I.2. revenus criminels et pratiques de blanchiment de la Camorra

I.2.1. LES REVENUS CRIMINELS DE LA CAMORRA

La Camorra est active dans pratiquement tout le spectre d’activités illégales envisageable : usure, contrebande de cigarettes, trafics de stupéfiants, détournements des fonds de l’Union Européenne, extorsion de fonds, proxénétisme, rapts et enlèvements, importation clandestine de viandes, trafics d’armes, monopole clandestin du marché du ciment, trafics de déchêts, contrefaçon, filières d’immigration clandestine. Les revenus actuels des clans camorristes tirés de ces diverses activités sont estimés à plus d'1 milliard d’Euros par an.

Maria Licciardi, 51 ans, arrêtée en juin 2001 par la police italienne 76 , est l’illustration de cette polyvalence criminelle. Suite à l’arrestation de ses deux frères camorristes, Maria Licciardi avait repris à son compte l’ensemble des activités du clan jusqu’à son interpellation : elle dirigeait simultanément des activités relevant du proxénétisme, du trafic de stupéfiants, de la contrebande de cigarettes et de l’extorsion de fonds. Maria Licciardi était la sœur aînée de Gennaro Licciardi, important chef mafieux camoriste, décédé de mort naturelle en prison en 1994.

I.2.1.1. LE TRAFIC DE STUPéFIANTS

En juin 1995, un groupe de trafiquants de stupéfiants, implanté à Rio de Janeiro, fut identifié comme le fournisseur en cocaïne de la Camorra de Forcela (un des quartiers de Naples). La distribution de cette cocaïne était assurée à Naples par les frères Carmine, Luigino et Salvatore Giulano, propriétaires de la discothèque Cachassa, fréquentée par les footballeurs professionnels du club de Naples, des artistes et des hommes d’affaires. Fiancé de l’actrice Gioia Tibiletti, connue sous le nom de Gioia Scola et qui fut mise en examen dans cette affaire, Paolo Berlusconi 77 , frère de Silvio, fut suspecté d’être un client régulier de ce club.

En septembre 1997, les policiers italiens démantelèrent dans la région des Abruzzes une raffinerie clandestine de cocaïne, tenue par quatre chimistes colombiens Nepomucento Carvajal Bohorquez, Efrain Vivas Vargas, William Cuadrado Castellanos et Vincente Vivas Vargas 78 . Installée dans une villa de Pescara, sur la côte adriatique, cette installation était utilisée pour approvisionner des membres de la Camorra, de la ‘Ndrangheta et de la Sacra Corona Unita . Selon la police italienne, ce laboratoire permettait de fournir chaque semaine une centaine de kilos de cocaïne d’une valeur estimée entre 12 et 14 millions de dollars. Les chargements de drogue étaient dissimulés dans des containers à ordures.

Au cours du mois d’avril 2001, la lutte pour le contrôle du trafic de stupéfiants à Naples a entraîné de violents combats entre le clan Ascione, dirigé par Costanzo Calcagno, né en 1954, et celui de Giovanni Birra. Le 17 avril, Costanzo Calcagno était assassiné de huit balles alors qu’il jouait aux cartes dans un centre de loisirs catholique. En juin 2001, c’était au tour des clans Viascino et Pesacana-Annunziata de s’affronter pour le contrôle de la zone de Boscoreale dans la banlieue de Naples. Le 10 juin 2001, Andrea Cirillo, né en 1963, et Carlo Varone, né en 1974, étaient abattus en pleine rue à Boscoreale alors qu’ils conduisaient une moto 79 .

Le 4 mai 2001, en Espagne, Antonio Bianco (dit Cerasella) était interpellé et écroué pour association mafieuse et trafic de stupéfiants 80 . Chef du clan Baratto de la Camorra napolitaine, auteur et commanditaire de nombreux homicides, Bianco et son clan se livraient aux extorsions de fonds, à l’organisation de loteries clandestines et au trafic de stupéfiants.

I.2.1.2. LA CONTREBANDE DE CIGARETTES

Au cours de l’année 2000, la Guardia di Finanza a constaté une augmentation de 86 % des ventes de marques étrangères de cigarettes importées clandestinement à Naples et dans sa région. En 1997, la vente de cigarettes de contrebande en Italie représentait un chiffre d’affaires estimé à plus de 7 milliards d’euros et portait sur un volume de marchandises d’environ 90 000 tonnes de cigarettes. Avec la ‘Ndrangheta, la Camorra est l’une des organisations criminelles la plus impliquée dans la contrebande de cigarettes (Conttrabando di Tabacchi Lavorati Esteri T.L.E.)81 . A Naples, on estime couramment que 200 000 personnes, soit 20 % de la population, vivent du trafic des cigarettes de contrebande. Cette activité, aux bénéfices largement mais très inéquitablement partagés, permet à la Camorra de se prévaloir d’une utilité sociale dans des quartiers populaires napolitains ravagés par le chômage (38 % de sans emploi parmi les jeunes). En 1993, la municipalité napolitaine avait tenté de mettre un frein à ce trafic : elle avait aussitôt dû faire face à des manifestations importantes pour la défense de la contrebande de cigarettes, principale source de revenus de nombreuses familles pauvres napolitaines 82 .

L’organisation criminelle napolitaine s’implique à tous les niveaux de ce trafic particulièrement rémunérateur. Par le biais de cette activité, les clans camorristes gardent à la fois le contrôle sur la petite délinquance de rue, qui assure la distribution locale et la revente au détail, en même temps qu’ils développent des circuits logistiques et financiers internationaux sophistiqués de blanchiment entre la Suisse, Chypre, le Monténégro et l’Italie.

Le clan de Pesacana-Annunziata est particulièrement actif dans la contrebande de cigarettes. En mai 2001, à l’issue d’une enquête d’un an, la Guarda di Finanza a interpellé 41 mafieux appartenant à ce clan qui se livraient au trafic de cigarettes entre la Grèce, l’Albanie et la région d’Ancône 83 . Les chargements de cigarettes, acheminés clandestinement à Naples, étaient distribués et commercialisés dans toute l’Europe (Milan, Paris, Londres, Madrid et Porto).

I.2.1.3. LE DéTOURNEMENT DES FONDS PUBLICS ET LA CORRUPTION DES éLUS LOCAUX

La proximité historique entre la classe politique locale napolitaine et les clans de la Camorra est connue. Alors que Cosa Nostra a longtemps entretenu des liens étroits avec la Démocratie Chrétienne, la Camorra est réputée plus proche des socialistes. Antonio Bassolino, maire de Naples de 1993 à 2001, devenu président de la région de Campanie, est l’exemple même de ces hommes politiques napolitains qui ont fait le choix d’ignorer sciemment le problème mafieux afin d’éviter toute confrontation 84 en se contentant tout au plus d’en dénoncer les travers les plus bénins.

Cette tolérance va parfois beaucoup plus loin. En juillet 1995, Antonio Gava, ancien ministre de l’Intérieur, Rafaele Russo, député de la Démocratie Chrétienne, Raffaele Mastantuono, député du PSI et les anciens sénateurs Vincenzo Meo (DC) et Francesco Patriarca, étaient inculpés de collusion avec la Camorra. 74 autres personnes ont été mis en examen dans ce dossier d’enquête sur la passation des marchés publics pour la reconstruction après le tremblement de terre dans la région de Naples en 1980 85 . En 1998, de nombreuses familles napolitaines vivaient encore dans les abris métalliques de fortune installés dans l’urgence après le tremblement de terre de 1980.

Le racket des collectivités locales est parfois plus subtil. Ainsi, l’association écologiste Legambiente dénonce l’implication et la responsabilité de clans camorristes dans le déclenchement volontaire d’incendies qui ravagent tous les étés la région napolitaine. Sur des routes escarpées, le feu provoque des risques d’éboulements de terrain incompatibles avec la vie de municipalités étroitement dépendantes de l’activité touristique. Aussitôt après les incendies, ces communes ont alors recours à des procédures d’urgence pour l’attribution de marchés de travaux publics. La passation de ces marchés se réalise de gré à gré, au plus grand bénéfice des sociétés de construction contrôlées par la Camorra qui récupèrent ces contrats.

Les camorristes attachent beaucoup d’intérêt aux opérations d’adjudication de marchés publics. Il s’agit pour eux d’une activité tout aussi importante, sinon plus, que le trafic de stupéfiants. L’arrestation de Rafaele Cutolo, dans les années 1980, était ainsi liée au meurtre de Domenico Beneventano, un conseiller municipal napolitain qui s’était élevé contre l’attribution de programmes immobiliers à des sociétés contrôlées par la Camorra 86 . Les clans de la Camorra ne rançonnent plus les entreprises qui obtiennent ces marchés mais leurs imposent leurs propres fournisseurs agréés. A Bagnolli, une ville à l’abandon de 40 000 habitants dans la banlieue de Naples, plus de 6 milliards de Francs ont été versés pour la bonification de terrains, la construction d’un complexe touristique, d’une zone d’activités et de résidences. Ces fonds publics attirent aussitôt les clans camorristes qui s’affrontent pour le contrôle de la ville. Comme la ‘Ndrangheta, la Camorra se développe hors de sa région d’origine. Bien implantée en Ligure, la Camorra contrôlerait ainsi la moitié des marchés publics de la ville de Gênes. Claudio Burlando, maire de la ville, avait d’ailleurs été interpellé en mai 1992 pour escroquerie et abus de pouvoir.

Les détournements de fonds et les manipulations de procédures de délégation d’ouvrage et d’attribution de marchés publics, portent aussi bien sur des projets locaux que sur des programmes de financement nationaux ou européens. Exemple caractéristique de ce type de détournements, une enquête du parlement italien sur le système sanitaire avait relevé le fait que l’hôpital de San Bartolomeo à Galdo di Benevento (sud de la Campanie), dont les travaux de construction avaient débuté en 1956, n’était toujours pas terminé. Un nouveau budget de 13 millions d’Euros avait même été à nouveau débloqué en 1996 pour terminer ce chantier 87 . En plein fief camorriste, la construction de l’hôpital de Boscotrecase à Torre Anunziata a été tout aussi chaotique : débuté en 1965, abandonné une première fois en 1972, relancé en 1984 puis de nouveau abandonné, le chantier n’a finalement jamais abouti. Au cours d’une fouille, la police a découvert des armes dissimulés au deuxième étage de l’hôpital inachevé.

Il est significatif qu’une municipalité comme Naples, connue pour sa proximité avec des intérêts mafieux puissants, parvienne à décrocher les prêts les plus importants de la Banque Européenne d’Investissement (BEI). En mars 2000, la BEI accordait ainsi plus 500 millions de Francs à la ville de Naples pour financer des projets d’aménagement urbain, des infrastructures et des moyens de transport. Ce prêt est l’un des deux plus importants réalisé par la BEI en 2000 88 .

I.2.1.4. LES FRAUDES AGRO-ALIMENTAIRES ET LE TRAFIC DE DéCHETS.

L’influence de la Camorra sur le secteur agro-alimentaire a été mis en lumière à l’occasion du scandale entourant les pratiques de la société Italgrani. Dirigé depuis 1992 par Francesco Ambrosio, un puissant industriel napolitain, le groupe Italgrani Spa était spécialisé depuis 1977 dans le commerce en gros de céréales. Implanté en Europe, en Amérique, en Algérie et en Libye avec plus d’une cinquantaine de filiales et de participation, le groupe avait le soutien financier de la Banco di Napoli, de la Banca di Roma et du Credito Italiano . En 1991, la Garde des Finances lança des investigations sur les principaux dirigeants d’Italgrani. Mis en cause pour des affaires de fraude massive aux subventions communautaires, les responsables d’Italgrani apparurent également très proches du chef camorriste Carmine Alfieri. 89 Suite à l’adoption de la loi italienne d’aide au Mezzogiorno de 1988 instituant un régime général d’aides en faveur de la région napolitaine, la Camorra utilisait les activités d’Italgrani pour détourner des subventions européennes. Conséquence inattendue de cette affaire, la Cour européenne de Justice européenne adopta le 5 novembre 1994 l’arrêt Italgrani 90 précisant les conditions d’acceptation ou de refus par la Commission européenne de tout régime d’aide régional mis en place par un état membre.

Lieutenant de Michele Zazza, Gianninno Tagliamento procédait dans les années 1980 à des achats massifs de carcasses de viandes sous couvert de la société Ligue Leasing Service, installée à San Remo. Cette société revendait ensuite à des sociétés complices installées en Italie, en France, en Belgique et au Luxembourg

La Camorra pratique également à l’échelle industrielle le trafic d’ordures ménagères, hospitalières et industrielles. L’activité est simple, très rentable et peu risquée sur le plan pénal : des camorristes achètent des terrains à l’écart des agglomérations et ouvrent des décharges sauvages clandestines. Les entreprises, et même parfois les établissements publics (cliniques et hôpitaux), soumis à des règles d’évacuation des ordures strictes (valorisation des déchets, recyclage, respect des normes de protection de l’environnement), préfèrent se débarrasser à moindre coût auprès des décharges mafieuses. Les clans camorristes dispersent alors ces ordures, où les exportent par bateaux vers l’Afrique de l'Est pour les plus dangereuses d’entre elles (fûts contenant des substances toxiques et des résidus chimiques, déchets hospitaliers normalement destinés à l’incinération). Ces chargements d’ordures clandestines sont ensuite déversés à terre ou immergés au large des côtes africaines.

I.2.1.5. LES LOTERIES CLANDESTINES, LES COURSES ET LES PARIS CLANDESTINS.

Comme les autres organisations mafieuses, la Camorra pratique l’usure avec des prêts à des taux avoisinant les 20 à 35 %, assortis de pratiques de recouvrement particulièrement énergiques. Cette activité, étroitement liée aux paris clandestins, permet de constituer une clientèle captive, très rémunératrice pour l’organisation criminelle. Elle est le plus souvent pratiquée au détriment de patrons de petites entreprises et d’exploitants agricoles, qui perdent brutalement leur outil de production à la suite d’incendies inexpliqués.

Les familles de la Camorra organisent d’importants paris clandestins autour des compétitions de football. Le club professionnel de Naples est d’ailleurs notoiremment sous influence camorriste. Elles organisent également des courses de chevaux illicites qui se déroulent le matin dans certains faubourgs napolitains. Certains chefs de la Camorra s’enorgueillissent d’entretenir de véritables écuries de courses91 dont aucun des chevaux ne fréquentera jamais un véritable hippodrome.

Enfin, certains membres de la Camorra sont réputés avoir pris le contrôle de deux casinos en Italie92  : celui de San Remo, qui dépend d’une autorité municipale, et celui de Saint-Vincent dans le Val d’Aoste, le plus important établissement européen en terme de volume de jeux. Ces deux casinos sont utilisés pour blanchir des fonds de l’organisation criminelle napolitaine au travers du système des changeurs, ces intermédiaires, qui acceptent d’endosser des chèques 93 pour couvrir des dettes de jeux fictives, afin de dissimuler la provenance de l’argent.

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76 Dépêche AFP du 15 juin 2001.
77 Le 12 juillet 2002, Paolo Berlusconi a été condamné à 1 an de prison pour abus de biens sociaux. Il était accusé de corruption, de détournements de fonds, et de faux en écriture dans le cadre d’une enquête sur la gestion d’une décharge régionale à Milan. Il a été laissé en liberté contre le versement d’une amende de 49 millions d’Euros. (AFP Rome).
78 Dépêche AFP du 12 septembre 1997.
79 Dépêche AFPdu 10 juin 2001 et Reuters du 18 avril 2001.
80 Dépêche AFP du 4 mai 2001.
81 « I Re del Contrabbando » par F.F., in Narcomafie , mai 2000.
82 « La Camorra : plongée dans les ghettos de la mafia napolitaine » par Ana Paola Merone, in VSD du 30 juillet 1998.
83 Dépêche AFP du 9 mai 2001.
84 Le Figaro « Naples, royaume de la Camorra », le 10 août 2000.
85 Dépêche AFP du 18 juillet 1995.
86 Dépêche Reuter du 20 octobre 1988.
87 Dépêche AFP du 25 juillet 2000.
88 Le Moniteur N°5023 du 3 mars 2000.
89 Il Mondo, 7 au 14 juin 1993.
90 « Aides d’Etat et contrôle communautaire : la sécurité juridique des entreprises renforcée », Alain Georges et Hugues Calvet (Cabinet Stibbe Simont Monahan), in Les Echos, 7 novembre 1994.
91 La Repubblica, mars 1998.
92 Il existe très peu d’établissements de jeux en Italie. Les quatre casinos les plus importants sont ceux de Saint Vincent (Val d’Aoste), Venise, San Remo et Campione (enclave italienne en Suisse).
93 En Italie, les chèques sont endossables plusieurs fois et sont utilisés comme monnaie fiduciaire.