SECTION 1 : L'avènement des technologies nouvelles

Outre les méthodes traditionnelles de blanchiment des capitaux sales, l'avènement de nouvelles techniques sophistiquées présente aujourd'hui un nouveau défi. Selon le dernier rapport du GAFI (Février 2000), les secteurs financiers testent actuellement de nouveaux produits, connus sous l'appellation de (cyber-paiements). Jusqu'à présent, aucune terminologie officielle n'a été adoptée au niveau international pour les systèmes de monnaie électronique. Dans le cas des systèmes utilisant des cartes prépayées, des cartes à mémoire ou Internet, on utilise une panoplie d'appellations, notamment : (monnaie électronique), (monnaie numérique), (cyber-paiement) ou encore (cyber-monnaie).

1- les cyberpaiements

L'élément moteur des cyber-paiements est l'utilisation des (cartes à puces), cartes à crédit, à piste magnétique ou optique ou contenant un microprocesseur sur lesquelles est chargé un certain montant. La valeur des transactions est alors déduite du montant du crédit par un distributeur automatique ou un terminal spécifique. Lorsque la carte est vide, elle peut être soit rechargée ou jetée (cartes téléphoniques). Le terme cyber-paiement recouvre également les systèmes développés sur Internet (systèmes bancaires électroniques) grâce auxquels les actifs disponibles sont détenus dans un ordinateur personnel. Leur transfert se fait bien évidemment sur le Net. Internet élimine le besoin de présence physique et permet à quiconque de réaliser une opération avec n'importe qui dans le monde. Certains systèmes exigent la tenue d'un compte auprès d'une institution financière, par laquelle le règlement est effectué. D'autres systèmes prévoient l'utilisation d'une valeur numérique ou de jetons numériques : la valeur est achetée à un émetteur puis stockée dans l'ordinateur, sans être conservée dans un compte.60

« La monnaie électronique peut permettre aux criminels de brouiller aisément la provenance de leurs revenus illicites sans que l'opération ne puisse être détectée. Les nouvelles technologies, comme le portefeuille électronique, facilitent les transferts anonymes, d'autant que certains pays ont mis sur les marchés des cartes dont la capacité de paiement va jusqu'à 92 000 dollars, soit plus de 500 000 francs. »61

Le rapport du GAFI de 1997 retient trois grandes modalités des technologies de la cyber monnaie : les cartes prépayées, les systèmes fondés sur les réseaux et les systèmes hybrides.

a) Les cartes prépayées :

Les cartes à piste magnétique ou optique sont dépassées vu leur sécurité limitée. Les plus utilisé actuellement sont les cartes à microprocesseur dont la contrefaçon ou la falsification sont difficiles. Ces cartes sont un substitut du numéraire. Le transfert de la valeur intervient au moment et sur le lieu de l'opération, ne nécessitant aucune autorisation immédiate. Selon le GAFI, il existerait plusieurs systèmes de monnaie électronique s'appuyant sur un ensemble de dispositifs de façon à construire un réseau décentralisé de paiement. Certains systèmes comportent un relevé de chaque opération, mais d'autres offrent la possibilité pour l'usager d'autoriser le transfert de valeur d'une carte à une autre hors ligne, sans autorisation.

b) Les systèmes fondés sur les réseaux :

Ce sont les systèmes qui utilisent Internet comme réseau de télécommunication. Le réseau permet aux cyber-mafias de faire main basse sur de nouvelles activités lucratives comme le détournement de fonds électroniques, mais, surtout avec Internet, le blanchiment devient un jeu d'enfant. Plus la peine de jongler avec des mallettes de billets, il suffit de transférer l'argent d'un PC (grâce aux jetons numériques stockés dans sa mémoire) vers un autre ordinateur pour échapper ainsi au contrôle mis en place par le système bancaire. Hormis l'anonymat qu'offre Internet, l'instantanéité des transactions et la possibilité d'en faire un monde virtuel en font une arme très prisée par les lessiveurs d'argent sale.

En effet, des banques virtuelles, souvent installées dans des paradis extraterritoriaux, intéresseront plus spécialement les amateurs de blanchiment d'argent. On peut y transférer ses fonds, sous forme numérique dans des établissements offrant en ligne une gamme complète de services, dont les comptes numérotés.

Les plus prudents se souviennent encore des mésaventures de la European Union Bank à Antigua. Avec un site hébergé à Antigua, paradis fiscal des Caraïbes, cet établissement s'était proclamé la première banque offshore sur le Net en 1994. Les clients de l'European Union Bank pouvaient effectuer à tout moment n'importe quelle opération bancaire via Internet et jouissaient d'une confidentialité absolue. Mais en 1997, le site a été fermé et ses deux fondateurs russes ont disparu avec la caisse. Selon les services américains spécialisés dans le blanchiment, cette banque virtuelle était un sous-marin de la mafia russe.

Depuis, d'autres banques on line et du même calibre ont fleuri. Internet est en passe de devenir une lessiveuse électronique. On compte plus de 200 sites de casinos virtuels dont certains autorisent des mises de 150 000 dollars62. S'y ajoutent les jeux illégaux on line comme ceux organisés par la société Sports International, établie à Antigua, qui accepte des paris sur des événements sportifs aux États-Unis et au Canada.

c) Les systèmes hybrides :

Selon le même rapport du GAFI, ces systèmes de monnaie électronique mettent en _uvre des technologies complexes pour répondre à des besoins de base de consommateurs. Les interdépendances des éléments constitutifs de ces systèmes rendent leur distinction difficile. Nous assistons aujourd'hui à la mise au point de systèmes qui rendent les cartes prépayées interchangeables quel que soit l'émetteur. Avec d'autres systèmes, il serait possible d'utiliser les cartes en combinaison avec les systèmes fondés sur un réseau.

Les systèmes de monnaie électronique se réalisent selon quatre modèles :

Le modèle de l'émetteur commerçant :
Le vendeur des biens et services et l'émetteur de la carte sont confondus. Exemple:
la carte "Creative Star" destinée aux utilisateurs du réseau de transport de Hong Kong.

Le modèle de l'émetteur bancaire pour systèmes ouverts ou fermés :
Le commerçant et l'émetteur sont deux entités différentes. Le règlement bancaire se fait par les mécanismes bancaires traditionnels. Exemple : la carte Proton de Banksys en Belgique et la carte Danmont au Danemark.

Le modèle de l'émetteur non bancaire :
L'utilisateur achète de l'argent électronique à un émetteur contre du numéraire traditionnel et dépense l'argent électronique dans les commerces participants. L'émetteur rachète ensuite l'argent électronique aux commerçants.

Le modèle sans intermédiaire :
La monnaie électronique émise par une banque ou un établissement non bancaire serait transférable entre les utilisateurs. Le seul point de contact entre le système traditionnel de paiement et la monnaie électronique serait l'achat initial de monnaie électronique à l'émetteur et le rachat de cette monnaie aux particuliers et aux commerçants. Il existe un modèle conforme à cette description appelé Mondex. (Mondex permet d'envoyer et de recevoir des actifs instantanément par ordinateur, ce qui en fait un véhicule idéal pour régler l'achat de biens sur Internet. Comme pour de l'argent liquide, les transactions réalisées avec Mondex ne nécessitent pas d'autorisation, ni de signature, et les actifs peuvent être transférés d'un individu à l'autre) .

2) Les nouvelles techniques du marché financier :

Du fait de leur sophistication, les marchés financiers des produits dérivés tendent à devenir un véhicule privilégié. (Tout produit qui implique une décision commerciale rapide, une grande vitesse de transfert, une obscurité de contrôle ou des possibilités d'audit compliquées est à risque) .

a) Les options

Les options présentent deux grands avantages aux blanchisseurs : la complexité des procédures et l'effet de levier procuré par les opérations.
Le concept d'option est complexe et les méthodes d'évaluation de ces produits le sont d'autant. Les systèmes de contrôle internes des établissements financiers contribuent à l'intensification de cette complexité et à la dématérialisation des instruments. En effet, les documents internes ont une lisibilité limitée et un opérateur de marché (trader) peut facilement réaliser des opérations frauduleuses à l'insu de sa hiérarchie.

Par ailleurs, l'option a le pouvoir de procurer des fonds importants à partir d'un investissement faible (effet de levier). Cet effet démultiplie l'impact de la technique de structuration (Schtroumfage). Ainsi, un montage à base d'options, pour un montant raisonnable, ne sera l'objet que de contrôles légers, tout en étant susceptible de procurer des gains élevés à échéance, et des commissions importantes ( jusqu'à 40% de la valeur de l'option).63

Les options échangées sur les marchés de gré à gré présentent un attrait supplémentaire pour les blanchisseurs puisqu'elles sont liquides et permettent de bénéficier d'une réglementation moindre. Il est plus aisé de camoufler les commissions dans les prix des options qui résultent de modèles mathématiques non triviaux et peuvent différer d'une banque à l'autre.

Il est à noter que la libéralisation financière rend caduque la typologie académique et classique du processus de blanchiment. Ce processus est jugé (archaïque) dans la mesure où il suppose (naïvement) que les fonds lavés soient réinvestis automatiquement dans des activités traditionnelles. Au-delà de certaines sommes, c'est le contraire qui s'opère : quand les volumes financiers sont trop importants, ils ne peuvent redescendre aussi simplement dans l'économie. (Ils ne peuvent même que demeurer dans la sphère financière). On change ainsi de perspective. Le blanchiment ne sert plus, au-delà de certains seuils, à réintégrer l'argent, mais à l'éclipser. Un placement spéculatif, par exemple, peut être aussi bien une opération d'empilage que d'intégration, selon le moment où il est effectué et la manière dont il s'inscrit parmi d'autres opérations financières ou non. On peut même blanchir de l'argent sans lui faire subir aucun prélavage et sans intégration grâce aux contrats SWAP par exemple.

b) Les instruments de gré à gré : le SWAP

Le Swap est un produit financier dérivé très répandu, qui peut servir à des opération de couverture ou de spéculation64. Ce produit peut être utilisé à des fins de blanchiment. En effet, il serait plus intéressant pour les trafiquants de prendre le contrôle d'entreprises saines, avec des fonds préalablement recyclés et de poursuivre leur objet social. Le blanchiment pourrait alors s'exercer via leur capacité d'endettement. Si cette entreprise souhaite financer un investissement, elle peut s'adresser à son banquier. Compte tenu de sa bonne situation financière, la banque accorde le prêt nécessaire.

Dans le cadre de la gestion patrimoniale de sa dette, elle réalise un swap avec une société soeur à l'étranger contrôlée par des trafiquants. Les deux entreprises échangent les flux financiers comme convenu dans le contrat, selon le type de swap utilisé. Le blanchiment provient du transfert de ces flux : l'entreprise transfère à l'étranger de l'argent propre et reçoit de l'argent sale.

Si l'on imagine, en outre, que ces opérations peuvent être répétées de multiples fois, avec des nombreuses sociétés s_urs et noyées au milieu de transactions parfaitement légales, on entrevoit les possibilités offertes par ce type de mécanisme. L'enregistrement hors-bilan des swaps dans les états financiers de la société saine induit une complexité supplémentaire pour les organes chargés du contrôle.

c) Le blanchiment parallèle sur plusieurs marchés financiers :

Jean de Maillard, dans le cours de son analyse, révèle les limites rencontrées par l'approche classique de la question du blanchiment. En effet, il semble selon l'auteur que de nos jours, et au-delà de certaines limites de fonds à recycler, la question de leur intégration ne se pose plus du tout de la même manière.

L'argent qui est entré dans les circuits financiers n'en sort plus, tant les sommes en jeu sont importantes. Les délinquants vivent des intérêts et des profits réalisés grâce aux investissements de ces sommes blanchies. Il en résulte un paradoxe : il devient plus facile de blanchir des sommes énormes que des petites sommes. Et Jean de Maillard pour confirmer ses dires, propose une simulation : Réalisée les 8 et 10 janvier 1996, elle montre comment blanchir une somme de 250 MF avec un risque minime. Dans la mesure où l'opération est assez complexe et nécessite des compétences en économie et en finance que nous n'avons pas, nous nous permettons de citer le passage dans son intégralité.

« Les opérations ont été calculées pour couvrir les achats effectués sur le Monep et le marché à règlement mensuel par une vente sur le Matif. Au jour du débouclement, il suffit de faire les opérations inverses. Cette triple opération est indétectable par les autorités de contrôle car toutes les interventions sont déconnectées les unes des autres. Les montants restent faibles par rapport aux échanges du jour. On peut renouveler ce type d'opérations sur n'importe quels marchés similaires dans d'autres pays, sur des montants même plus élevés et à n'importe quel moment :

L'argent à blanchir est placé sur un compte off shore dans les îles Vierges. Les ordres ne sont pas donnés directement sur les marchés, mais passent par des banques de pays tiers pour empêcher de remonter vers le donneur d'ordres initial. De plus, aucune relation ne pourra être établie entre les opérations sur les trois marchés, puisque rien ne montre qu'elles ont la même origine. Cette simulation, réalisée en fonction des cours réels aux dates indiquées, est indétectable car elle concerne des mouvements faibles au regard des opérations effectuées à ces dates. Ainsi :

Sur le Monep, les 500 lots échangés représentaient 5,1% du volume quotidien moyen de transactions sur le marché.
Sur le marché à règlement mensuel, les montants échangés (192 744 000 F) représentaient moins de 6,1% des montants quotidiens sur les valeurs composant l'indice CAC 40.

Sur le Matif, la quantité de contrats utilisés en couverture (530) représentait seulement 2,1% du volume quotidien moyen. Cette simulation est purement théorique : elle est présentée à seule fin de montrer la facilité avec laquelle on peut blanchir des sommes illimitées car les opérations peuvent être renouvelées tous les jours, sur tous les marchés et sur tous les produits financiers en restant toujours en dessous des seuils de détection »65
Cette simulation prouve bien les limites de l'approche habituelle de la question du blanchiment. Mais elle démontre aussi la complexité de ce phénomène qui implique forcément des complicités à grande échelle et un niveau de compétences financières très élevé. Ces deux conditions se réalisent aussi lorsqu'il est question de procéder à ce que Jean de Maillard appelle le « blanchiment à l'envers ».

d) Le blanchiment à l'envers :

Le cas de la Russie à ce sujet est exemplaire, et au demeurant tout à fait représentatif des situations qui adviennent dans les pays où l'état de droit est contesté, voire gangrené par les mafias...Nous citons encore à ce sujet Jean de Maillard, qui propose un exemple caractéristique d'utilisation par les délinquants des circuits légaux à des fins manifestes de blanchiment, et ce, sans que les institutions officielles s'en émeuvent.

 Dans son rapport du 28 juin 1996, le GAFI écrivait : « ...au cours des dix-huit derniers mois, environ 100 millions de dollars des Etats-Unis en espèces ont été rapatriés des Etats-Unis vers la Russie chaque jour, essentiellement par deux banques américaines, en réponse à des commandes de banque russe. Compte tenu des montants élevés d'espèces commandées, il est concevable qu'une partie au moins des fonds sera utilisée pour fournir les besoins du crime organisé russe.... » Quel autre besoin en effet les banques russes pourraient-elles avoir de billets neufs de 100 dollars enfermés dans leurs coffres ? :

La mafia russe détourne du pétrole sibérien et le vend sur le marché libre de Rotterdam pour 40 millions $.
L'argent est déposé sur un compte dans une banque londonienne.
La mafia russe à travers les banques qu'elle contrôle, passe commande de billets neufs à une banque privée de New York.
Londres vire les 40 millions $ à la banque privée new - yorkaise.
La banque de New York achète au Federal Reserve Board pour 40 millions $ de billets neufs.
La FED livre les billets neufs qui sont acheminés vers des banques sous contrôle mafieux à Moscou. Ces billets peuvent servir ultérieurement pour des opérations illégales en liquide. »66

Accessoirement, Jean de Maillard explique que la F.E.D. tire une partie substantielle de ses bénéfices de la livraisons de billets, soit quinze milliards de dollars par an en vendant ses billets à l'étranger. Ou comme on dit l'argent n'a pas d'odeur...

e) Le blanchiment à domicile :

Il y a encore beaucoup d'autres moyens de blanchir de l'argent sans risques ni difficultés. Les dernières affaires du monde politico-financiers en ont révélé et Jean de Maillard rappelle ce service très simple que des banques complaisantes savent offrir (contre forte rémunération bien entendue) à leurs clients fortunés :

« Comment blanchir de l'argent liquide sans sortir de son bureau ? Il suffit de connaître une banque complaisante qui accepte de servir d'intermédiaire sans jamais apparaître elle-même. Elle envoie l'un de ses propres clients, dont le métier est de blanchir l'argent liquide en quête d'honorabilité, chercher une valise de billet chez un autre de ses clients, le blanchisseur. Dès que l'échange physique est effectué, un virement immédiat est opéré du compte du convoyeur à celui du blanchisseur, dans les livres de la banque. Avec une carte bancaire internationale, ce dernier pourra ensuite utiliser l'argent déposé sur le compte de la société-coquille, qu'il a préalablement constituée :

Le blanchisseur crée une société « coquille » au Liechtenstein, au nom de laquelle il ouvre un compte en banque à Vaduz.

Le blanchisseur téléphone de Paris à la banque de Vaduz pour blanchir 1 million de dollars en liquide. La banque lui dépêche un « convoyeur », également client de la banque.

A Paris, le convoyeur se fait remettre le million de dollars en billets par le blanchisseur. Dès qu'il reçoit l'argent il téléphone à Vaduz pour ordonner le virement de 900 000 dollars de son propre compte sur le compte de la société du blanchisseur. Le convoyeur utilise l'argent liquide à sa guise. Comme le transfert d'argent de compte à compte a été effectué par téléphone, le risque retombe sur le convoyeur. Même si l'argent est saisi par la police, le blanchisseur garde la somme virée sur le compte de sa société. »67

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60Rapport du GAFI, Février 1997, p. 21.

61"L'argent sale est devenu un défi économique", Le Figaro économique, jeudi 9 septembre 1999.

62Le Monde, 22 juin 1998, p. 33.

63MTF-L'AGEFI, op-cit, p. 17

64Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi", op-cit, p. 40.

65Jean de Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, "Un monde sans loi", op-cit, p. 111.

66Jean De Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, " Un monde sans loi ", op-cit, p 109

67Jean De Maillard & Pierre-Xavier Grézaud, " Un monde sans loi ", op-cit, p 123