir découvert, bien que grossièrement, un principe important de la logique des systèmes, les B.R. répondent avec un roman-feuilleton digne du XIXe siècle, fait de vengeurs et de justiciers habiles et efficaces comme le comte de Monte-Cristo. On pourrait en rire, si ce roman n'était pas écrit avec du sang.

La lutte se déroule entre de grandes forces et non pas entre des « héros» et des «démons». Malheureux est alors le peuple qui se trouve avec les «héros» dans ses pattes, surtout s'ils pensent encore en termes religieux et entraînent le peuple dans leur sanglante escalade vers un paradis désert.

POURQUOI RIENT-ILS DANS CES CAGES ?

Il y a quelques années (le 25 février 1979), j'avais envoyé un article à La Republica. A vrai dire ce n'était pas un article, mais une petite nouvelle (...) Dans cette nouvelle, j'imaginais qu'en Italie et dans le monde, après la Seconde Guerre mondiale, l'histoire avait pris un cours différent et que l'Italie, pendant les dernières décennies, était en guerre contre un Empire fasciste turc. Je m'amusais à imaginer les différentes alliances politiques qui en auraient découlé, et surtout je voyais les membres du noyau historique (des Brigades rouges, NDLR) Curcio et Gallinari, chefs des escadrons d'assaut, décorés de la médaille d'or, et les héroïques Brigades rouges engagées contre l'envahisseur turc, félicitées au Parlement par Amendola, tandis que le pape Paul VI réfléchissait avec mélancolie sur la tranquillité que l'Italie aurait connue si à partir de 1945 nous avions eu trente ans de paix.

Quelle était la signification de cette nouvelle ? que la culture démocratique avait trop facilement traité de «réactionnaires « certaines théories du comportement animal selon lesquelles il existe dans les espèces (dans toutes les espèces) un quota de violence qui doit se manifester d'une manière ou d'une autre. Les guerres dont les futuristes, non sans raison bien qu'avec une satisfaction infâme, avaient fait l'éloge comme «seule hygiène du monde» sont d'importantes soupapes de sécurité qui servent à purger et à sublimer cette violence. S'il n'y a pas de guerres (et personnellement je préférerais qu'il y en ait le moins possible), il faut accepter l'idée que la société exprime d'une façon ou d'une autre le quota de violence qui couve en elle.

Mais mon histoire avait aussi une autre morale : si cette violence doit s'exprimer, peu importe qu'elle prenne la forme de hold-up, de crimes d'honneur, de campagnes pour l'extermination des hérétiques, de manifestations de satanisme, de suicides collectifs en Guyane, d'exaltations nationalistes, d'utopies révolutionnaires pour la révolte prolétaire. La morale finale était que, si l'on avait offert à Curcio et à Gallinari un beau mythe nationaliste ou colonialiste, peut-être le massacre des juifs, ils y auraient adhéré plutôt qu'au rêve de frapper le coeur de l'État bourgeois.

Ces réflexions sont à nouveau d'actualité ces jours-ci, pendant que l'on assiste d'un côté au procès Moro et de l'autre au rite grotesque de la guerre anglo-argentine.

Qu'y a-t-il d'effrayant dans le conflit pour les Malouines ? Non pas le fait que le général Galtieri ait cherché un ennemi à l'extérieur pour calmer des tensions internes, car c'est une technique normale de dictateur et chacun doit faire son métier, aussi sale soit-il. (...)

Ce qui est effrayant, c'est que les Mononeros de Firmenich, les péronistes révolutionnaires, tous ceux pour qui l'opinion publique démocratique européenne s'était émue quand ils languissaient dans les prisons de la dictature et qu'on arrivait à justifier quand ils faisaient leurs petits attentats (il faut comprendre, disaiton, ils vivent sous une dictature), que tous ces révolutionnaires à temps complet, tous ces ennemis du capitalisme et des multinationales aujourd'hui se rangent avec enthousiasme au côté du gouvernement, exaltés par l'invitation nationaliste à mourir pour les frontières sacrées de la patrie. (...)

Cela explique aussi le phénomène des repentis. Comment est-il possible de se repentir après l'arrestation et de se repentir complètement en dénonçant ses propres camarades alors qu'on ne se repentait pas au moment d'expédier deux balles dans la nuque d'un homme sans défense ? Mais puisqu'il y avait l'impulsion de tuer, pourquoi ne pas se repentir une fois le jeu terminé ? L'idéologie n'a rien à voir là-dedans, ce n'était qu'une couverture.

Je sais très bien que ce discours risque de passer pour réactionnaire : il n'y a pas d'idéologie, ni d'idéaux, il n'y a que des forces biologiques obscures qui entraînent les hommes vers les effusions de sang (le leur et celui des autres), il n'y a aucune différence entre les martyrs chrétiens, les garibaldiens, les Brigades rouges et les résistants. (...)

Le véritable héros est toujours un héros par erreur, son rêve serait d'être un honnête lâche comme tous les autres. S'il avait pu, il aurait résolu l'affaire autrement, sans effusion de sang. Il ne se vante ni de sa mort, ni de celle des autres. Mais il ne se repent pas. Il souffre et il se tait, ce sont éventuellement les autres qui l'exploitent en en faisant un mythe tandis que lui, l'homme digne d'estime, n'était qu'un pauvre type qui a réagi avec courage et dignité dans un évènement plus grand que lui.

Au contraire, nous savons tout de suite et sans hésiter que nous devons nous méfier de ceux qui partent sur les chapeaux de roue, poussés par un idéal de purification par le sang, le leur et celui des autres, mais plus souvent celui des autres. Ils sont en train de jouer un scénario animal, déjà étudié par les éthologistes. Nous ne devons pas nous en étonner, nous en scandaliser trop. Mais nous ne devons pas ignorer non plus l'existence de ces phénomènes.

Si on n'accepte pas et si on ne reconnaît pas avec courage la fatalité de ces comportements (en étudiant les techniques pour les contenir, les prévenir, en leur offrant d'autres soupapes moins sanglantes), on risque d'être aussi idéaliste et moraliste que ceux dont on réprouve la folie sanguinaire. Reconnaître la violence comme une force biologique est le vrai matérialisme (qu'il soit historique ou dialectique, peu importe), et la gauche a très mal fait de ne pas étudier assez la biologie et l'éthologie.» ·

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