Renseignement ouvert et stratégies indirectes

Plaidoirie pour le renseignement ouvert
 

«Toute action de combat, si limitée soit-elle, doit s'insérer dans une connaissance globale, non seulement militaire, mais aussi politico-sociale, de sorte que chaque phénomène particulier puisse être rattaché d la totalité dans laquelle il prend toute sa signification, et que celui qui donne des ordres puisse dominer sur le plan dialectique l'immédiateté qui risque d'engloutir l'intelligence, en subordonnant cette immédiateté à la loi générale dont chaque cas particulier n'est un exemple, évitant ainsi de «se noyer dans l'océan de la guerre, dans le chaos de la fureur de l'instant. »

(A propos de Mao Zedong) 
Claudio Magris « Danube» Gallimard, 1988.

Xavier Raufer

Question de possibilité ? question de mode? En ce dernier tiers de siècle, dès qu'il est question d'affrontement entre États, entre communautés, entre confessions, la voie royale est celle des stratégies indirectes.

Or il est entendu, depuis l'ouvrage lumineux du général Beaufre,1 que l'instrument majeur de dépistage et de décryptage de ces stratégies est le couple analyse - exploitation du renseignement ouvert.

Et cependant, malgré le retentissement d'Introduction à la stratégie , vingt cinq ans après des remarques comme celle ci :

«Il faut que les parades indirectes en vue de la sûreté s'effectuent très tôt comme les initiatives destinées à parer les menaces adverses. Le vrai jeu de la stratégie indirecte doit se dérouler au niveau des prodromes. Après, il est trop tard... Dès lors, pour limiter les chances d'erreur aux terribles conséquences, il devient indispensable d'organiser au mieux l'étude de la conjoncture. Contrairement à nos traditions, il est devenu extrêmement important de bien prévoir, plus important que de réaliser des forces dont la valeur sera incertaine. Pas de stratégie moderne sans organes d'études puissamment outillés, sans une très bonne méthode d'analyse des situations, sans une parfaite connaissance de l'évolution et des possibilités d'inventions de tous ordres susceptibles d'être utilisées. Nous sommes loin de tout cela!»

...rien ou presque n'a changé. En novembre et décembre 1988 l'Institut de Criminologie de Paris-CERVIP a consacré un séminaire au renseignement ouvert comme outil de compréhension des terrorismes. Tous les participants, originaires de cinq pays, ont donné des exemples aussi concrets que convaincants de ce qu'apporte le renseignement ouvert à la prévention comme à la répression des actes de violence politique. Et cependant, dans les sphères supérieures de l' État, l'intérêt pour l'approche ouverte -malgré de méritoires exceptions- intérêt concret, tangible, allant au delà des pétitions de principe- est faible, quand il n'est pas nul. D'où ce numéro des « Notes & Etudes» consacré au couple stratégies indirectes- renseignement ouvert. Et cette plaidoirie introductive.
 

L'HOMME ET LE RÉEL

On parle souvent de «vérité des faits»; de l'importance pour le stratège d'accéder à cette vérité. Or celle-ci n'est rien d'autre que la manifestation à nos yeux de la réalité, du réel. Première difficulté majeure : l'être humain, l'histoire est vieille comme le monde, a un don sans égal pour ne pas voir ce qu'il a sous les yeux. Depuis toujours, l'homme a tout fait pour échapper au réel; pour ne pas lui être confronté. Il a pour cela puisé dans un inépuisable vivier de croyances, d'illusions, de mirages : ce qu'un philosophe appelle «les prothèses du rêve».

Mais la réalité, si elle est gênante, est aussi persistante et sans recours. Pire : le réel, difficilement intelligible en lui même, ne contient pas de recettes permettant de le comprendre; autrement dit, de mode d'emploi.

Confronté à une vague d'un terrorisme bien réel, par exemple celui d'Action directe en 1983-87, l'homme -dans ce cas le responsable politique, le journaliste, le fonctionnaire de police- va passer par trois stades successifs.

Dans un premier temps, la négation pure et simple (ce qui échappe à mon entendement se réduit à rien; me fait horreur). «Il n'y a plus d'Action directe, mais une bande de gangsters ayant abandonné la politique pour le droit commun» ...» L'ingénieur général Audran n'a pas été assassiné par des français, ce sont des Allemands de la RAF, des Iraniens qui ont fait le coup», etc.

Ensuite on accède au stade magique. C'est le temps des complots (AD + RAF + divers services secrets); des constructions quasi délirantes (les assassinats par ordre alphabétique, de A comme Audran, à Z comme Zimmermann, etc.)

Enfin, on approche de la réalité : ils sont bien français -ceux-là même que l'on avait libérés dans l'idée de mettre fin au processus de stigmatisation enclenché par le pouvoir précédent . Ils avaient écrit noir sur blanc depuis février 1984 qu'ils préparaient leur passage de la «propagande armée» où l'on ne vise que des cibles matérielles, à la « guérilla urbaine», où l'on tue.

Ces trois stades se retrouvent infailliblement dans les autres pays ou des événements semblables se sont produits depuis 1969, et l'expérience des uns ne sert jamais aux autres. «C'est impossible chez nous ...Ce sont des étrangers, des services secrets de pays hostiles...D'accord, ils sont de chez nous, mais ils sont manipulés...»

On découvre enfin que le manipulateur n'a joué qu'un rôle mineur -quand il existe. C'est le dernier stade de ce long et douloureux travail de deuil qui conduit à réaliser que ce sont des garçons et des filles bien de chez nous, de bonne famille le plus souvent, qui ont adopté une doctrine paléo-bolchevique avant d'assassiner les symboles d'un « Etat impérialiste des multinationales» largement issu de leur paranoïa collective. Le premier de ces passages à l'acte a eu lieu en Allemagne fédérale en 1969. Le dernier en Belgique en 1985. Les autorités politiques et les médias belges ont strictement reproduit les errances allemandes et italiennes de la période 1970-72 sans s'épargner une seule bourde. On parle beaucoup d'autisme en ce moment : voilà de beaux exemples d'autisme politico-répressif.

De tels exemples permettent de comprendre que les êtres humains qui peuplent les instances de renseignement, ou ceux qui exploitent leurs travaux, n'échappent pas plus que le reste de l'espèce à cette phobie du réel. Et dans leur cas, du fait de l'organisation même des structures où ils évoluent, des contraintes très lourdes qui pèsent sur leurs activités, l'accès à la réalité des choses devient encore beaucoup, beaucoup plus délicate.

LE RENSEIGNEMENT OUVERT, VOIE DIFFICILE

Parler de renseignement ouvert, c'est à l'évidence parler d'abord de renseignement. Celui-ci a pour objet, dans des domaines précis et avec ses moyens et finalités propres, l'acquisition de connaissances, l'approche et la description de réalités. Or si cette acquisition, cette collecte ne sont simples pour aucun de ceux qui s'y adonnent (chercheurs, universitaires, journalistes, par exemple), elles sont particulièrement difficiles pour les professionnels du renseignement. Ces difficultés sont d'ordre philosophique et sociologique.
 

RENSEIGNEMENT ET CONNAISSANCE

A) les organes du renseignement: nature et contraintes

Les services de renseignement sont par nature de micro-sociétés closes travaillant dans le secret. Ils opèrent de façon cloisonnée et ont une grande méfiance de tout ce qui provient de l'extérieur, parfois même un brin de mépris. Par nature également, ces instances n'ont que peu -ou pas- l'habitude de l'auto-observation, de l'auto-analyse ou de l'auto-critique. Elles n'ont le plus souvent pas conscience de la manière dont :

- La logique de leur système,

- Les normes qu'elles se sont données,

- Leurs règles de fonctionnement,

- Et les contraintes évoquées ci-dessus,

modèlent, calibrent et bien souvent mutilent les informations, les connaissances; bref le renseignement , qu'elles ont pour mission de saisir, d'interpréter, de transmettre. D'où l'importance de bien comprendre comment les instances de renseignement construisent le savoir qu'elles génèrent, comment les normes, les «règles du jeu» en vigueur, les traditions, les valeurs ressenties comme positives ou négatives modulent ce qui n'est après tout que la collecte et la transmission d'un savoir.

Comprendre cela, et le critiquer, est légitime ...mais mal reçu par les instances intéressées. Qui n'opposent en général pas d'arguments à l'audacieux , mais s'emploient à le discréditer. («agent d'influence du KGB, taupe de la CIA» etc.)

B) Collecte et analyse du renseignement les conditions d'asepsie

Cette collecte, ces analyses se font-elles dans des conditions d'authenticité et d'objectivité supérieures à celles qui sont en vigueur dans d'autres organismes manipulant du savoir, les universités ou les médias, par exemple ?

Idéalement, le système académique repose sur une pratique de contrôles réciproques approfondis, entre pairs, ainsi que sur la discussion ouverte, l'échange d'idées. Bien évidemment, les choses ne peuvent se passer ainsi dans le domaine du renseignement. Mais reconnaître l'existence de contrainte ne doit pas conduire à « théoriser ses propres insuffisances», comme le dit la langue de bois.

D'une façon ou d'une autre, -et on en revient à notre proposition de départ - ces insuffisances ont toutes à voir avec des difficultés d'approche du réel. On peut citer notamment :

- Méfiance et mépris des intellectuels,

- Paranoïa narcissique : on veut dialoguer avec nous, donc nous infiltrer, donc nous pénétrer, donc nous corrompre,

- Classifications abusives en «confidentiel» ou en «secret» de notes qui sont parfois bien loin de valoir un honnête «Que Sais-je ?»

Mais là n'est pas le plus important. Dans l'échelle des valeurs de ces services, dès qu'il est question de notes d'information, d'analyse, de synthèse, le bien c'est ce qui est rapide, bref, factuel et provient de sources clandestines; le mal l'analyse fouillée, construite selon une logique prospective, intégrant des éléments de renseignement ouvert.

Si l'on reprend l'exemple d'Action Directe, le travail sérieux tournera autour des état-civils et des organigrammes. L'idéologie de l'organisation; les motivations des clandestins, leurs psychologies et leurs modus operandi retiennent peu intérêt : on est dans le fumeux; on pénètre dans le domaine des intellos farfelus. Or c'est là que se font les adhésions; que se scellent les allégeances. C'est là que se créent et se transforment les appareils. C'est par là que passe le cordon ombilical vital qui relie le noyau clandestin à son second cercle.
 

LE RENSEIGNEMENT OUVERT, VOIE PAYANTE

Ce rejet du renseignement ouvert est d'autant plus dommageable que ce dernier pourrait être, s'il était utilisé correctement, la source de nombreux bienfaits pour approcher au plus près des groupes pratiquant la violence politique. Ainsi que dans beaucoup d'autres domaines, d'ailleurs.

L'usage du renseignement ouvert permet d'économiser ses ressources : pourquoi monter une opération clandestine, chère, parfois risquée pour se procurer des informations disponibles dans des publications au coût le plus souvent ridicule ?

La recherche et l'analyse du renseignement ouvert permettent d'approcher le monde vrai; poussent à la confrontation et à la critique réciproque. Permettant de s'extraire un peu d'une culture du secret parfois caricaturale, le renseignement ouvert, qui contribue plus souvent au nettoyage des erreurs qu'à l'établissement d'une vérité, agit donc comme un décapant. Ce va et vient information clandestine / renseignement ouvert habitue l'analyste à confronter ses évaluations à une autre facette du réel. Avec un peu de chance, il se déshabitue de diaboliser tout ce qui n'est pas lui, ne pense pas comme lui. partant, il sort plus facilement des explications mécanistes, conspiratives, magiques. Le renseignement ouvert confère enfin à ceux qui s'y adonnent assez longtemps une expertise culturelle, sociologique, topographique même, permettant, dans le cas qui nous intéresse, d'évoluer avec aisance au milieu de structures clandestines, d'idéologies hermétiques, de cultures exotiques.

En conclusion, que dire des mérites du renseignement ouvert ? Antidote aux pulsions paranoïaques, il aide à réintroduire le réel dans les analyses et les synthèses. Comme on le constate chaque jour, les organisations terroristes sont tout, sauf aléatoires : le renseignement ouvert permet de connaître à peu près parfaitement les normes, les règles, les modus operandi de ces entités.
Enfin, et c'est peut-être le plus important, il saisit les problèmes au moment même de leur émergence, juste avant leur surgissement massif. Car personne ne naît clandestin ou terroriste. Il y a toujours, avant le saut décisif, des phases d'activité encore légales -mais caractéristiques. Le renseignement ouvert est l'arme par excellence pour qui cherche à repérer ceux qui filent, comme le dit la langue populaire, un mauvais coton; sans pour autant stigmatiser tous les rebelles, tous les révoltés. Au siècle des conflits à basse intensité, peut-on s'offrir le luxe de laisser une telle arme prendre la poussière au fond d'un placard ?

1 Voir p.25 des extraits du livre du général Beaufre.

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