II.2. EVOLUTION ET DEVELOPPEMENT DE LA CAMORRA

II.2.1. UNE ORGANISATION CRIMINELLE AUX ORIGINES URBAINES

La Camorra présente la spécificité d’être avant tout une organisation criminelle d’origine urbaine. Parfois qualifiée, par comparaison avec Cosa Nostra, de « criminalité désorganisée » du fait de son mode d’organisation très déconcentrée, la Camorra est l’héritière indirecte d’une forme de confrérie criminelle qui existait dans le quartier misérable de la Viccaria de Naples : la Bella Società Riformata126 . Au début du XIXe siècle, cette organisation avait codifié les règles criminelles informelles imposées aux habitants des quartiers pauvres napolitains.

Dès 1819, les archives de la police italienne ont connaissance du déroulement d’un procès officieux devant le tribunal Grande Mamma  de la Camorra. Un tribunal camorriste était en effet chargé de veiller aux respects de la hiérarchie au travers de deux instances : la Mamma, limitée au quartier, et la Gran Mamma compétente pour les litiges entre quartiers. Cette dernière institution est présidée par le Capintesta , au-dessus duquel existe encore un ultime niveau de médiation appelé Mammasantissima.

Par la suite, la Camorra servira de force supplétive utilisée par les Bourbons contre les Libéraux, puis, par les Libéraux contre les Bourbons. Cette proximité ancienne avec la classe politique napolitaine reste une des grandes forces de cette organisation criminelle qui pratique l’entrisme et l’infiltration de ses membres jusqu’au sein même des forces de police.

La Camorra doit son développement à la pratique de l’usure, de la prostitution, des jeux clandestins et surtout à la « protection » contre rémunération qu’elle impose à la population (commerçants, bistrotiers, marchands ambulants) des ruelles du vieux Naples.

II.2.2. LE TOURNANT DE 1974 : L’ALLIANCE AVEC COSA NOSTRA POUR LE TRAFIC DE STUPéFIANTS

Au début des années 1970, la Camorra faisait surtout parler d’elle pour ses pratiques de séquestrations et d’enlèvements à travers toute la Campanie. Aux yeux de beaucoup, la Camorra passe encore pour une organisation criminelle indisciplinée de second rang En 1974, les Corleonesi de Cosa Nostra choisissèrent pourtant de s’adresser à Michele Zazza et Lorenzo Nuvoletta pour associer la Camorra au développement du trafic de stupéfiants. Dans la propriété de Nuvoletta à Poggio Vallesana, eut une rencontre décisive pour sceller cette alliance entr ePippo Calo, Salvatore Riinà, Bernardo Brusca, les frères Pippo et Antonino Calderone, Tommaso Spadaro et Nunzio La Mattina.

Cette alliance s’explique par les liens déjà anciens noués dans les années 1950 par Lucky Luciano avec des membres de la Camorra pour le transfert des activités de trafic de cigarettes de Tanger vers Naples. Au contact des familles palermitaines de Cosa Nostra, les clans camorristes passent toutefois de la contrebande de cigarettes au trafic d’héroïne. Les profits criminels explosent et l’organisation napolitaine monte en puissance, jouant de ses relations anciennes avec le milieu marseillais.

II.2.3. LA CAMORRA ACTUELLE

Victime d’une répression sévère pendant l’entre-deux guerres, la Camorra retrouva une nouvelle vigueur avec la reconstruction de Naples aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Jusqu’aux années 1970, la Camorra s’impliqua principalement dans l’industrie de la contrefaçon et les filières de contrebande à partir du port napolitain.

Forte de plus d’une centaine de clans comprenant environ 7 000 affiliés, la Camorra est une organisation criminelle aux contours particulièrement souples. Contrairement à Cosa Nostra ou à la ‘Ndrangheta, elle n’applique pas de règles de recrutement fondés sur des liens de consanguinité. Elle n’a pas non plus de rituel d’intronisation bien arrêté. Elle constitue plus un milieu criminel particulièrement dense, fait d’alliances et de conflits entre des clans, où les coalitions se font et se défont 127 . Deux pôles majeurs ont néanmoins émergé en son sein : la Nuova Camorra Organizzata de Raffaele Cutolo et la Nuova Famiglia de Pietro Aglieri.

Jusqu’au début des années 70, c’est la Nuova Camorra Organizzata (NCO) 128 de Raffaele Cutolo 129 qui domine la scène criminelle napolitaine. Inquiet de l’influence grandissante de Cosa Nostra dans les affaires de la Camorra , Cutolo craignait de voir la Camorra se transformer en simple organisation supplétive des siciliens. Il entreprit en conséquence de structrurer son organisation. Se baptisant lui-même, le Vangelo, il s’attribua la direction stratégique de la NCO et construit de toute pièce une hiérarchie entre ses subordonnés : les Santisti , les Sgarristi et les Capizona. A la tête d’un quartier, ces derniers commandent aux nombreux Picciotti, les soldats de l’organisation. Cutolo essaya également de mettre en place une cérémonie d’intronisation (fedelizzazzione) afin de renforcer la cohésion interne de son organisation

Au cours des années 1980, la NCO fut supplantée130 par l’alliance entre les Bardellino, les Nuvoletta et le clan Alfieri qui tentèrent de prendre l’ascendant sur la Camorra en formant la Nuova Famiglia. Enfin en 1992, Alfieri tenta, seul, de structurer la Camorra sur le modèle centralisé et hiérarchique de Cosa Nostra. Rebaptisé Nuova Mafia Campana, cette expérience resta un échec. En dépit de son arrestation, Alfieri reste toujours la figure dominante de la Camorra qu’il continue de diriger avec l’aide de son lieutenant, Mario Fabroccino.

A la fin des années 1990, la Camorra comprenait environ 111 familles, fortes de 6 700 affiliés. Près de 200 000 napolitains étaient en contact direct et quotidien avec la Camorra. La seule ville de Naples était partagée entre une vingtaine de clans. La Camorra s’est implantée aux Pays-Bas, en Allemagne où opère le groupe Licciardi-Contini-Mallardo, en Roumanie, où fut signalé notamment la présence d’Alfieri, en France avec le groupe autour de Michele Zaza 131 , en Espagne, au Portugal (les Casalesi) et en République Dominicaine (clan Bardellino). Partagée grossièrement entre les clans des quartiers populaires de Naples et ceux de la périphérie et des zones rurales de Campanie, la Camorra reste une organisation criminelle instable, constituée de clans rivaux en perpétuelle concurrence : en 2000, 136 personnes ont été abattues au cours de règlements de compte mafieux dans la région de Naples.

Au mois d’avril 2000, une importante opération de la Squadra Mobile de Naples a permit l’arrestation de Francesco Mallardo 132 et le démantèlement complet de l’organisation camorriste Alleanza di Secondigliano. 133 Cette enquête permit aux magistrats et policiers italiens de faire un point sur l’état de structuration d’un clan important de la Camorra. Associé à Licciardi, Contini et Bosti, Francesco Mallardo faisait partie d’une sorte de cartel de clans camorristes, l’ Alleanza di Secondigliano. Cette organisation, plus proche dans son mode de fonctionnement « égalitaire » d’un gigantesque ‘ndrine calabrais que d’une cosca sicilienne, voulait imposer sa loi sur un territoire très important, allant de l’ensemble de l’agglomération napolitaine à la province de Caserte.

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126 La Bella Societa Riformata s’organisait en deux collèges : la Societa Maggiore qui regroupait les camorristi et la Societa Minore qui comprenait les membres honorables (giovanotti honorare ), les soldats (picciotti) et les piciotti di sgarro . Au sein de chaque quartier de Naples, une Societa, divisée en Paranze (petits groupes spécialisés) était dirigée par un chef de société (caposocietà ), assisté d’un capintrito et d’un contaiuolo, chargé du secrétariat et de la comptabilité des extorsions de fonds auprès des commercants du quartier.
127 Entre 1989 et 1990, 427 personnes ont été assassinées dans le cadre de règlements de compte imputés à la Camorra.
128 Selon la commission d’enquête parlementaire italienne sur la Camorra en 1993, la NCO aurait disparu vers 1983 du fait de renversements d’alliances internes à la Camorra.
129 Rafaele Cutolo contrôlait dans les années 1970 l’essentiel des activités de prostitution, de racket, de jeux clandestins, de trafics de drogue et de contrebande de cigarettes dans la région de Naples. Il fut contacté par l'avocat Francesco Cangemi qui tentait d’obtenir la libération d'Aldo Moro, détenu par les Brigades rouges.
130 Rafaele Cutolo et quelques 600 camorristes de la NCO furent interpellés au cours d’une gigantesque opération de police au printemps 1983.
131 Michele Zaza, dit O Pazzo (le Fou) est originaire de Naples. Il avait investi des fonds importants en France dans des maisons de jeux à Nice et à Menton. Propriétaire de maisons à Naples et à Beverly Hills, il a été arrêté par la Police judiciaire française à la fin des années 80 après une première évasion.
132 Francesco Mallardo a été inculpé pour homicide en 1981. Incarcéré, il s’évade en novembre 1983 de la prison de Benevento. Il est interpellé à nouveau en 1985 et condamné pour trafic de stupéfiants. Relâché faute de preuves, il est à nouveau inculpé pour trafic de drogues et gestion de loteries clandestines en 1988. En 1992, il est condamné par contumace dans le cadre d’une instruction pour délit d’association mafieuse à l’encontre de Licciardi.
133 « Camorra 2000 : Affari di Famiglia » par Fabrizio Feo, in Narcomafie, mai 2000.