ANTIDOTES

La Fraction armée rouge contre l'École de Francfort

Extraits de
TERRORISME ET DÉMOCRATIE

Fayard / Fondation Saint-Simon - 1985 Philippe Raynaud

«Cette interprétation du monde contemporain [par la RAF, NDLR] est elle-même sous tendue par une conception de l'histoire dont la structure était déjà présente dans Histoire et conscience de classe de Luckacs : si la rationalité immanente du développement historique conduit à l'inhumanité de la domination totale ou de la société unidimensionnelle, elle fait aussi apparaître les conditions de son propre dépassement : «à la fin de la progression de la raison se supprimant elle-même (sich selbts aufhebenden), il ne lui est plus possible que de retomber dans la barbarie ou de commencer l'histoire» (Horkheimer, Raison et conservation de soi, in M. Horkheimer, 1974, p. 236). L'idée d'une alternative présente entre le socialisme et la barbarie, entre la catastrophe et la libération (Adorno), ou entre l'asservissement à la rationalité technicienne et la subordination de la technologie moderne à des fins proprement humaine (Marcuse), traduit ainsi, sous diverses modalités concrètes, un même modèle d'interprétation de l'histoire. Nous avons déjà vu comment, chez U. Meinhof et ses amis, ce modèle justifiait l'idée que l'action révolutionnaire est aujourd'hui la seule alternative à la barbarie imminente. Il nous faut maintenant comprendre quelle est la logique du renversement «activiste» de la Théorie critique.

Pour passer de la Théorie critique à l'engagement «militant» puis au terrorisme, trois conditions nous semblent requises, qui ne peuvent être remplies sans annuler ce qui faisait le sens du projet de l'École de Francfort

- Il faut d'abord considérer que la dialectique de la Raison n'est que le reflet d'un processus matériel, lié à un mode de production spécifique et susceptible de disparaître avec lui.

- Il faut ensuite réduire l'opposition entre l'histoire déterminée et la libération à un conflit entre les agents de l'«impérialisme» et les militants «révolutionnaires» . Pour Horkheimer, le développement totalitaire du capitalisme était avant tout le signe que «tant que l'histoire universelle va son chemin logique, elle ne remplit pas sa destination humaine» (L'État autoritaire, 1942, in Horkheimer, 1978, p. 352) ; pour les théoriciens de la Fraction Armée rouge, la destruction du capitalisme suffit à assurer l'humanisation de l'histoire.

- Il faut enfin - et c'est peut-être l'essentiel - détruire l'ensemble de la problématique de l'intersubjectivité. Pour Marcuse, et surtout pour Habermas, la technicisation de la politique ou l'atomisation de la société rend subjectivement nécessaire une politique de reconstruction de l'espace public, qui suppose que la publicité des discussions (re)devienne l'instance privilégiée de la socialisation politique. Pour les théoriciens de la R.A.F., Habermas méconnaît ainsi la force du déterminisme économique et sociologique qui conduit à «l'isolement dû à une aliénation à tous les niveaux dans une production complètement étatisée» (Textes..., 1977, p. 59). L'isolement des individus est le but poursuivi consciemment par la classe dominante parce qu'il lest «la condition pour pouvoir ensuite la manipuler» (Ibid.). L'«isolement» apparaît ainsi comme le noyau central de la domination dans les métropoles impérialistes, mais son dépassement ne passe plus par la reconstruction de l'espace public (celui-ci est définitivement détruit), mais par l'engagement de l'individu dans une collectivité opposée à l'ordre social

«La liberté face à l'appareil n'est possible que dans sa négation totale, c'est-à-dire en attaquant cet appareil dans un collectif de luttes. Ce sera, cela doit devenir la guérilla si elle veut être une véritable stratégie, c'est-à-dire vaincre. La collectivité est un moment dans la structure de la guérilla et - une fois posée la subjectivité comme condition pour chacun en particulier dans sa décision à combattre - son moment le plus important. Le collectif est le groupe qui pense, sent et agit en tant que groupe» (Textes..., loc. cit.).

La critique de la détérioration de la sphère publique conduit ainsi à des conséquences radicalement opposées à celle qu'en tirait Habermas : la liberté de la subjectivité ne dépend plus que d'une décision, et la construction d'un espace de communication passe par la négation de la société civile, puisque c'est seulement dans la collectivité combattante que l'intersubjectivité est possible.
Le renversement de la Théorie critique se paie ainsi par la destruction de tout ce qui pouvait la fonder, en même temps qu'il consomme la rupture du «sujet révolutionnaire» avec l'humanité commune. Comme l'avait déjà remarqué J. Habermas à propos de la «Nouvelle Gauche», une violence minoritaire, sans rapport avec le mouvement spontané de la société où elle éclôt, «tombe sous le coup des normes morales», (op. cit., loc. cit., in note 1 p. 53). C'est sans doute pour cela que, dans les derniers textes de la Fraction Armée rouge, la légitimité de la stratégie terroriste est de plus en plus recherchée dans la morale, dans la résistance à l'ordre «fasciste», alors même que, toute humanité étant niée aux adversaires de la R.A.F. (ces «porcs»), l'idée même d'une morale devient proprement impensable.

Pour U. Meinhof ou Baader, détenus à Stammhein, l'isolement des prisonniers dans leur cellule est le symbole même de la condition humaine dans le capitalisme développé, qui recherche la destruction de la subjectivité. L'analyse par l'accusation fédérale de la structure hiérarchique du groupe (qui s'appuyait sur le témoignage d'un ancien membre de la R.A.F., Gehrard Müller) est ainsi, pour les «militants», le résultat d'une projection des structures répressives de la société capitaliste sur les combattants (cf. Textes., 1977, p. 145 et sq). Inversement, c'est l'organisation militaire elle-même de la guérilla qui apparaît dès lors comme la réalisation de l'individualité libre qui n'obéit qu'à sa seule spontanéité : « Le principe dans l'organisation, c'est la spontanéité» (Textes ..., 1977, p. 156).

C'est là, sans doute, un destin paradoxal pour une «pratique» visant à détruire la société moderne parce qu'elle réduisait l'individu à sa fonction dans une organisation, et qui reposait sur l'idée que la substitution de l'autorégulation à l'autorité était un élément essentiel de la forme que prend aujourd'hui la domination. C'est à ce stade, semble-t-il, que le «cycle» idéologique représenté par le terrorisme et ses justifications théoriques s'achève : la critique de l'aliénation se traduit par la fusion des individus dans un «corps» hiérarchisé, la dénonciation de la fin de l'espace public conduit à la construction d'organisations clandestines en guerre ouverte contre la société civile, le refus de l'isolement se renverse dans la valorisation de l'action violente individuelle, sans autre justification que le déploiement de sa puissance.»
 

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