PREMIERE PARTIE : LES ACTIVITES DE BLANCHIMENT DES MAFIAS ITALIENNES

I.1. REVENUS CRIMINELS ET PRATIQUES DE BLANCHIMENT DE COSA NOSTRA.

I.1.1. LES REVENUS CRIMINELS DE COSA NOSTRA

I.1.1.1. L’EXTORSION DE FONDS : LA COLLECTE DU PIZZO.

La collecte du Pizzo 8 est à la base de l’édifice mafieux sicilien : elle est l’affirmation par la contrainte et la violence d’une autorité criminelle sur un quartier ou un village. Aux yeux des mafieux, le paiement du Pizzo par leurs « assujettis » est une reconnaissance de leur légitimité. Le Pizzo constitue en outre une source de revenus importante et constante pour les cosche. Cette forme de fiscalité mafieuse fut d’abord imposée aux commerçants de Palerme, assurés en retour de retrouver leur marchandise ou leur vitrine intacte. Elle a depuis été largement généralisée sous des formes très variées d’intermédiation contrainte : les moulins au début du siècle, les dockers des ports puis les comités d’affaires pour les marchés publics aujourd’hui. A Palerme, en 2001, une association anti-racket italienne évaluait que neuf commerçants sur dix payaient le Pizzo 9 .

A la collecte illicite du Pizzo, s’ajouta, pendant longtemps, le revenu des détournements de fonds mafieux pratiqués directement sur le prélèvement fiscal régulier. La Sicile déléguait en effet sa collecte fiscale à de grands percepteurs, dont les plus connus furent les cousins Ignazio 10 et Nino Salvo11 . Membres de la famille mafieuse de Salemi, leur ville natale, Ignazio et Nino Salvo détinrent longtemps la plus grosse fortune de Sicile 12 . Ils eurent en effet pendant 30 ans la charge de gérer les centres de perception des impôts moyennant une commission de 6,72 % à 10 % prélevée sur les contributions fiscales recouvertes.

I.1.1.2. LA COLLUSION AVEC LES PARTIS POLITIQUES, LES MARCHéS PUBLICS ARRANGéS ET LES DéTOURNEMENTS DE SUBVENTIONS ITALIENNES ET EUROPéENNES.

La proximité entre Cosa Nostra et la classe politique sicilienne n’est pas nouvelle. Dès le début du XXe siècle, Cosa Nostra faisait et défaisait certaines élections locales en Sicile. Salvatore Avellone, député de Corleone de 1897 à 1913, fut l’un des premiers politiciens à dépendre complètement des votes mafieux avec Raffaele Palizzolo, élu député de Caccamo en 1882. Au début du XXe siècle, ce dernier sera d’ailleurs impliqué dans l’affaire Notarbartolo, étrangement similaire aux futures affaires politico-mafieuses des années 1970-1990. Le 1er février 1893, le marquis Emanuele Notarbartolo di San Giovanni était découvert assassiné. Maire de Palerme de 1873 à 1876 puis directeur général de la Banco di Sicilia de 1876 à 1890, Notabartolo s’opposait à Palizzolo au sein du conseil d’administration de la Banco di Sicilia. Palizzolo cherchait alors à utiliser cette banque pour renflouer la compagnie maritime Navigazione Generale Italiana (NGI) qu’il contrôlait avec des intérêts mafieux. Suspecté de vouloir mettre un terme a ces arrangements et de vouloir reprendre la direction de la Banco di Sicilia, Notabartolo fut assassiné par deux mafieux de la Cosca de Villabate, Matteo Filippello et Giuseppe Fontana. Condamné en 1902 pour le meurtre de Notarbartolo, Palizzolo parvint à faire pression sur la justice milanaise grâce à un comité de soutien « Pro-Sicilia » fort de 200 000 adhérents. Le 23 juillet 1904, Palizzolo fut acquitté pour insuffisance de preuves. Une affaire emblématique des relations politico-mafieuse, où se mêlent criminalité de droit commun, politique et intérêts économiques.

L’étape décisive fut franchie entre 1943 et 1947, lorsque que pour favoriser le socle de la Démocratie Chrétienne face aux communistes, les troupes américaines promurent une génération de nouveaux élus, proches ou parfois même membre à part entière de Cosa Nostra. Dans les années 1960-70, on estimait que Cosa Nostra était en mesure de contrôler jusqu’à 15 % des voix à Palerme 13 . En mai 2001, Ignazio De Francisci, procureur de la république pour la province d’Agrigente, considérait que Cosa Nostra était toujours en mesure de mobiliser une frange importante de l’électorat au bénéfice des candidats de son choix estimée entre 5 et 10 % du corps électoral.

La proximité entre la mafia et la DC sicilienne n’est pas exclusive. Les autres formations politiques présentes en Sicile n’échappent guère aux pratiques corruptrices de l’organisation mafieuse. Il est par exemple significatif qu’en 2002, Bobo Craxi, fils de Bettino Craxi, ancien chef du PSI, se soit présenté aux élections législatives à Trapani, en plein cœur d’un des fiefs de Cosa Nostra. Les larges victoires électorales remportées en Sicile par Forza Italia (FI), un parti dont la base militante est pourtant essentiellement constituée de petits entrepreneurs du Nord de l’Italie plutôt hostiles au Mezzogiorno, font également suspecter la proximité de certains responsables siciliens de la formation politique de Silvio Berlusconi avec Cosa Nostra. Le député Forza Italia Gaspare Giudice est ainsi réputé être « le porte-parole politique de Bernardo Provenzano » 14 . Des écoutes téléphoniques avaient mis en évidence le fait que la campagne législative de Giudice était financée par des fonds provenant de Gino Scianna, un entrepreneur mafieux de Bagheria, qui a depuis été incarcéré. En juillet 1998, le Parlement italien refusa la levée de l’immunité parlementaire de Giudice en dépit des nombreux éléments de preuves avancés par le parquet de Palerme prouvant que Giudice apportait « un concours externe à une association mafieuse ». D’autre part l’origine même de la fortune de Silvio Berlusconi laisserait entrevoir une proximité ancienne et directe avec des membres de Cosa Nostra comme Vittorio Mangano15 , employé dans la résidence de Berlusconi, et proche ami Marcello Dell’Utri16 , l’homme de confiance de Silvio Berlusconi. Même la branche sicilienne du Parti des Verts est l’objet de manœuvres d’infiltration. Au cours de l’année 2000, des élus palermitains se plaignirent de la présence de personnalités douteuses parmi les adhérents de la formation écologiste, parmi lesquels un trafiquant de Catane, arrêté avec 600 pastilles d’ecstasy, et 160 autres adhérents, liés à des familles mafieuses de Catane impliquées dans le trafic de stupéfiants.

L’infiltration mafieuse de la classe politique sicilienne répond à un impératif criminel simple : profiter au maximum des appels d’offres, des adjudications de marchés publics et des projets d’infrastructures (transports, télécommunications, grands équipements collectifs) sur lesquels les responsables politiques siciliens et italiens ont une influence. Très décentralisatrice, la constitution italienne de 1948 a en effet donné de larges pouvoirs à la représentation régionale sicilienne 17 . L’article 117 du texte constitutionnel énumère en plus de dix-sept domaines où la région sicilienne peut délibérer indépendamment de l’exécutif romain  (police locale, urbaine et rurale, agriculture et forêts, travaux publics, construction et urbanisme, transports urbains, régime d’expropriation, organisation des services publics, etc …). D’autres dispositions légales adoptées par le Parlement italien en 1998 18 permettent au pouvoir exécutif d’accorder des « incitations, contributions, subventions et avantages en tout genre » aux sociétés qui en feraient la demande. Ces aides peuvent être versées sous la forme de « crédit-impôt », d’ « allégement fiscal », d’ « octroi d’une garantie », d’une « participation au remboursement du capital d’un emprunt » ou d’ « une bonification d’intérêts ».

De ce fait, la manne des aides publiques au Mezzogiorno, et les marchés publics qui en découlent, constituent une cible criminelle stratégique pour les différents clans de Cosa Nostra. Cet intérêt se traduit par une corruption politique et administrative endémique. Au mois d’avril 1995, le parquet de Palerme inculpait 32 personnalités politiques, dont plusieurs anciens ministres, pour corruption et prévarication. Parmi les personnalités mises en cause figuraient certaines des grandes figures de la vie politique sicilienne : Calogero Mannino, Nicola Caporia, ancien ministre PSI, Severino Citaristi, secrétaire exécutif de la DC sicilienne de 1945 à 1992, Sergio Mattarella, député du Parti Populaire Italien (PPI), Michelangelo Russo, ancien président de l’Assemblée régionale de Sicile et sénateur du PCI et Mario D’Acquisto, ancien président DC de la Chambre des Députés 19 .

En Sicile, le secteur de la construction et du BTP20 a toujours été au cœur des affaires politico-mafieuses. L’effort de reconstruction après 1945, et notamment l’aménagement urbain de Palerme, a scellé des liens d’affaires et de corruption inextricables entre Cosa Nostra et la classe politique sicilienne. C’est en effet sur ce secteur d’activité que se concentrent les montants d’aides publiques les plus importants et où la classe politique sicilienne est la plus directement concernée pour les démarches et procédures administratives.

L’exemple le plus évident de cette proximité politico-mafieuse fut ce que l’on appela « le sac de Palerme ». De 1958 à 1964, le Palais des Aigles – la mairie de Palerme – fut dirigée par Salvo Lima 21 , le chef de la Démocratie Chrétienne sicilienne depuis 1954, qui était à la fois le représentant du courant de Giulio Andreotti en Sicile et l’intermédiaire avec les chefs de Cosa Nostra. Au début des années 1960, Salvo Lima engagea la « rénovation » urbaine de Palerme avec la complicité d’un groupe de promoteurs immobiliers et d’entrepreneurs du BTP « agréés » par les différentes familles mafieuses, surnommé le comité d’affaires « Valigio » (pour Vassallo, Lima et Gioia 22 ). En 1964, le préfet Bevivino rédigea un rapport sur la restructuration urbaine de Palerme où il s’étonnait que cinq prête-noms aient pu obtenir 80 % des permis de construire proposés par la ville. Jugé trop proche des familles palermitaines « perdantes », Salvo Lima fut remplacé à la tête de la ville de Palerme par Vito Ciancimino. Originaire de Corleone, Vito Ciancimino était entièrement dévoué à Salvatore Riinà. Dans l’ombre de Lima, il était responsable des projets d’aménagement et d’urbanisme de la ville. D’abord chef du service des travaux publics de la commune de Palerme, Ciancimino parvint à se faire élire maire de la ville en 1971. Pour avoir voulu contester la candidature de Ciancimino à l’intérieur de la Démocratie Chrétienne sicilienne, son prédécesseur et concurrent à la mairie de Palerme, Nello Martellucci23 , vit sa maison être dynamitée par les Corleonesi .

Officiellement retiré de la vie politique palermitaine, Vito Ciancimino continua à exercer une mandature « invisible » sur Palerme24 et à gérer les avoirs mafieux au travers des sociétés romaines Inim et Raca. Associé à son ami Francesco Paolo Alamia, Ciancimino fit fructifier les fonds de Cosa Nostra par l’intermédiaire de Filippo Alberto Rapisarda, un sicilien originaire de Sommatino, président de l’Inim. En 1977, Marcello Dell’Utri, futur conseiller de Berlusconi, fut embauché par Rapisarda au sein de l’Inim 25 . Il logea même avec son frère jumeau, Alberto, dans les locaux de la holding. En 1979, Alberto Dell’Utri et d’Alamia furent incarcérés.

Autre exemple de carrière politico-mafieuse, Graziano Verzotto, sénateur de la Démocratie Chrétienne de Sicile entre 1965 et 1975, président de l’Office Minier Sicilien, incarna la mainmise d’intérêts mafieux sur les grandes industries siciliennes. En 1975, sa carrière politique fut ruinée par le dévoilement de ses activités d’intermédiation entre des familles de Cosa Nostra et l’Ente Minerario Siciliano (EMS), la principale entreprise d’extraction et de commercialisation du soufre de Sicile. Cette société est connue de longue date pour attirer l’intérêt des familles mafieuses. Dans les années 1920-1930, un cartel s’était constitué sur le marché mondial du soufre entre la société sicilienne et des financiers britanniques. Verzotto a également contribué au détournement de subventions pour le développement de l’industrie soufrière sicilienne et participa à des adjudications de marchés publics arrangés. Réfugié à Beyrouth à la fin des années 1970 pour échapper à la justice, Verzotto fut par la suite en relation d’affaires étroite avec Michele Sindona, le banquier utilisé par Cosa Nostra pour ses opérations de blanchiment. A la fin des années 1960, Verzotto utilisait également les services de Giancarlo Paretti26 comme homme de paille pour ses investissements dans le secteur de l’hôtellerie. Paretti s’illustra ultérieurement dans l’affaire du Crédit Lyonnais lors de la reprise financièrement catastrophique des studios de cinéma de la Metro Goldwin Mayer (MGM).

Bien souvent, la présence mafieuse parasite la conduite des projets d’aménagement et de développement, y compris lorsqu’il s’agit de programmes majeurs. L’exemple le plus emblématique sur ce point est le projet de construction du pont entre la Sicile et la Calabre. En 1968, un concours avait été organisé pour la construction d’un lien fixe routier et ferroviaire entre le continent et la Sicile et en 1971, la société à capitaux publics Società Stretto di Messina s’était vue confier la mission de mener à bien cet important projet d’infrastructure. Il fallut attendre vingt-cinq ans pour que la Società Stretto di Messina indiqua ses 9 préférences parmi les 147 projets de réalisation envisagés. Quatre années supplémentaires furent nécessaires pour la définition précise des spécifications techniques. C’est seulement en 1992 qu’un schéma directeur fut adopté. Ce schéma ne reçut l’aval du conseil supérieur des travaux publics italien qu’au mois d’octobre 1997, soit 29 ans après le lancement du programme.

Autant d’atermoiements resteraient inexplicables si l’on ne tenait pas compte du fait que, durant toutes ses années, environ 700 millions d’Euros furent dépensés en frais divers au profit de bureaux d’études sous influence mafieuse. Pour ce projet, l’organisation mafieuse contrôle en outre la distribution et la commercialisation du ciment nécessaire pour l’édification de l’ouvrage. Sur la rive calabraise, les terrains envisagés pour la construction du pont ont déjà fait l’objet d’âpres rivalités au sein de la ‘Ndrangheta. Le 11 octobre 1985, Nino Imerti, chef d’un puissant ‘ndrine local avait miraculeusement échappé à un attentat à la bombe. Cette tentative d’homicide était liée au contrôle des terrains prévus pour l’édification du pont.

Angelo Siino, surnommé le ministre des travaux publics de Cosa Nostra, devenu un repenti suite à son arrestation en 1997, avait mis en garde les autorités judiciaires italiennes au sujet du projet de pont du détroit de Messine, en soulignant que ce chantier constituait, un objectif prioritaire pour Cosa Nostra . Au sein de Cosa Nostra, Siino était chargé entre 1985 et 1993 des affaires de corruption dans le cadre des adjudications marchés publics. Ses dépositions devant la justice permirent de préciser la répartition des commissions : pour un marché public donné, Cosa Nostra prélève 2/3 des commissions perçues, les 4/5 restants sont versés aux formations politiques et le solde est destiné à la corruption des administrations de contrôle des appels d’offres. Les familles mafieuses de Messine étaient tenues à l’écart des versements de commissions (tangente ). En cas de litige, c’était directement Benedetto Santapaola et ses hommes de Catane qui intervenaient. A Messine, les appels d’offres étaient selon Siino téléguidés et se négociaient avec les entreprises directement à l’échelon politique national comme pour la construction du stade de San Filippo. Les entreprises qui n’acceptaient pas de verser les commissions étaient systématiquement écartées des appels d’offres.

En juillet 2000, le gouvernement italien décida d’adopter un schéma directeur des transports prévoyant un investissement de plus de 100 milliards d’Euros sur dix ans. Sur les 7 autoroutes prévues par ce schéma, quatre étaient situées dans des régions sicilienne et calabraise connues pour leur très forte infiltration mafieuse (autoroutes Salerne-Reggio di Calabria, Messine-Palerme, Messine-Siracuse et Cagliari-Sassari)27 . Sans vouloir nier le fait que ces projets visent à faire rattraper au sud de l’Italie son retard en matière d’aménagement du territoire, il faut noter que la priorité donnée aux grands contrats avec le sud par le ministère italien des Transports s’accompagne d’une infiltration de longue date de cette administration par des intérêts mafieux, à l’exemple de Calogero Mannino 28 , ministre de l’Agriculture et des Transports, importante figure de la Démocratie Chrétienne sicilienne, qui fut convaincu d’appartenance à Cosa Nostra par la justice.

Autre exemple flagrant de détournements de fonds, l’obtention de subventions et de prêts pour la construction d’hôpitaux et de cliniques fantômes est une grande spécialité sicilienne. Sur les 134 hôpitaux fantômes identifiés en 2000 par une commission parlementaire italienne 29 , pas moins de 50 établissements de ce type étaient fictivement domiciliés en Sicile. Le montant global des détournements de fonds relatifs à ces hôpitaux s’élèverait pour la Sicile à environ 2 milliards d’Euros. Dans le cadre de ce type d’affaires, le 26 avril 1999, Nuccio Cusumano, secrétaire d’Etat au Trésor, membre de l’Union Démocratique pour la République (UDR), formation dissidente de la Démocratie Chrétienne créée en juillet 1999 par Francesco Cossiga, était arrêté. Une enquête des Carabiniers, initiée au mois d’octobre 1999 sur des irrégularités dans l’adjudication de la deuxième tranche des travaux de l’hôpital Garbibaldi de Catane (56 000 m², 200 millions d’Euros), avait mis en évidence l’implication d’une dizaine d’excellences (personaggi eccellenti), les soutiens occultes de la Mafia dans la classe politique et la société civile.

En dépit de plusieurs directives européennes 30 et de l’adoption de la Loi Merloni en 1994 par le Parlement italien, qui tend à modifier les règles et les procédures des marchés publics, la criminalité organisée est toujours plus présente dans ce secteur de la vie économique. Face à l’ampleur du phénomène, un groupe de travail de la Direction générale Justice et Affaires Intérieures de la Commission Européenne s’est inquiété ouvertement en 1997 de la forte présence mafieuse dans le secteur des appels d’offres et des marchés publics communautaires. Cosa Nostra, comme souvent, fut l’organisation criminelle pionnière en la matière.

I.1.1.3. TRAFIC INTERNATIONAL DE STUPéFIANTS ET BLANCHIMENT.

Prétendument proscrit par les règles de fonctionnement interne de l’organisation mafieuse, le trafic de stupéfiants est pourtant rapidement devenu une des activités stratégiques pour Cosa Nostra au cours des années 1960-1970. En 1974, désigné comme président de la commission provinciale de Palerme, Gaetano Badalamenti était le précurseur de ce trafic depuis la Sicile. Il commença à exporter l’héroïne vers les Etats-Unis depuis l’aéroport de Punta Raisi, situé sur son territoire de Cinisi. Cette initiative suscita l’ire des Corleonesi et fut vraisemblablement à l’origine du conflit du début des années 1980. Gaetano Badalamenti mit sur pieds au début des années 1970 la filière d’exportation connue plus tard sous l’appellation de Pizza Connection. S’appuyant sur les familles palermitaines des Salmone et des Badalamenti, ce réseau achetait massivement de l’héroïne au trafiquant turc Musululu, avant de l’exporter vers les Etats-Unis et de la distribuer sur place, à l’insu des familles italo-américaines, au travers un réseau étoffé de petits commerces (dont une chaîne de pizza), tenus par des émigrés siciliens, calabrais ou albanais.

Démantelé progressivement au début des années 1980, la Pizza Connection marqua une étape importante dans les méthodes de blanchiment et de transfert de liquidités. C’est au cours de cette période que se sont imposées de nouvelles figures de l’organisation mafieuse. Des familles de la Sicile occidentale, considérées jusqu’alors comme « mineures », ont profité pleinement des filières de la Pizza Connection pour s’imposer progressivement au sein de Cosa Nostra, à l’exemple des Caruana et Cuntrera de Siculiana, devenus à la fois proches et indispensables aux catanais de Santapaola et aux familles de Trapani, dirigées par Messina Denaro. On peut également mentionner le parcours de Vito Roberto Palazzolo, chef de la famille de Cinisi, apparenté à Salvatore Riinà, qui fut interpellé en 1984 dans le cadre de l’enquête sur la Pizza Connection. Evadé de sa prison helvétique, il s’installa en Afrique du Sud à la fin des années 1980 et, sous le pseudonyme de Robert von Palace Kobaltschenko, devint la tête de pont des opérations de blanchiment de Cosa Nostra en Afrique australe et dans l’Océan indien (diamants, complexes hôteliers, propriétiés agraires, vignobles, sociétés immobilières et casinos).

Au milieu des années 1970, le démantèlement des réseaux de la French Connection 31 , facilita la montée en puissance des familles de Cosa Nostra dans le trafic international d’héroïne. En 1978, Cosa Nostra abandonnait provisoirement la contrebande de cigarettes en raison de la multiplication des contentieux internes à l’organisation et de la plus grande attention portée à ce trafic par les douanes italiennes. Cette décision accéléra la reconversion des filières de contrebande vers le trafic de stupéfiants. Tommaso Spadaro, Nunzio La Mattina et Pino Savoca devinrent les pourvoyeurs incontournables en morphine-base des différentes familles mafieuses siciliennes tandis que des laboratoires de transformation en héroïne s’installaient dans un triangle constitué des communes de Bagheria, Casteldaccia et Villabate. Ce territoire était contrôlé par Michele Greco.

Au début des années 1980, la Drug Enforcement Agency (DEA) américaine estimait que la Cosa Nostra sicilienne couvrait un tiers des besoins du marché nord-américain, soit environ quatre tonnes d’héroïne pure par an. En 1984, une raffinerie d’héroïne, installée à Caccamo, localité située à 40 km de Palerme, fut démantelée. Ce laboratoire était contrôlé par les Corleonesi qui l’utilisait pour leurs exportations vers la famille italo-américaine new-yorkaise de John Gambino. Interpellé à cette occasion, Salvatore Cancemi devint un repenti sur les affaires de trafic de stupéfiants et apporta des révélations sur les filières d’exportation d’héroïne de la Sicile vers les Etats-Unis, tandis que Francesco Marino Mannoïa32 , chimiste du laboratoire de Caccamo, également repenti, porta des accusations sévères de collusion entre Salvatore (Toto) Riinà et Giulio Andreotti. Cette affaire entraîna en 1994 la condamnation par contumace à 20 ans de prison de Pietro Aglieri.

Au début des années 1990, plusieurs affaires judiciaires permirent de mettre en évidence la collaboration entre certaines familles mafieuses siciliennes et des membres de cartels colombiens autour du trafic de cocaïne. En 1991, l’arrestation de Giuseppe Lottusi à Milan fut à ce titre significative : ce dernier était l’homme de confiance du cartel de Medellin pour ses opérations financières avec l’Italie. Lottusi utilisait la société financière helvétique FIMO, installée dans le canton du Tessin, pour blanchir les fonds qui lui étaient confiés par les familles siciliennes pour le paiement de la cocaïne colombienne. On estime que 500 millions de dollars transitèrent ainsi par la FIMO. Les fonds étaient ensuite expédiés en partie vers Genève par colis postaux, où ils étaient crédités sur un compte d’une société vénézuélienne auprès de la BCI-TDB, une filiale de l’Union de Banque Privée. L’argent était ensuite transféré au cartel de Medellin. Ce système de blanchiment supposait des complicités politiques en Suisse. Gianfranco Cotti, administrateur de la FIMO était en même temps conseiller national démocrate-chrétien et présidait la commission parlementaire chargée de la lutte contre le blanchiment. Dans le cadre de ses opérations, Lottusi utilisait également les services de la Banque Albis, où une autre parlementaire suisse, ancienne vice-président de la World Anti-Communist League (WACL), était administratrice 33 .

En 1993, Gustavo Delgado Upegui, conseiller financier personnel de Pablo Escobar, passé au service du cartel de Cali, était à son tour interpellé en Italie à Bassano del Grappa. En moins d’une année, l’intéressé avait blanchit en Italie pour le compte de Carlos Londono, un des chefs du cartel de Cali, près de 100 millions de dollars provenant du trafic de cocaïne. Au travers de multiples comptes bancaires et de sociétés écrans (Tower bank, Banco Nacional de Panama, South America Exchange, Astrocambio, Jurina International Panama, SBS, UBS, Crédit Suisse, Caja de Madrid, Algemeine Bank de Gibraltar, Chase Manhattan Bank, Credito Deposito, Delta Corp., Sud America express et Banco Intercontinental dal Sud America), Upegui injectait l’argent à blanchir dans la société italienne de négoce d’or Eurocatene des frères Pataro.

En 1995, 5,5 tonnes de cocaïne colombienne provenant du cartel de Cali furent saisies à Turin après leur déchargement dans le port de Gênes. Ce chargement était pris en compte par des membres des familles de Catane contrôlées par Benedetto Santapaola34 . La valeur à la revente de ce chargement, fractionnable en quelques 22 millions de doses, était estimée à 300 millions de dollars. Cette saisie intervint dans le cadre d’une opération de grande ampleur engagée aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et dans de nombreux autres pays à l’encontre des familles siciliennes Cuntrera, Caruana et Vella, originaires de Siculiana.

Page précédente | Sommaire | Page suivante

8 En dialecte sicilien « U Pizzu » désigne le bec des oiseaux et signifie au sens figuré « tremper son bec ».
9 « Mafia : les pigeons se rebiffent » par Danielle Rouard, Le Monde, 3 janvier 2001.
10 Ignazio Salvo a été assassiné par les Corleonesi le 17 septembre 1992. Il avait été condamné à 3 ans de prison suite aux révélations de Tommaso Buscetta qui entrainèrent en novembre 1984 l’arrestation d’Ignazio et de son cousin.
11 Nino Salvo est décédé en Suisse d’une tumeur au cerveau le 18 janvier 1986.
12 « Cosa Nostra a tué son percepteur », Le Parisien, 20 septembre 1992.
13 L’Espresso, Peter Gomez et Marco Lillo, juin 2001.
14 « Provenzano : il grande vecchio di Cosa Nostra » par Fabrizio Fea, Narcomafie, octobre 2000.
15 Né le 18 août 1940, membre de la famille de Porta Nuovà, dirigée par Giuseppe (Pipo) Calo.
16 Né en 1939, originaire de Sicile.
17 « Cinq régions italiennes jouissent d’un statut spécial » par Michel Bôle-Richard, Le Monde , 21 juillet 2000.
18 Décret-loi du 31 mars 1998. Article 7. Cité dans« Panorama européen du droit des aides publiques aux entreprises », par Jérôme Michon, in Le Moniteur N°5033, mai 2000.
19 Dépêche AFP du 11 avril 1995.
20 Il est significatif de noter qu’à Bruxelles, la Fédération de l’Industrie Européenne de la Construction (FIEC) est présidée depuis l’année 2000 par le romain Franco Nobili, 75 ans, ancien P-DG du groupe de BTP Cogefar et du groupe public IRI, très proche ami de Giulio Andreotti.
21 Mis à l’écart par les Corleonesi, Salvo Lima se fit élire en 1979 député au Parlement européen. Il fut assassiné le 13 mars 1992 par Francesco Onorato, né en 1960, interpellé le 27 novembre 1993. Ce dernier agissait pour le compte des Corleonesi qui souhaitait faire pression sur les responsables de la Démocratie Chrétienne pour obtenir la fin des poursuites judiciaires à leur encontre.
22 Originaire de Tommaso Natale près de Palerme, Francesco Vassallo a fait fortune dans l’entre-deux guerres comme directeur de plusieurs coopératives sous influence mafieuse. Devenu entrepreneur de travaux publics et proche de la DC, il fut l’un des grands bénéficiaires de la « rénovation » de Palerme.
23 Nello Martellucci sera par la suite élu maire de Palerme en juillet 1980 sous l’étiquette DC.
24 Lors du procès de Ciancimino à Palerme en 1992, Giuseppe Insalaco, ancien maire de Palerme, déclara que Ciancimino continuait « à gérer les affaires de Palerme, non pas en qualité de titulaire de mandats mais en raison du très important groupe de pression de ses alliés qui le soutenait et dont il était l’expression ». Insalaco prétendit que son éviction de la vie politique palermitaine était liée à son refus de transiger avec Ciancimino pour les marchés publics de l’éclairage urbain, de l’entretien des rues et du réseau d’égoûts de la ville de Palerme.
25 L’odeur de l’argent : les origines et les dessous de la fortune de Silvio Berlusconi, p.40.
26 « Les plans du sicilien » in Les dossiers du Canard Enchaîné , N°64, juillet 1997. Giancarlo Paretti était associé avec l’affairiste Florio Fiorini, ancien responsable des finances de l’ENI, directeur de la Société Anonyme Suisse d’Exploitation Agricole (SASEA) à Genève, une société financière fondée par le Vatican en 1893, qui fut mise en faillite par Fiorini.
27 « L’Italie adopte son schéma directeur des transports », Le Moniteur, N°5046 du 11 août 2000.
28 L’appartenance mafieuse de Calogero Mannino, ancien ministre des Transports et de l’Agriculture, a été établie à la suite de révélations faites par des repentis de Cosa Nostra .
29 Dépêche AFP du 25 juillet 2000.
30 N°89/440/CEE et N°93/37/CEE.
31 Démantelée en partie dans les années 1970 par le DEA et l’OCRTIS, la French Connection désignait l’ensemble de la filière de production et d’exportation d’héroïne mise en place par le grand banditisme corse de Marseille à destination des Etats-Unis. L’Opium était importé de Turquie ou d’Indochine, transformé en morphine-base dans des laboratoires en Syrie et au Liban, puis convoyé depuis Beyrouth vers des laboratoires de transformation installés dans les environs de Marseille où la morphine-base devenait de l’héroïne n°4. La distribution vers le marché nord-américain était ensuite assurée à partir du Canada (Montréal et Toronto).
32 Rattaché à la famille des Corleonesi, Mannoïa avait organisé après son arrestation en 1984 un réseau de trafic de drogues concurrent de celui des corléonais depuis sa cellule de prison. Le 23 novembre 1989, les corléonais exécutèrent en représailles la mère, la soeur et la tante de Mannoïa. C’est à partir de cette date que ce dernier est devenu un repenti.
33 La Dépêche Internationale des Drogues, OGD, N°3, janvier 1992.
34 Dépêche AFP du 9 mars 1994.