Les Tigres, les droits de l'homme et la presse
 
 

Le 17 octobre 1994, le "New York Times" établit l'analogie entre les Tigres et les Khmers Rouges à partir d’observations faites dans la zone libérée de Jaffna : le régime des Tigres est "brutal" et inspire "la peur la plus grande à la population"; il pratique la "guerre ethnique", les "arrestations arbitraires et les tortures"; "disparitions et assassinats" y sont monnaie courante. Enfin, il mobilise pour sa guerre de libération une "armée d'enfants de 11 à 12 ans". En juin 1994, même le mensuel "Echo of Islam", publié à Téhéran, d'ordinaire fort bienveillant envers tout ce qui ressemble à un mouvement de libération, exécute les Tigres en une phrase : "organisation fasciste et raciste". Il faut dire que le dossier des Tigres est très lourd , s’agissant d’un Etat, Sri-Lanka, qui est tout au long de la décennie 80 le second au monde (après le Salvador) pour le nombre de victimes de la violence politique en proportion de la population.

Nettoyage ethnique : Il y a à Sri-Lanka 1,2 millions de musulmans, Tamouls ou Cinghalais convertis, un peu dans la situation des Musulmans de Bosnie-Herzégovine. Un tiers d'entre eux vit au nord-est de l'île, considéré par les Tigres comme l'Eelam Tamil. Par tradition et par peur des séparatistes tamouls, les musulmans srilankais sont plutôt proches du gouvernement de Colombo. D'où le nettoyage ethnique pratiqué par les Tigres depuis plus d'une décennie - sans ambages cette fois, le secrétaire général des TLET, Yogaratnam Yogi ayant à plusieurs reprises déclaré que les musulmans étaient des "traîtres" et justifié les massacres.
Août 1990, village de Kattankudy; une semaine plus tard, village d'Eravum; au total, 313 femmes, enfants et hommes musulmans massacrés dans deux mosquées, à l'heure de la prière. Octobre 1990 : 190 musulmans, pour moitié femmes et enfants, massacrés dans la province de Batticaloa (est de l'île). Des centaines de blessés, 120 veuves. Avril 1992 : 56 musulmans massacrés à Alingipothana. Au total, pour la décennie 1984-94, 103 villages musulmans attaqués, pillés et brûlés par les Tigres au prix de près de 2800 morts. Fin mai 1995, de 150 à 200 Tigres massacrent 44 cinghalais et musulmans dans un village de pêcheurs du nord-est de Sri-Lanka.

En juin 1995, encore, les Tigres exigent le départ de 60 000 musulmans de la ville de Kattankudy, un port de la province orientale de Batticaloa, dans laquelle ces derniers sont majoritaires. En août 1990, les TLET ont déjà massacré 140 musulmans désarmés dans cette même ville. Fin juillet, les TLET menacent de massacre les musulmans qui n’évacueraient pas la ville de Puttalam (27 000 habitants, province orientale).
Elimination de la concurrence : entre 1986 et 87, tous les groupes séparatistes et révolutionnaires tamouls autres que les Tigres :

ont été anéantis et leurs militants intégrés de force au sein des TLET après "rectification". En 1986, toute la direction politique du TELO est assassinée; en 1990 encore, un commando des TLET massacre les 13 dirigeants d'un groupe rival réfugié au Tamil Nadu.
Pratiques stalino-maoïstes : en vrac, mobilisation pour la guérilla des enfants à partir de 13 ans jusqu'à la fin de 1994; depuis lors, à partir de 11 ans. Exécutions publiques à Jaffna, les cadavres criblés de balles des "traîtres" restant ensuite attachés aux réverbères. Présence dans la zone libérée de camps de concentration, comme celui de Mattuvil, réservé à ± 500 militantes - mais aussi filles et épouses de “déviationnistes". Là, comme chez les Khmers rouges, des gardiennes souvent âgées de moins de 14 ans, issues des "Oiseaux de la libération" (l'organisation féminine des TLET), maltraitent, torturent et parfois tuent les détenues - on encore les prostituent à des Tigres en goguette. Précisons que tout ceci provient de témoignages recueillis et recoupés par des associations humanitaires impartiales, originaires de l'île. Exemple : en juillet 1995, l’Association des Professeurs d’Université pour les droits de l’homme, une ONG tamoule fort respectée, accuse les Tigres de recruter des enfants comme soldats et de s’en servir comme “chair à canon”.

Tout cela, l'envoyé spécial du "Monde" l'ignore. Le 24 avril 1994, Jean-Pierre Clerc signe un long reportage intitulé "Dans l'antre des Tigres à Sri-Lanka". On y lit que les Tigres sont des "guerriers de farouche réputation", "déterminés" et "motivés". Leur chef, Vilupillai Prabhakaran, qui a été "longtemps marxiste"   est "un guerrier hors-pair", et l' "idole de ses troupes". J-P Clerc note aussi sans déplaisir que "ni alcool ni relations sexuelles ne sont tolérées" au sein de la troupe. Et que les Tigresses, "comme leurs compagnons Tigres, n'hésitent pas à mâcher la capsule de cyanure qu'elles portent au cou lorsque, blessées, elles pourraient être faites prisonnières".   Ayant admis du bout des lèvres, que les TLET sont un "parti totalitaire", J-P Clerc finit par rencontrer dans une rue de Jaffna deux indigènes qui ronchonnent un peu. Mais le narcotrafic ? Les massacres ethniques ? Les camps de concentration ? Pas un mot.

Une bouffée isolée et récurrente de Maolâtrie ? Non : le 25 octobre suivant, lendemain de l'assassinat de G. Dissanayake, l'éditorial non signé du "Monde" - la fameuse colonne de gauche aujourd’hui supprimée - intitulé "La paix meurtrie du Sri-Lanka" témoigne encore d'une étonnante "tigrophilie" :
“Comme d'habitude les représentants des forces de l'ordre srilankaises ont accusé les militants séparatistes du LTTE, les fameux "Tigres" Tamouls, d'avoir frappé, une fois de plus, au cœur de Colombo. En apparence, tout accuse en effet ces extrémistes ... l'auteur de l'attentat de dimanche est apparemment un "kamikaze"... les Tigres n'ont jamais revendiqué la responsabilité de ces assassinats, pas plus qu'ils n'ont reconnu le meurtre de l'ancien premier ministre indien Rajiv Gandhi... Reste que les accusations réitérées contre les Tigres cachent mal une réalité plus complexe... L'attentat de Colombo, quel qu'en soit l'auteur, vient de rappeler que bien des extrémistes ont intérêt à ce que l'ex-Ceylan continue de s'entre-déchirer". [italiques par nos soins, NDLR] .

Le 2 mai 1995, Chandrika Kumaratunga, révolutionnaire puis dirigeante socialiste, élue présidente du Sri-Lanka pour faire la paix avec les Tigres, n'hésite pas, elle, à déclarer à l'hebdomadaire "India Today" que Vilupillai Prabhakaran est un "mégalomane impitoyable qui fait assassiner quiconque s’oppose à lui et a ordonné de sang froid le meurtre de Rajiv Gandhi".

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