I N T R O D U C T I O N

U ne étude, réalisée en novembre 2001, par la fondation CENSIS, considère que l’économie souterraine représente désormais près de 20 % du produit intérieur brut de l’Italie. En novembre 2000, un autre rapport, rédigé cette fois par la Confédération générale du Commerce (Confcommercio ) italienne indique que le produit économique des mafias italiennes représente environ 15 % du P.I.B. de l’Italie soit près de 834 milliards d’Euros. Le patrimoine détenu par les mafieux est estimé par cette dernière étude à 5,5 milliards d’Euros, soit 6 à 7 % de la richesse nationale italienne disponible. Toujours selon la Confcommercio, 20 % des sociétés commerciales et 15 % des entreprises manufacturières italiennes seraient sous la coupe d’intérêts mafieux. En termes de chiffre d’affaires comparé, la deuxième entreprise d’Italie après le conglomérat public IRI, serait donc le crime organisé.

Le rapprochement de ces deux analyses autorise à penser que deux tiers de la richesse produite par l’économie souterraine italienne sont en fait issus de l’économie d’origine criminelle 1 . Hypothèse d’autant plus vraisemblable dans la mesure où l’étude du CENSIS précise que les deux régions les plus concernées par l’économie souterraine sont la Sicile et la Campanie. Ces deux études estimatives illustrent en tout cas le poids considérable pris, dans la vie économique et sociale de l’Italie, par les quatre grandes organisations criminelles italiennes : la Cosa Nostra sicilienne, la Camorra napolitaine, la ‘Ndrangheta calabraise et la criminalité organisée des Pouilles (Sacra Corona Unita ).

Contrairement aux pratiques de blanchiment du grand banditisme et de la criminalité de droit commun, les affaires menées par les mafias italiennes s’inscrivent sur le long terme. Elles participent à la pérennisation de l’entreprise mafieuse qui transcende les individualités des ses différents chefs. Les mafieux peuvent être interpellés, la structure criminelle mafieuse demeure et se régénère alors qu’un groupe de malfaiteurs classique se disperserait et disparaîtrait rapidement à la suite d’interpellations. Passant presque sans transition du vol de chevaux au trafic international d’héroïne, les organisations criminelles italiennes ont vu de surcroît leurs bénéfices exploser à partir de la fin des années 1950. Autrefois étroitement liés à la mainmise d’un clan sur un territoire, les revenus criminels mafieux proviennent désormais d’un spectre d’activités et d’opérations largement internationalisées. L’emprise mafieuse se retrouve aujourd’hui autant dans les grandes filières classiques de trafics illicites (stupéfiants, armes de guerres, cigarettes de contrebande, oeuvres d’art volés), que dans des affaires criminelles plus inattendues : circuits clandestins d’exportation de déchets industriels et hospitaliers, fraudes aux subventions agricoles européennes (huiles, viandes et agrumes), détournements de l’aide au développement régional, rackets d’entrepreneurs et prêts usuriers, arrangements d’appels d’offres pour les marchés publics et les grands travaux d’infrastructure.

Depuis la fin des années 1960, les capitaux accumulés par ces activités mafieuses sont blanchis avec les moyens les plus modernes mis à disposition par le système financier et monétaire international. La délimitation stricte entre activité licite et illicite est devenue en conséquence de plus en plus difficile à tracer. L’accumulation primaire tirée d’un revenu criminel telle que la pratiquait des chefs mafieux comme Salvatore (Toto) Riinà 2 laisse la place à des comportements beaucoup plus dynamiques où les liquidités sont rapidement bancarisés par le biais de prête-noms et de conseillers financiers complices. Deux exemples traduisent cette adaptation des pratiques de blanchiment à la sphère financière et boursière : dans les années 1970-1980, on prête aux mafias italiennes l’acquisition massive d’obligations et d’actions sur la place boursière milanaise, et dans les années 1980-1990, ces dernières auraent joué un rôle décisif dans les importants achats de bons du trésor, qui permettaient de financer le déficit public italien 3 .

Paradoxalement, certains journalistes interprètent cette dissimulation progressive du périmètre réel des organisations criminelles italiennes comme un aveu de faiblesse de la part de ces dernières, précurseur d’un déclin pourtant déjà, à tort, si souvent annoncé 4 . Si d’un point de vue médiatique et sécuritaire immédiat (taux d’homicide, nombre d’arrestations et de condamnations pénales), une organisation comme Cosa Nostra peut sembler affaiblie, une lecture attentive des événements pourrait montrer au contraire un délitement progressif de l’appareil répressif anti-mafia italien face à une organisation criminelle devenue de plus en plus insaisissable.

Depuis l’élection de Silvio Berlusconi à la Présidence du conseil italien, plusieurs signaux inquiétants témoignent du retour à une forme d’arrangement entre monde politique et dirigeants mafieux. La mise en application du décret-loi n°350, voulue par le ministre de l’économie Giulio Tremonti, est un premier indice de la permissivité retrouvée de l’Etat italien à l’endroit des intérêts mafieux. Contre le paiement d’une pénalité anonyme de 2,5 %, ce décret permet le rapatriement des capitaux italiens illégalement exportés à l’étranger. Plus de 50 milliards d’Euros détenus à l’étranger ont ainsi pu revenir en Italie sans que les pouvoirs publics italiens puissent être en mesure de discriminer entre ceux qui relevaient de simples opérations de défiscalisation et ceux qui provenaient directement d’activités criminelles 5 .

La stratégie dite « d’invisibilité » adoptée depuis l’arrestation de Salvatore (Toto) Riinà par Cosa Nostra est caractéristique de l’évolution de la criminalité organisée italienne. Sous la férule de son nouveau parrain des parrains, Bernardo Provenzano 6 , fugitif légendaire, recherché par les polices italiennes depuis 1963, Cosa Nostra a délaissé la confrontation directe et meurtière avec l’Etat italien pour privilégier une immersion de ses activités criminelles au cœur du tissu économique sicilien et italien.

Plus que les trafics de stupéfiants, d’armes ou de cigarettes de contrebande, ce sont désormais les marchés publics et les appels d’offres des collectivités locales qui concentrent l’attention de l’organisation mafieuse. Celle-ci y déploie sa science de la corruption, de la collusion, de la compromission et de l’intimidation à l’abri des regards judiciaires. L’abandon de la confrontation terroriste avec le gouvernement italien a transformé Cosa Nostra en organisation criminelle furtive. Les activités criminelles les plus visbles et risquées pénalement sont laissées à la petite délinquance locale ou sous-traitées auprès de groupes criminels étrangers (Nigérians, Asiatiques, Albanais).

Dès 1995, Luciano Violante, ancien magistrat devenu vice-président de la Chambre des députés, dressait le constat de cette mutation criminelle en estimant que la mafia moderne était désormais concentrée sur la conquête du plus grand pouvoir économique possible 7 . Délaissant en apparence les moyens de contrôler les leviers du pouvoir politique, syndical ou administratif, les organisations mafieuses italiennes s’intéressent désormais en priorité à l’infiltration des milieux économiques. L’affirmation de l’emprise mafieuse se déplace du contrôle physique d’un territoire criminel vers la maîtrise des réseaux commerciaux et des flux financiers.

A leurs rythmes, les autres organisations criminelles italiennes (‘Ndrangheta, Camorra et criminalité organisée des Pouilles), suivent un modèle d’évolution identique. En Calabre, plutôt que de s’enfermer dans une marge criminelle réprouvée par la population (rapts et enlèvements), la ‘Ndrangheta se rapproche des décideurs locaux et s’impose à eux comme l’intermédiaire indispensable pour la conduite des affaires économiques. En Campanie, l’absence de famille camorriste dominante n’empêche pas la constitution de cartels criminels axés sur le profit économique illicite à l’exemple du groupe camorriste de l’Alleanza di Secondigliano. Enfin, dans la région des Pouilles, les familles criminelles débutent leur progression vers des formes plus structurées et sophistiquées de blanchiment de leurs revenus criminels.

Depuis une trentaine d’années, les organisations criminelles italiennes parachèvent leur transformation en superpuissances économiques illicites, pratiquant une forme exacerbée de capitalisme, d’autant plus redoutable qu’il peut s’affranchir de toutes les règles admises des relations économiques et commerciales. En mesure de s’autofinancer grâce aux ressources financières très importantes que leurs fournissent leurs activités illicites, les mafias italiennes s’affirment comme des acteurs économiques atypiques, dotés d’atouts concurrentiels hors normes. Fortes de la marge d’autofinancement que leurs procurent les revenus criminels, elles sont capables, avec quelques complicités, d’obtenir des facilités bancaires et financières au point de parvenir parfois à prendre le contrôle d’établissements financiers. En outre, les activités mafieuses supportent un coût du travail moindre du fait des pratiques d’intimidation que peuvent mettre en œuvre les familles mafieuses à l’égard des salariés et des syndicats. Enfin, les mafias échappent aux règles concurrentielles de l’économie de marché (jeu de l’offre et de la demande, importance de la qualité des produits et des services fournis) par le biais de la dissuasion, au besoin physique, de la concurrence, de la corruption des autorités de contrôle et de la conquête de positions commerciales monopolistiques (marché du ciment, distribution de carburants, marché de la viande, production d’huile d’olive, etc ...).

Au travers d’exemples concrets, ce travail se propose d’étudier, pour chacune des quatre grande organisations criminelles italiennes, leur histoire et leur évolution, de cerner l’origine de leurs revenus criminels et d’esquisser enfin les stratégies de blanchiment qu’elles mettent en oeuvre.

  Sommaire | Page suivante


1 « Italie : l’économie souterraine approche le cap des 20 % du PIB », in Les Echos, 22 novembre 2001.
2 A la suite de l’arrestation de Salvatore Riinà, les autorités judiciaires italiennes procédèrent en 1996 à la saisie du trésor personnel du chef mafieux, dissimulé au domicile de M. Francesco Geraci, bijoutier et ami de Riinà, domicilié à Trapani. Toto Riinà avait caché chez ce dernier 32 lingots d’or, 46 bracelets en or, 24 montres de luxe serties de diamants et plus de 500 autres pièces en argent et en or. En septembre 2001, la mise aux enchères du trésor de Riinà était estimée entre 200 000 Euros et 600 000 Euros. (Dépêche AFP du 5 septembre 2001).
3 80 % des bons et certificats du Trésor italien servaient en 1989 à financer le déficit public de 700 milliards de dollars accumulé par l’Etat italien selon un rapport de 1989 présenté devant la commission anti-mafia.
4 Cf. par exemple l’article de Marcelle Padovani, correspondante en Italie de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, intitulé « Le crépuscule des parrains », paru au printemps 2002. Dans les années 1980, le sociologue calabrais Pino Arlacchi annonçait également la disparition progressive de la mafia. Dans les années 1950, l’historien britannique Eric Hosbawn considérait que la fin de la société rurale traditionnelle sicilienne aboutirait à la disparition rapide de la mafia.
5 « Argent sale : l’incroyable cadeau de Berlusconi », Marcelle Padovani, Le Nouvel Observateur, 11-17 juillet 2002.
6 Né à Corleone (Sicile) le 31 janvier 1933, Bernardo Provenzano, surnommé « U Binnu » (Bernardo) , « Belva » (le fauve) ou « U Tratturi » (le tracteur), fut en compagnie de Salvatore Riinà, l’un des lieutenants de Luciano Leggio, dit Luciano Liggio, chef de file du clan des Corleonesi de Cosa Nostra. Incarcéré en 1974 suite à l’assassinat du parrain Michele Navarra, Luciano Liggio est décédé en prison en novembre 1996. En 1993, à la suite de l’arrestation de Salvatore Riina, Bernardo Provenzano a pris sa succession au poste de Capo di Capi (chef des chefs) de Cosa Nostra. Il serait depuis toujours à la tête de l’organisation criminelle sicilienne en dépit d’une santé fragile. Certains journalistes lui prête d’avoir passé un accord secret avec les Carabiniers pour garantir son impunité en l’échange d’un abandon de la politique militaro-terroriste suivie par Cosa Nostra au début des années 1990.
7 « Non è la Piovra : Dodici tesi sulle mafie italiane », Rome, 1995.